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III
LA PREMIÈRE SÉPARATION

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Il est une parenté beaucoup plus réelle, beaucoup plus intime au moins, que celle qui tarife les droits de succession. Elle naît de fréquentations, de relations, de rapports constants, de sympathies réciproques. Tel cou sin germain vous est indifférent, tel arrière-cousin est pour vous un frère.–

Alexandre et Joseph de Pierremont étaient cousins au cinquième ou sixième degré; mais, nés dans la même ville, élevés ensemble, ils étaient, avant tout, amis dans l’acception vraie du mot. 4

Alexandre entra dans la marine militaire, Joseph dans le commissariat; ils naviguèrent souvent sur les mêmes navires; ils se marièrent vers la même époque avec deux jeunes filles déjà liées entre elles d’une vive amitié.–Cette, double union resserra encore l’attachement des femmes et celui des maris.

On sait que Joseph mourut pauvre; mais Alexandre, l’officier de marine, avait de la fortune; la mère d’Eglé ne connut jamais la détresse. Après elle Eglé ne l’aurait jamais connue, si de nouveaux malheurs n’eussent coup sur coup frappé l’infortunée mère de Charles.

Entre le moment où Eglé devint orpheline et la fin tragique d’Alexandre de Pierremont, plusieurs années de calme, d’amour et de bonheur s’étaient écoulées, pourtant. Années de trêve aux souffrances de la vie, années rares dont on ne sait tout le prix qu’après leur perte, années dont le souvenir met les larmes aux yeux, des sourires aux lèvres, une sainte mélancolie au cœur, vous passâtes comme peu de jours; vous étiez trop belles! Le temps avait cicatrisé les douleurs de la famille; Eglé restait pour rappeler à Alexandre son ami et cousin Joseph, à madame de Pierremont sa cousine et amie enlevée à la fleur de l’âge. Eglé, blonde et rose enfant, héritait d’une double affection qui lui rendait un père et une mère; entre Charles et sa petite cousine, aucune différence n’était faite; les étrangers s’y trompaient, et, comme Fargeollcs, ils les prenaient pour un frère et une sœur. Les personnes qui connaissaient un peu la famille ne se rappelaient plus qui, du petit garçon ou de la petite fille, était l’enfant d’adoption; les intimes eux-mêmes l’oubliaient quelquefois.

Charles avait deux ans de plus que sa cousine. Ils avaient grandi sous le même toit, ils avaient eu les mêmes plaisirs, les mêmes récompenses, les mêmes fêtes. En général, les petites filles sont plus précoces que les garçons; Charles et Eglé étaient donc en quelque sorte du même âge. Et puis Eglé paraissant avoir un caractère plus ferme, ses jeux étaient toujours les jeux préférés.

D’un autre côté, M. de Pierremont embarquait et naviguait souvent; Charles demeurait alors sous la tutelle exclusive de sa mère. C’est dire que sa première éducation fut un peu féminine.

Il y a toujours quelque chose de vrai dans les sobriquets les plus méchants; Fargeolles avait frappé juste en appelant Charles: Mademoiselle.

Ce n’était pas un jeune gars, vif, ardent, impétueux, volontaire, comme on l’est d’ordinaire à son âge. Il était intelligent, studieux, soumis, mais trop doux, trop naïf. Il n’avait rien du gamin de collége. Il ignorait cet égoïsme vaniteux et cruel que développe si rapidement l’éducation publique.

La Fontaine a dit: «L’enfance est sans pitié;» Charles faisait mentir cet adage trop profondément vrai: Il manquait du tact indispensable qu’on appelle la connaissance des hommes et que donne la vie commune. Il était tout amour; s’il connaissait le malheur, il ignorait le mal.

Le mal est un des deux phares de la vie; il faut le voir pour savoir le craindre et le fuir.

L’enfance de Charles s’était passée sous les yeux d’une mère pieuse, qui éloignait de lui toute image du vice. Les Spartiates, voulant que leurs enfants fussent des hommes, faisaient enivrer des esclaves en leur présence.

Charles aimait Eglé d’une tendresse fraternelle, qui avait toute la pureté des amours des anges. Quel est le lycéen qui aimerait ainsi une gracieuse cousine, pleine d’abandon? A quinze ans un écolier de nos colléges est au moins roué s’il n’est blasé. Heureusement, les natures généreuses se guérissent vite de cette gangrène engendrée par le contact des natures corrompues et corruptrices. Aussi, faut-il plaindre Charles d’avoir été soustrait à la contagion. Il en est des maladies morales comme de certaines maladies physiques, dont il importe de s’inoculer le virus.–L’éducation publique peut être comparée à la vaccine.

L’éducation publique est une nécessité, surtout pour quiconque est appelé par sa carrière, ainsi qu’un militaire ou un marin, à vivre en communauté perpétuelle avec des indifférents, des étrangers, des ennemis. Et Charles n’avait jamais quitté le toit maternel.

Du temps où madame de Pierremont était heureuse core, on la voyait souvent sortir de chez elle, condui-deux charmants enfants, élégamment habillés, sount, joyeux, se tenant l’un l’autre par la main.

On s’arrêtait à les regarder. Du même regard on féliait la jeune femme qui les tenait si propres, si gais, dispos. On comprenait que les soins moraux devaient aler les soins extérieurs. Il y avait dans les yeux d’Eé tant d’expansive franchise, dans ceux de Charles de douceur! On aimait ces deux enfants, rien qu’à voir. Qui les écoutait, les aimait encore davantage; r leur babil avait un charme exquis; leur tendresse atuelle y perçait à chaque mot.

Eglé prenait d’ordinaire la direction du jeu, à condi-pourtant que le jeu fût du goût de Charles. Elle cidait toutes choses la première; mais si Charles ontrait quelque répugnance, elle renonçait bien vite sa volonté. Seulement il était rare que Charles hési-; à lui obéir.

S’ils se mêlaient à quelques groupes d’enfants de r âge, c’était inévitablement à des groupes de petites les où Charles se trouvait admis, grâce à Eglé.

Est-il un poète capable de cueillir une à une les fleurs nies qui s’épanouissaient en leurs jeunes âmes? Pour quisser leurs amours enfantines qui s’ignoraient, un ge devrait arracher de ses ailes la plume la plus dée et la tremper dans un cœur de mère. Il faudrait unir art divin à une exquise sensibilité, pour dire l’hisire de chaque larme versée par Charles pour Eglé, de aque sourire d’Eglé séchant une de ces larmes.

Ils s’aimaient sans efforts, sans timidité, sans conainte, avec une expansion fraternelle, une prévenance tous les instants.

Alors, Eglé était pauvre; madame de Pierremont avait ngé souvent à l’avenir que lui réservait la tendresse ! Charles; les serrant tous deux à la fois entre ses as, elle semblait leur dire:–Toujours! toujours, mez-vous ainsi!

Combien Eglé se montrait fière quand les maîtres de Charles lui donnaient de bonnes notes et venaient com plimenter sa mère sur ses progrès, sur son zèle. E combien Charles était sensible aux louanges caressan tes de sa chère Eglé. Mais si la petite fille avait ét grondée pour quelque espièglerie, pour quelque négli gence, vous auriez cru, à voir Charles, qu’il avait ét puni.–Pour rendre Eglé plus docile, madame de Pier remont n’avait qu’une menace à faire:–Je vous met trai en pénitence, mademoiselle, et vous serez caus que votre cousin pleurera.

S’il manquait à ces amours innocentes le cadre splen dide des forêts vierges, les vertes savanes, le ciel de tropiques, les arbres toujours chargés de fruits et d fleurs;–s’il leur manquait de l’air, de l’espace, de soleil;–non, la poésie ne leur manquait pas.

La poésie et l’amour sont dans le cœur.

Sous le ciel brumeux de l’Armorique, naissent e chantent d’obscurs poètes qui ont beaucoup aimé Partout où l’homme vit et souffre, partout où il aim et pleure, on rencontre de la poésie vraiment tout chante.

Ils étaient charmants à contempler, ces gracieux en fants, les bras enlacés, les têtes appuyées l’une contre l’autre, se regardant avec une douce confiance, aimant à se dire des mots que leur tendresse leur dictait, n’é prouvant l’un sans l’autre aucun plaisir.

S’il est un amour poétique c’est l’amour de cet âg d’innocence.

Mais déjà les jours de l’enfance ne sont plus; bonr heurs éphémères, ils sont fanés. Charles, Eglé, ces deu enfants qu’on aimait à voir se livrer à leurs ébats frar ternels, viennent d’entrer dans l’adolescence; ils sont plus sœur et frère et le savent déjà: une pudeut instinctive retient Eglé; Charles baisse quelquefois les yeux devant son doux regard. Ils s’aiment avec un ance nouvelle; un trouble inconnu modère leurs ouvements de tendresse.

Quand Charles tomba malade après son brillant exaen, Eglé devint languissante; madame de Pierremont embla pour ses deux enfants. Eglé partageait alors s travaux de la noble veuve; Eglé ne put seconder sa nte, jusqu’à ce que Charles entrât en convalescence. ; las! l’amélioration de la santé du jeune élève fut le gnal d’un dernier malheur.

Ils vont se séparer, ils se séparent; leurs tristes eurs sont déchirés par l’absence pour la première is.

La séparation, l’absence, sont, dans la vie, les symles de la mort.

Charles de Pierremont avait essuyé ses larmes en enndant le roulement de tambour, qui allait amener sur pont tous ses nouveaux camarades. Mais Eglé, la tuvre enfant, laissait abondamment couler les sienes. Elle sanglotait en agitant son mouchoir. Ses ues étaient baignées de larmes pures comme son nour.

–Mon Dieu! pensait encore la pauvre veuve avec le sorte de pressentiment, cette fatale carrière va ndre Eglé aussi malheureuse que Charles et que oi!...

Lorsque madame de Pierremont mit pied à terre, elle iraissait résignée; la jeune Eglé, un mouchoir sur les eux, s’appuyait à son bras.

N’osant encore échanger une parole, celle-là de ainte de faiblir, celle-ci de peur de trahir en public trop vive douleur, elles gravissaient en silence un entier à pic qui conduisait vers leur humble demeure. Eglé, singulièrement développée pour son âge, n’aait pas tout à fait quatorze ans, on lui en donnait uinze.

Joyeuse d’abord, quand elle avait vu Charles guéri, vêtir son uniforme d’élève; puis distraite un instant par le brillant spectacle d’un intérieur de vaisseau, elle avait obéi à ses instincts enfantins. A présent, ses sen timents affectueux reprenaient le dessus; en entrant quand la porte fut fermée, elle ne poussa qu’un cri:

–Charles!..... où est Charles?...

Et ses sanglots, un moment contenus, redoublèrent

Madame de Pierremont n’essaya pas de la calmer. L. veille, elle avait reçu quelques commandes de lin gerie.

–Allons, mon enfant, dit-elle avec douceur, ceci ess pressé, mettons-nous à l’ouvrage.

Eglé entendit; elle se leva.

Madame de Pierremont mesurait une pièce de toile Eglé s’avança pour l’aider, leur mains et leurs yeux se rencontrèrent, leur bras s’ouvrirent.

–Charles!..... Charles!..... mon pauvre fils!..... s’écriai à son tour madame de Pierremont.

Elles ne travaillèrent pas de la soirée.

–Mon Dieu!... s’écria Eglé, quel malheur qu’il soi dans la marine.

Cette triste exclamation retentit cruellement dan l’âme de la veuve d’Alexandre. Elle répondait à ses plu secrètes pensées.

–La marine!... L’absence!... La séparation!... Les dangers de la mer!... Les dangers de la vie com mune!...

Charles, en ce moment même, était en butte aux vexa tions de Fargeolles et aux rires stupides d’une masse d’enfants. Oh! cet âge est sans pitié!...

Jules, il est vrai, le brave Jules Renaud s’élançait a secours du fistau inconnu; mais trop de précipitation l’exposait à être victime de sa générosité.

Les gabiers eurent beau courir, ils n’arrivèrent pas temps. Jules tomba et se cassa le bras sur l’hiloire d grand panneau.

Le tambour battait pour le repas de cinq heures d soir.

Tandis que le chirurgien-major mettait un appareil sur la fracture, les élèves décendirent dans la batterie passe.

Charles de Pierremont était de la même escouade, de a même table, du même bureau que Fargeolles; il était ion voisin d’étude, son voisin de hamac.

Son bon numéro d’admission en était cause, car il occupait sur la liste des fistaux le même rang que Fargeolles sur celle d’Angoulême; et l’on avait fondu es deux listes en une pour le classement à bord de Orion,

C’était une chance malheureuse, un hasard funeste lont les conséquences devaient durer un an. Pour un un tout entier, Fargeolles avait ainsi sous la main, la nuit, le jour, une victime à torturer. Fargeolles trouva e hasard très-récréatif et s’en mordit les lèvres en ’iant:

Mademoiselle est sous ma coupe, ce sera drôle!...

Quant à Jules Renaud, il fut emporté à l’hôpital de a marine.

Charles accablé par ses émotions, découragé par l’accueil de ses camarades, bouleversé par l’accident dont 1venait d’être le témoin,–on avait cru que Jules se suerait sur le coup,–Charles s’assit à la place que lui lésigna l’adjudant de service. Il ne put manger.

Mademoiselle n’a pas d’appétit, dit Fargeolles. On regrette sa petite mimi et sa petite maman. Oh! c’est attendrissant, parole d’honneur la plus sucrée!... Passez-moi la salade, que je l’assaisonne avec mes larnes!...

Une haine à bord

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