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VI
SORTIE DE L’ÉCOLE NAVALE
ОглавлениеJe n’ai jamais connu de meilleur garçon que Jules Renaud. Vif et doux en même temps, il s’animait souvent; il ne s’emportait pas, à moins d’être poussé à bout. Heureux caractère, bon cœur, sans fiel, sans arrière-pensée. A bord de l’Orion et durant nos premières années de mer, je le jugeais incapable de garder ranjeune; et le fait est que je l’ai vu pardonner des griefs impardonnables.
Quand Jules revint à bord, il fut nécessairement le ovoisin de Fargeolles; il prenait le poste de Charles et ’n’en paraissait aucunement affecté; il ne témoigna par un mot, ni par un geste, qu’il en voulût au facétieux evétéran.
Dès le premier repas, Fargeolles lui décocha quelques ailleries, Jules répliqua sans aigreur, avec esprit et mit parfois les rieurs de son côté. Fargeolles revint à la charge, Jules sans perdre un coup de fourchette, riposta de sens rassis. Le souper se termina paisiblement; après quoi Jules alla rejoindre Charles; ils avaient tant de choses à se dire.
–Eh bien! Fargeolles te laisse-t-il en repos maintenant? demanda Jules Renaud.
–A peu près, répondit Charles; nous nous rencontrons à peine; je crois vraiment qu’il m’a oublié.
Emile Fargeolles,–ceci paraîtra singulier peut-être ou même paradoxal,–n’était pas rancunier non plus. Toujours sa force physique l’avait rendu redoutable à ses condisciples, soit au collége, soit à Angoulême; il était un de ces petits despotes d’école qui s’attaquent indistinctement à tous les plus faibles qu’eux, et les vexent uniquement pour le plaisir de vexer, parce que leur passion est de faire souffrir. A bord, il obéissait aux mêmes instincts. Les traits de son esprit mordant remplaçaient les coups de pied et les coups de poing du collége; pour être moins brutal, il n’en était pas moins taquin; ses farces lui faisaient des ennemis mais il ne les haïssait pas.
Les gens de la trempe de Fargeolles n’aiment ni ne détestent personne. Bourreaux de vocation, si leur victime leur échappe, ils en choisissent une autre, et oublient la première en torturant la seconde. Ils ne comprennent pas la vendetta: ils sont méchants voilà tout.
Jules était incapable de haine par la cause diamétralement opposée, il ne pouvait conserver de rancunes vivaces, parce qu’il était foncièrement bon. Ses antipathies mouraient d’inanition, si elles ne cessaient ouvertement par une réconciliation cordiale.
Mais la patience n’était pas sa vertu naturelle; avant que son bras gauche eût repris toutes ses forces, la patience lui manqua.
C’était à l’étude du soir.
On entendit tout à coup un vacarme affreux à tribord derrière à la hauteur du cinquième bureau. Deux élèves en étaient aux prises.
Avec une seule main, le plus mince tenait l’autre en respect par le collet de sa vareuse.
–Mon bon ami! disait-il, vous finissez par m’ennuyer. A nous deux, donc!... à nous deux!...
Fargeolles lança de toutes ses forces un gros volume de logarithmes au beau milieu du visage de Jules. Le coup mit en sang le nez et la bouche du Parisien qui lâcha prise. Fargeolles s’arma d’un pliant et recula.
Jules revint bientôt à la charge, il l’atteignit au bas d’une échelle. Alors, Fargeollcs acculé, lui jeta un tabouret dans les jambes, Jules évita le tabouret en criant:
–Les bouquins et les tabourets en sont donc aujourd’hui!... Eh bien! tant mieux!... la partie redevient égale.
De la main gauche, il saisit un pliant.
Fargeolles adossé à l’escalier, réduit à l’immobilité par le bras droit, les genoux et les jambes de Jules qui s’était entortillé autour de son corps comme un serpent, eut reçu cinq ou six violents coup de tabouret avant que les adjudants fussent accourus.
Tous les élèves avaient quitté leurs places; nous faisions cercle autour des combattants.
–Dites que vous ne recommencerez pas, s’écriait Jules.
–Non! répondit Fargeolles.
–Eh bien! sept! fit Jules Renaud en tapant une septième fois.
–Non!... hurla Fargeolles.
–Huit dit Jules, nous verrons qui se fatiguera le premier.
Anciens ou fistaux, les trois quarts des spectateurs se prirent à rire.
Fargeolles, pourpre de rage, répéta: non!
–Neuf! soit! continua Jules, et pour la dernière fois, déclarez que vous ne me ferez plus de farces!
–Non! non! non!
–C’est en plein visage que je vous enverrai le coup de grâce, songez-y!
–Renaud a raison, dit un élève.
–Au fait, Fargeolles est assommant avec ses farces, ajouta un second spectateur.
Dix autres firent chorus. Personne n’alla porter secours au glorieux vétéran de l’école d’Angoulême.
–Eh bien!... est-ce toujours non?... demanda Jules.
–Il est encore bon enfant de le ménager de même, reprit le premier élève.
–Je veux un oui. Parlez!... fit Jules.
Fargeolles hésitait à répondre.
Le bras levé, il allait frapper; enfin les adjudants, fendant la foule, s’interposèrent et lui arrachèrent le pliant.
Par un juste retour des choses de ce bas monde le vétéran, tout contusionné, était la risée de l’école.
Jules alla se laver la figure à la fontaine commune installée au pied du grand mât; il fut interrogé sur-le-champ par l’officier de service qu’on venait de prévenir.
Cet officier était précisément le même qui avait si adroitement fait changer de division au jeune Charles; de son ton le plus sévère, il s’informait de l’origine de la querelle.
–Il y a que Fargeolles est un taquin fieffé! répondit Jules; il lui faut toujours une victime. Il s’est attaqué d’abord à Pierremont, ensuite à Montaix, qui est entré à l’hopital quand j’en sortais; maintenant c’est mon tour sans doute... il cherche toujours les plus faibles. Me sachant un bras malade, il n’a cessé de me harceler jusqu’à ce que m’ait manqué la patience. S’il n’était pas plus sot encore que méchant, il n’aurait pas, le premier, pris un bouquin et un tabouret; moi, je risquais fort dans ce cas d’être battu. mais il a commencé, capitaine, et sans les adjudants, ma foi! j’aurais fini!...
Des murmures en sens divers accueillirent ce rapport; quelques anciens prétendirent que Jules n’aurait pas dû accuser Fargeolles avec tant d’acharnement, que les affaires Pierremont et Montaix ne le regardaient pas, qu’il y avait eu véritable dénonciation. Mais les avis étant fort partagés, on laissa Jules d’autant plus tranquille qu’il venait de faire preuve d’une rare vigueur.
–S’il avait eu les deux bras également solides, disaient quelques juges du camp, simples amateurs de pugilat, que serait donc devenu le fier vétéran d’Angoulême?
Du reste, après le rapport des adjudants, Fargeolles ayant été sommairement entendu, l’officier ne punit point Jules, mit son adversaire au cachot, et adressa une plainte par écrit au commandant de l’Orion.
Si Charles avait osé se jeter dans les bras de son ami, il n’y aurait pas manqué; le respect humain l’en empêcha, il ne put que lui serrer la main. A l’heure de la récréation, il le félicita de tout son cœur.
–On a été juste au moins, cette fois, dit-il, je tremblais qu’on ne vous mît en prison ensemble.
–Pour le coup ça risquait de mal tourner, dit Jules, mais la leçon suffira, j’espère, il ne se frottera plus à nous!... je connais ces taquins-là, mon cher. L’on n’a qu’à montrer les dents fort et ferme, ils rentrent les ongles.
–Oui, dit Charles; malheureusement ils tâchent ensuite de vous égratigner en dessous.
–Oh!... qu’il égratigne, je mordrai! répliqua Jules en riant.
La leçon fut plus sévère et plus complète encore que les deux élèves ne s’y attendaient. Le commandant menaça Fargeolles de le faire chasser à la première rixe, le tint au cachot pendant dix jours et le priva de sortie pour six mois.–Et M. Labranche arriva à Brest.
Sa visite à bord de l’Orion fut la seconde édition de sa visite à Angoulême.
Fargeolles humilié, dépopularisé, vaincu, se voyant réduit à l’impuissance, sentit qu’il fallait à tout prix se rattraper.
Quatre mois après il était élève d’élite. Comme tel, il portait une ancre brodée au collet de son paletot de grande tenue; il avait conquis la bienveillance des professeurs qui lui donnèrent les meilleures notes. Le commandant lui fit grâce des deux mois de consigne auxquels il était encore condamné.
En mathématiques, calculs et dessin, il l’emportaii sur Pierremont; en manœuvre il ne le cédait guère qu’ Jules Renaud.
Dans les écoles spéciales, vers le milieu de l’anné d’études, s’opère toujours un mouvement funeste au laborieux piocheurs, c’est lorsque les paresseux se mettent enfin à l’ouvrage et tâchent de rattraper le temps perdu..
Une sérieuse émulation s’établit; chacun préparare l’examen de sortie. Et bientôt les distances relatives de concurrents changent à vue d’œil. Les simples travailleurs, qui, durant les premiers mois, ont constamment
souffert de la turbulence des faiseurs de farces, des flaneurs, des amateurs de jeu, se voient avec décourage
ment dépassés par une grande partie de leurs remuans voisins.
La facilité supplée au travail, et l’emporte trop fréquemment. Une nouvelle classification s’ensuit. L’inte ligence, presque seule, établit les positions respective Les premiers rangs se partagent entre les meilleurs s jets et les pires tracassiers. Les piocheurs propreme dits tiennent le milieu. Les paresseux peu intelligen traînent à la queue de la promotion. Enfin, parmi1 derniers, on remarque encore quelques enragés de pla sir, esprits ardents et ouverts, distraits, manquant de ténacité, ou comptant trop sur leurs moyens naturels. Ces traînards ne s’y prennent jamais assez tôt pour se rattraper.
Mais Fargeolles s’y prit à temps; il avait l’expérience de sa première année d’Angoulême; il sentait le besoin de refaire sa popularité; enfin, les menaces du capitaine Labranche lui tenaient à cœur.
Il était, sans contredit, l’un des dix plus forts en mathématiques et en manœuvre.
M. Labranche ayant reçu, vers cette époque, un ordre d’embarquement, vint voir son pupille d’adoption, et, avec une émotion paternelle, le félicita de son excellente conduite.
–Enfin, mon cher Émile, lui dit-il, d’un ton sérieux et tendre à la fois; enfin, tu deviens sage, tu te ranges à mes conseils; je suis heureux de voir que tu seras un jour un brave officier comme ton père.
Fargeolles se montra presque affectueux envers son rude Mentor, qui l’encouragea chaudement à persévérer, et ne partit pas sans l’avoir recommandé à plusieurs de ses collègues de vaisseau.
Charles de Pierremont tenait fidèlement sa promesse. Pendant les récréations, il refaisait l’éducation mathématique de Jules Renaud. Sa tâche fut plus pénible, plus longue surtout qu’ils ne n’y attendaient l’un et l’autre.
Jules, tout intelligent qu’il était, se trouvait par trop en arrière de ses camarades. Tels d’entre eux avaient déjà quatre ou cinq ans d’études mathématiques, Jules n’en réunissait pas plus de onze mois quand approcha le moment des examens.
Son jeune répétiteur redoubla de zèle, mais perdit bien des heures précieuses à lui inculquer des leçons élémentaires. A l’examen il s’en ressentit.
Plus de vingt élèves, entr’autres Fargeolles, eurent des numéros d’admission supérieurs au sien.
–Sans toi, lui dit Jules, j’aurais été refusé; mais sans moi, tu serais le premier de notre promotion.
–Sans toi, lui répondit Charles, je serais mort à la peine sous la persécution de Fargeolles.
Ce dialogue avait lieu sur le champ de bataille de Brest, le soir du jour où la liste d’admission fut rendue publique.
Charles était enfin rentré dans sa famille, où il présenta Jules comme son meilleur ami. Mais les relations du jeune Parisien avec madame et mademoiselle de Pierremont se bornèrent à un très-petit nombre de courtes visites, car il obtint d’aller passer quelques jours auprès de ses parents.
La plupart des élèves, moins heureux, étaient retenus à bord du vaisseau, en attendant que la frégate l’Aurore fût prête à les conduire dans la Méditerranée. Une cinquantaine seulement avaient reçu des congés comme Jules Renaud, ou devaient être placés par la majorité du port de Brest sur des bâtiments en partance.
Charles sollicita d’être embarqué sur la corvette l’Embuscade, montée par un ami de son père.
Fargcolles, traité, d’après la règle commune, allait partir avec l’Aurore. Eglé s’en applaudissait.
La certitude que Charles ne risquerait plus de se trouver en contact avec son persécuteur de l’Orion apportait quelque soulagement aux chagrins causés par la séparation prochaine.
Enfin l’Embuscade s’équipait avec une certaine lenteur; Charles et sa cousine espéraient que Jules serait de retour de Paris avant la fin de l’armement.
–Si vous pouviez naviguer ensemble! disait la jeune fille, j’éprouverais bien moins de chagrin en me séparant de toi.
–Si je pouvais être embarqué avec Jules Renaud, répondit Charles, je ne perdrais point tout en vous quittant. J’aurais un ami à qui je pourrais parler de vous.
–Tu nous écriras souvent, Charles?
–Ce sera mon plus doux passe-temps, et si je dois partir sans Renaud, ma seule consolation.
L’on apprit que Jules venait d’être emmené à Rochefort par un capitaine de vaisseau, à qui ses parents l’avaient recommandé.
Le même jour, l’Aurore appareilla.
Charles la vit s’engager dans le goulet de Brest avec une brise favorable, et revint moins triste chez sa mère.
–Enfin!... enfin!... ma chère Eglé, dit-il, l’Aurore est sous voiles, emportant Fargeolles et la promotion.
Eglé, qui avait toujours présentes à la mémoire les souffrances de Charles durant les premiers mois de séjour à l’école, attachait le plus grand prix à cette nouvelle. Mais trois heures après, elle vit de ses propres yeux Emile Fargeolles passer avec un groupe nombreux d’élèves sous les fenêtres de la maison.
–Ah! mon Dieu!... s’écria-t-elle; lui, encore lui. par quelle fatalité!....