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III

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PEU d’écrivains ont réalisé les avantages dont Weyerman se trouvait doué pour devenir l’historien de l’école néerlandaise. Il prit la plume en 1720, à l’âge de cinquante ans, à une époque où brillaient les derniers rejetons d’une école illustre, dignes, pour la plupart, de leurs devanciers.

Rubens, Van Dyck, Teniers, Rembrandt, les Ostade, venaient de disparaître de la scène. Mais notre auteur avait conversé familièrement avec le peintre Tomberg et le sculpteur Willemenze, qui avaient parfaitement connu Rubens et Van Dyck; avec Ferdinand Van Kessel, fils de Jean, contemporain et ami de l’émule de Rubens; avec l’amateur éclairé Wieland, qui avait connu dans l’intimité Frans Hals, mort en 1646. Campo Weyerman allait voir à l’hospice des vieillards, à Amsterdam, en 1686, le peintre Roeland Rogman, le commensal de Rembrandt et de Gerbrandt Van den Eeckhout, il connaissait le chevalier Karl de Moor, l’ami de Jean Steen, dont François Miéris était le compagnon inséparable. Or, Weyerman fréquente Guillaume Miéris, fils de François, puis Arent de Gelder et Nicolas Maas, deux des meilleurs élèves de Rembrandt; les deux Roos, Biset, Moucheron, Adrien Van de Velde, Gérard Terburg, Eglon Vanderneer, Van Huisum, Bout et Bondewyns. Uchtenburg, Nicolas Verkolje, Gérard de Lairesse, sans compter Ludolphe Bakhuisen, élève d’Everdingen et le grand Guillaume Vandevelde, que notre auteur apprend à connaître en Angleterre, lorsqu’il travaille dans l’atelier du chevalier Kneller, élève de Rembrandt et successeur de Sir Lély qui avait lui même succédé à Van Dyck.

Mais si son existence se confondait pour ainsi dire avec la vie des hommes dont il transmettait l’histoire à la postérité, il était surtout le contemporain de cette grande école néerlandaise, par l’espèce de son génie. En effet, ses qualités et ses défauts personnels concourent également à le rendre propre à la tâche qu’il a entreprise. Weyerman est un mélange singulier de dignité et de trivialité, de grandeur et de frivolité, de sagesse et de folie, et nous ne pouvons mieux le peindre qu’en le nommant le Rabelais de la Néerlande. S’agit-il de parler des frères Van Eyck, de Bernard Van Orley, d’Otto Vaenius, de Rubens, de Van Dyck, de Van de Velde, de Berchem, son style est noble, élevé comme les lettres de Gargantua à Pantagruel. S’agit-il par contre de Jean Steen, de Frans Hals, de Brouwer, de Craesbeck, on croirait ma foi, entendre quelque frère Jean des Entommeures nous raconter leur plaisante biographie. On ne pourrait mieux appliquer à personne qu’à Weyerman les mots d’Horace.

Regali conspectus in auro nuper et ostro. Migrat in obscuras humili sermone tabernas.

Notre biographe était d’ailleurs un peintre distingué . Connaisseur profond en fait d’art, il porte sur le mérite des personnages dont il écrit l’histoire, des jugements qui n’ont été infirmés par aucun homme de goût des temps postérieurs. Erudit, versé dans les langues anciennes et modernes, activement mêlé aux luttes politiques et religieuses de son temps, il juge les hommes et les choses d’un point de vue élevé, et ses vastes connaissances lui permettent de donner à ses écrits tant pour la pensée que pour le style, une variété et une animation tout à fait exceptionnelles.

Weyerman nous a du reste laissé dans le quatrième volume de son histoire des Peintres, une autobiographie des plus curieuses où il a soin de nous dire, qu’il agit ainsi, parce qu’il craint que l’un ou l’autre de ses envieux ne représente sa vie, en se servant des couleurs les plus noires, au lieu de bleu d’outre mer, se fiant sur ce que les morts ne mordent plus. Il raconte donc qu’il est né à Bréda, le 9 du mois d’août de l’an 1672. Après avoir appris le français, on l’envoie à l’âge de quinze ans à l’école latine de sa ville natale, où son heureux naturel lui fait terminer en trois années un cours d’étude ordinairement fixé à six. A l’âge de dix huit ans, on le place chez un pasteur protestant du pays de Delft où il apprend l’hébreu et le grec auquel il prend tellement goût qu’il se trouve bientôt en état de traduire Pindare à livre ouvert. Le savant pasteur lui enseigne en même temps les premiers principes de la philosophie, de la théologie, des mathématiques et de l’astronomie, ainsi que l’histoire de Grèce et de Rome.

Toutefois, un penchant secret l’attire vers l’art du dessin, et il se rend à Delft deux fois par semaine pour prendre les leçons de Thomas Vanderwilt.

Bientôt, Weyerman quitte le paisible village de Woud pour aller continuer, à l’Université d’Utrecht, ses études de théologie auxquelles il joint celles de la médecine et des langues anciennes et modernes . Cependant, il s’adonne à la peinture des fleurs, des fruits et de la nature morte en général, sous la conduite de Simon Hardimé mais bien plus encore sous celle de la nature.

Weyerman part pour Londres, où il peint avec succès pour les grands seigneurs, et même pour la reine Anne, qui lui donne deux mille quatre cents florins pour deux glaces qu’il orne de fleurs, de fruits et de papillons.

Il ne se cache pas d’avoir mené à Londres, joyeuse vie, il en fait l’aveu à un lord pour l’engager à lui payer un tableau livré, en lui déclarant qu’il lui était impossible de faire du crédit ou des économies, attendu qu’il partage son revenu en quatre parties égales, dont la première est absorbée par sa toilette, la seconde par les jolies femmes d’Angleterre, la troisième pour le théâtre et la quatrième pour les dès de Mr Merriman . Le lord anglais se rend à ses raisons qu’il trouve excellentes, et dit à son secrétaire de solder M. Weyerman sans le moindre délai, attendu que sa manière de vivre toute anglaise ne peut s’accommoder en rien de faire crédit.

Notre peintre-écrivain réside encore plusieurs années en Angleterre, ses tableaux étant fort recherchés des grands et largement rétribués; puis, un beau jour, l’envie lui prend de voyager, et il s’embarque pour Constantinople, la bourse bien garnie, après avoir payé dix guinées pour le prix du trajet, la table du capitaine, deux bouteilles de vin de Grave par jour, le punch et le tabac compris. La société se composant de quatre gentilshommes anglais, aimables et instruits, le voyage fut des plus agréables jusqu’à Livourne; mais par malheur, Weyerman y rencontre des chevaliers d’industrie dont il devient la victime. Invité à jouer avec eux, il risque d’abord un ducat, puis deux; puis une, deux, trois, quatre pistoles. Notre voyageur eut dû se tenir sur ses gardes, car «l’un de ses adversaires avait les yeux aussi caves, les joues aussi creuses, que l’ombre d’un roi assassiné dans une tragédie vénitienne.» Bref, au bout de trois heures, sa bourse n’est plus qu’un cadavre. Nos chevaliers flairant qu’il n’y avait plus de blé en Egypte, sonnent la retraite, abandonnent Weyerman dépouillé de tout, dans un fauteuil des plus commodes, où ses compagnons le trouvent, au lever de l’aurore aux couleurs de safran, en venant lui souhaiter le bonjour. Il leur raconte son aventure, et toutes les bourses lui sont ouvertes; mais il renonce à son voyage et déclare vouloir retourner à Londres, ajoutant que la vente de son épée et de sa montre suffira pour le tirer d’embarras. Néanmoins, ses amis le forcent d’accepter vingt guinées, et voilà Weyerman en route pour Londres. C’est de cette époque que date son séjour chez Sir Godefroy Kneller, dont il orne les tableaux de fleurs, de fruits, ou de gibier.

Mais bientôt le goût des voyages le reprend. Pensant que les eaux courantes ont une force plus salutaire que les eaux stagnantes, il prend la résolution de faire cette fois un voyage sur terre, «attendu que le voyage maritime le rendrait semblable au prédicateur de Ninive, qui marchait, fort lestement en mer, sans nul doute, mais qui ne voyait, ni n’entendait rien d’important, se trouvant renfermé dans le ventre d’un poisson».

Le voilà arrivé à Ostende. Il traverse Bruges et Gand pour se rendre à Bruxelles, sans regarder derrière lui, ayant hâte d’arriver à Paris; mais une fois à Bruxelles, l’envie lui prend de revoir son pays natal, et il court à Anvers, de là à Bréda et à Amsterdam. Au lieu d’y peindre, il achète un cheval et part pour l’Allemagne croyant gagner Francfort par Dusseldorf; mais arrivé en vue de Cologne, il a le malheur de donner dans une bande de partisans qui le dépouillent jusqu’aux os et lui laissent en échange de ses brillants habits, une misérable défroque.

Aux portes de Cologne, l’officier du poste a pitié de lui, et lui donne quelqu’argent; mais, sorti de la ville, il rencontre une troupe de hussards allemands mutilés dans la guerre avec la France, et qui font la route, eux et leurs femmes, pillant, larronnant et ne respectant même pas les Ex-voto en argent suspendus dans les chapelles. Marchant de force avec cette troupe, faisant halte avec elle, il a le bonheur de rencontrer deux officiers de bonne maison, auprès desquels il s’introduit à peu près à la façon de Panurge auprès de Pantagruel et le voilà installé dans la voiture de ces Messieurs. Il est parfaitement traité par eux jusqu’à Francfort où il a le bonheur de trouver un hôte, qui lui ouvre un crédit dans sa maison, déclarant que jamais encore il n’a été trompé par un néerlandais. Weyerman fait venir de l’argent de chez ses parents, et il ne tarde pas à se lancer à Francfort, où il place fort bien ses tableaux. On veut même l’y marier, mais notre héros, qui change de femme comme de linge, se sauve à la simple proposition qui lui est faite de se fixer, et il revient en Hollande, où il prend pour la première fois la plume pour tourner en ridicule un gazetier anversois de cette époque. Weyerman se rend encore à diverses reprises en Angleterre, puis il vient pour un temps à Rotterdam où il crée le Mercure, feuille hebdomadaire, destinée à combattre une publication indigeste appelée l’Argus. Le peintre-auteur nous donne un catalogue de tous les ouvrages de sa plume, parmi lesquels nous remarquons: le Mercure de Rotterdam, le Mercure d’Amsterdam, l’Echo du Monde, l’Histoire de la Papauté, Traduction de quelques chants d’Anacréon, les vies des peintres néerlandais, Dialogue des Morts, Traité sur le café, Vie d’Alexandre VI et de César Borgia. Biographie de Laurent Arminius, de Robert Hennebo, etc., deux essais sur la pêche. Cum multis aliis quœ nunc perscribere longum est, dit Weyerman en terminant ce catalogue, que nous considérons comme ayant été écrit dans sa prison, de même que le reste de son autobiographie et le quatrième volume de son Histoire des Peintres.

D’un tempérament violent, et l’esprit fortement enclin à la satire, Weyerman s’était jeté à corps perdu dans les luttes politiques et religieuses de son temps, et lorsqu’il se mettait à l’escrime, il ne regardait guère à la position de ceux qu’il blessait Le peintre-auteur s’était fait des ennemis puissants qui se liguèrent un beau jour contre lui, à propos de quelques critiques amèrement personnelles, et le firent eter en prison, où il mourut après douze ans de captivité, âgé de soixante-huit ans.

Le portrait de Weyerman qui se trouve en tête de son Histoire des Peintres néerlandais révèle un homme d’esprit, un enfant d’Epicure et un tempérament fort irritable. Aussi Weyerman mettait-il facilement la flamberge au vent, et la vengeance que ses ennemis en ont tirée, nous dit assez combien on redoutait sa plume acérée. L’emprisonnement de Weyerman est devenu pour cet auteur un des points d’accusations graves, que nous nous étions réservé de traiter ici. Nous ne voulons pas disculper Weyerman d’avoir été un satirique implacable, et qui a pu se laisser entraîner à la calomnie dans l’ardeur de sa polémique, mais l’Angleterre nous a donné dans le martyre de son grand de Foë un exemple si mémorable de ce que peut la passion des partis contre un adversaire redouté, que nous ne croyons pas devoir insister sur l’injustice qu’il y aurait à poursuivre dans Weyerman, historien des peintres néerlandais, le fougueux pamphlétaire, victime peut-être de nombreux ressentiments.

L’expiation de Weyerman a d’ailleurs été assez cruelle. Ceux qui liront les pages qui vont suivre comprendront ce qu’a dû souffrir dans sa prison un homme doué de cet esprit indépendant, de ce caractère indompté qui caractérise chaque ligne des écrits de Weyerman; ce qu’a dû souffrir entre les murs étroits de sa prison ce gai bohême enfermé sur la fin de sa carrière avec les souvenirs d’une folle jeunesse prolongée jusqu’aux limites de l’âge mûr et que rien ne peut lui faire oublier. C’est en vain qu’il cherche à endosser le manteau du sage, il n’a pas fait dix pas dans ce costume qu’il le jette loin de lui, comme un fardeau superflu qui le blesse.

Quoi qu’il en soit Weyerman est, et restera l’historien le plus remarquable de l’école néerlandaise. Il a créé pour remplir cette tâche, un style inimitable et des expressions de la plus piquante originalité.

C’est dans la biographie des peintres qu’il s’est laissé aller à toute la fougue, et parfois, tranchons le mot, à tout le dévergondage de son génie: il n’écrit plus, il peint; son livre devient une galerie de tableaux en action; il vit au milieu de ce monde original d’hommes exceptionnels qu’il fait parler, agir, qu’il introduit auprès du lecteur avec tant d’art que celui-ci croit voir les personnages se dresser devant lui, pour lui parler, pour lui dévoiler le secret de leur art et de leur existence.

Weyerman a eu l’heureuse idée de varier autant que possible ses biographies au moyen de dialogues. Tous les personnages causent avec leurs amis ou avec l’auteur qui, à son tour s’adresse à chaque instant au lecteur et l’invite à prendre part à la conversation.

On ne doit, au reste, pas croire que Weyerman se borne à raconter la vie des peintres, à narrer leurs aventures. Homme judicieux, connaisseur profond, il fait de l’esthétique, et de l’excellente encore, mais comme M. Jourdain de la prose, tout naturellement et sans le savoir.

Weyerman pense avec certain personnage de Molière qu’il ne faut pas tant de façons pour manger un morceau. Il se garde bien de faire de longs raisonnements pour forcer les époques de l’art et l’activité des peintres à marcher de front avec les théories construites à priori, et on est tout heureux de trouver un refuge dans son livre contre le galimatias de certains écrivains modernes sur l’objectivité de tel maitre ou la subjectivité de tel autre, toutes choses auxquelles les grands maîtres n’ont jamais songé et qui sont de nature à fausser plutôt qu’à rendre claire l’idée qu’une étude simple des artistes et de leurs œuvres nous permet de former sur l’origine et le progrès des beaux-arts chez les différents peuples aux diverses époques.

L'École néerlandaise et ses historiens

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