Читать книгу Une haine à bord - Gabriel de La Landelle - Страница 6
I
FISTAU ET VÉTÉRAN
ОглавлениеLa promotion d’élèves de marine qui, à Brest, embara sur le vaisseau-école l’Orion à la fin de1828fut s-nombreuse. Nous n’étions pas moins de cent vingt, uns provenant de l’école d’Angoulême, les autres du cours direct.
Pierremont était de ces derniers.
devait avoir passé un brillant examen, à en juger le rang qu’occupait son nom sur la liste affichée s la batterie basse, notre salle d’étude, notre réfece et notre dortoir, suivant les heures. Les dix ou ze premiers jours s’écoulèrent sans que Pierremont paru à bord.
n était déjà en cours d’études, déjà nous commenns à prendre les habitudes d’une vie nouvelle; nous nous amarinions. Il y avait eu, du reste, comme bien on pense, des rivalités entre les anciens élèves d’Angoulême qui se connaissaient tous entre eux, et leurs nouveaux camarades, qu’ils traitaient de fistaux.
En français du vieux temps, par parenthèse, il faudrait dire fiston, mais le barbarisme fistau est consacré par l’usage; il équivaut à l’école de marine, au terme de conscrit des écoles Polytechnique et de Saint Cyr.
Les prétendus fistaux n’avaient point accepté cette qualification de bonne grâce; ils se savaient de tous points égaux à leurs collègues d’Angoulême, ils avaient satisfait au même examen et faisaient partie intégrante de la promotion. De là les querelles et les rixes des pre-– mières récréations.
Ces dissensions intestines prirent fin, ou à peu près, , avec un ordre du jour, motivé par une violente scènes entre Jules Renaud, Parisien fort alerle, et Emile Fargeolles, l’un des fiers à-bras de l’école préparatoire.. Jules Renaud l’emporta: ce fut d’un excellent effet.. L’autorité punit en outre Fargeolles, qui sortait de prison au moment où accosta un canot de louage.
Une dame vêtue de noir, une petite fille de quatorze ans, et un jeune élève portant au bras un crêpe noir montèrent à bord. L’officier de garde les fit introduire chez le commandant.
Nous étions alors, les bâbordais au cours de physique; les tribordais, à celui de géométrie descriptive –il était environ trois heures de l’après-midi.–Far geolles avait dû oomparaître devant le capitaine de vaisseau qui l’admonestait sévèrement, quand l’aides timonnier de service annonça madame de Pierremont
L’officier supérieur brusqua sa péroraison:
–Rappelez-vous bien, monsieur Fargeolles, que j suis très-mécontent de votre conduite!... Ne troubles plus le bon ordre, ou vous vous en repentiriez!....! Allez!...
Ces derniers mots furent nécessairement entendu par Charles de Pierremont, par sa mère et par sa petite cousine Eglé. Fargeolles en fut contrarié, fronça les sourcils, et, d’un air insolent, passa la tète haute, toisant tour à tour Charles, Eglé et madame de Pierremont, sans même retirer sa casquette.
Le commandant, élevant la voix, ajouta rudement:
–Saluez, donc, monsieur Fargeolles.
L’élève se découvrit et descendit avec colère.
–Qu’il a l’air méchant, ce monsieur Fargeolles! murmura la petite Eglé à l’oreille de son cousin.
Charles n’entendit pas; il était trop intimidé ou trop ému par la présence de son commandant. Eglé continua de regarder avec une sorte de crainte l’élève qui descendait dans la batterie basse. Enfin il disparut pour se rendre au cours de géométrie descriptive, ou son entrée fut un coup de théâtre.
Fargeolles avait eu les honneurs de la prison; il venait de passer trois jours au secret; c’était presque un héros. Un murmure d’admiration et de curiosité parcourut les rangs-des tribordais, et notamment de ceux qui provenaient d’Angoulême. Les fistaux même oubliaient la cause de la punition, par un sentiment de sotte sympathie. Fargeolles posait; il était fier d’un succès qui le popularisait dans l’école; il sentait que son influence, déjà fort grande, venait de grandir encore. Quant à Jules Renaud, il était sans rancune, et se réjouit de voir son adversaire rendu à la liberté.
D’abord, ce fut à qui serrerait la main du premier prisonnier, ensuite à qui le questionnerait sur la topographie et le régime du lieu de détention. Fargeolles fournissait des renseignements du plus grand intérêt qu’on se répétait de proche en proche.
L’adjudant de service commanda bien le silence, à trois ou quatre reprises, tandis que le professeur impatienté interrompait ses démonstrations; l’adjudant y perdit sa peine; la ligne de terre X. Y, les plans horizontal et vertical, les projections eurent tort; le silence ne se rétablit pas jusqu’à la fin de la leçn.
Fargeolles annonçait en outre l’arrivée de Pierremont le fistau, l’enfant gâté de l’état-major, le protégé des officiers, le phénix dont on parlait d’avance avec tapt d’éloges;
Un gamin fadasse dit-il, un air de sainte-n’y-touche, une face de cafard, un monsieur favorisé, qui entrait à l’école, sans gêne, quinze jours après tqut le monde. Il était che le commandant avec sa chère maman, –une dame fort mal mise,–et avec sa petite sœur Mimi
Fargeolles avait pris Eglé pour la sœur de Charles.
C’est toujours un malheur d’être le dernier venu, et surtout d’avoir été annoncé par les chefs avec quelque bonté. Charles était fils d’un officier de mérite, mort à la mer quelques mois auparavant; tous les membres de l’état-major connaissaient plus ou moins sa famille; enfin son examen avait fait d’autant plus de bruit prmi les professeurs et les autorités du vaisseau, qu’il était de beaucoup le plus jeune de la promotion, Il avait dû solliciter une. exemption d’âge pour être admis à l’école. On l’obtint aisément, en égard à la mort honorable de son père, qui avait péri en portant secours à un bâtiment naufragé.
Depuis cette récente catastrophe, madame de Pierremont avait éprouvé coup sur coup de grands revers de fortune. Un incendie et une banqueroute frauduleuse la réduisaient à une position voisine de la misère. Cependant elle conservait auprès d’elle, la petite Eglé, fille d’une cousine pauvre, qu’elle avait recueillie chez elle en des temps plus heureux, et qui lui avait légué son enfant.
La noble veuve fut reçue par le capitaine de vaisseau commandant avec tous les égards dus à ses vertus medestes et résignées.. Ensuite il interrogea paternellement le jeune Charles qu’une indisposition assez grave avait empêché de se rendre plus tôt à bord.
–Vous paraissez bien faible encore, mon ami, lui dit-il; vous auriez mieux fait peut-être de me demander un petit congé de convalescence.
–Commandant, répondit Charles en rougissant, les cours sont ouverts, j’ai déjà peur d’être en retard sur mes camarades.
–Voilà ce qu’il n’a cessé de me répéter, monsieur le commandant, ajoutait madame de Pierremont. J’aurais voulu le retenir; il s’agitait, il s’attristait; j’ai craint que ses inquiétudes ne lui fussent plus nuisibles encore que le séjour du vaisseau.
Le commandant, s’adressant d’abord à Charles, lui dit qu’un élève admis dans un aussi bon rang que le sien n’avait rien à redouter:
–Intelligent et studieux comme vous l’êtes, vous aurez promplement rattrapé le temps perdu.
–Je l’espère, commandant, répondit le jeune élève un peu moins intimidé.
–Du reste, madame, ajouta l’officier supérieur, l’air de la mer lui fera du bien. Dans les débuts, les exercices n’ont rien de fatigant; enfin je vous promets de veiller sur lui d’une manière spéciale; je le recommanderai au chirurgien-major et au capitaine de son escouade.
Madame de Pierremont, reconnaissante, remercia vivement le capitaine du vaisseau, et ne prolongea guère sa visite. Le moment des adieux arriva.
Eglé, jusqu’alors, avait examiné avec une curiosité enfantine les merveilles qui l’environnaient. Les cuivres étincelants, les peintures brillantes, les sculptures des murailles, le pont, les tentes, les canons, les boussoles et la roue du gouvernail, jusqu’aux légers pennons de plumes qui servaient de girouette, tout avait distrait l’attention de la petite fille. Charles, de son côté, avait eu besoin de concentrer sa volonté pour ne pas être trop timide en présence du commandant. Mais quand madame de Pierremont lui tendit les bras et le pressa maternellement contre son cœur, quand Eglé se prit tout-à-coup à fondre en larmes, le pauvre enfant faiblit à son tour.
Madame de Pierrement sut cependant se montrer ferme.
–Mon fils, lui dit-elle, votre père vous a toujours destiné à la marine; vous-même avez accepté cette carrière avec empressement. Maintenant notre position de fortune ne nous permet plus, à vous, ni à moi, de reculer.
–Ma mère s’écria Charles, je ne veux pas reculer non plus!... Je suis trop heureux de pouvoir désormais me suffire; mais, pour la première fois je me sépare de vous.
–Nous habitons Brest, mon enfant: dans peu de jours, tu obtiendras la permission de venir nous revoir.
–Ces quelques jours, ma mère, seront un siècle pour votre fils!...
Eglé n’osait prendre la parole; elle embrassait son cousin en sanglotant.
Bientôt un roulement de tambour se fit entendre.
–Adieu! Charles! mon excellent fils. Je n’ai pas besoin de te recommander d’être obéissant, respec-– tueux pour tes chefs, studieux, attaché à tes devoirs. Adieu!...
A ces mots, madame de Pierremont entraîna sa jeune nièce vers l’escalier; Charles les y suivit, et les embrassa pour la dernière fois. Puis, avec une émotion extrême, il les vit s’éloigner. Il remarqua que sa mère avait abaissé son voile en s’asseyant dans le bateau de passage, Eglé lui faisait encore des signes fraternels.
Jusqu’à ce que le canot fût entré dans le port, la petite cousine de Charles ne cessa d’agiter son mouchoir blanc. Mais madame de Pierremont, immobile à l’angle du canot, ne tourna pas même la tête.–Le sacrifice était accompli.
Elle avait donc obéi à la fatale nécessité en donnant à son fils la même carrière qui lui avait ravi son époux!... Elle se demandait avec amertume si l’éducation domestique de Charles, qui n’avait jamais été dans un collége, pas même comme externe, ne le rendrait point impropre au service de la marine:–Hélas! il ne m’a jamais quittée. En ai-je fait un homme? Sa douceur, sa soumission extrêmes ne seront-elles pas un mal?
Charles, en voyant fuir l’embarcation, se souvenait tour à tour des heureuses années de sa première enfance, et des jours de malheur qui venaient d’éprouver sa famille. Il soupira, mais reprit courage eu pensant qu’à l’avenir il ne serait plus une charge pour sa pauvre mère, déjà réduite à des extrémités pénibles.
N’ayant pour tout bien qu’une insuffisante pension de veuve, madame de Pierremont n’avait pas hésité à ouvrir un atelier de couture. Sa nièce et quelques jeunes filles partageaient ses travaux:–Un jour viendra, je l’espère, pensait Charles, où ma mère et ma chère Eglé n’auront plus besoin de travailler pour vivre. Déjà je ne leur coûte plus rien. Oh! quand je serai officier, tout ce que je gagnerai sera pour elles!...
En1828, les élèves du vaisseau l’Orion étaient de petits nababs. C’était l’âge d’or des écoles flottantes de la marine, les temps-homériques et fabuleux.
Nous avions le grade effectif d’élèves de deuxième classe; nous portions, comme tels, l’aiguillette mi-partie bleu et or; comme tels, nous avions droit à un traitement de table de trente francs par mois et à la ration; nous recevions en outre une solde de quarante francs. Enfin, nous ne passions qu’une seule année à l’école, et cette année comptait comme année de service pour les grades d’élève de première classe et d’enseigne de vaisseau.
Les règlements sont bien changés; tant d’avantages, supprimés successivement, se sont transformés en une pension que payent les familles durant deux années consécutives.
Charles comptait amasser ses quarante francs d’appointements pour son trousseau de campagne au sortir du vaisseau; il avait donc raison de dire qu’il cessait d’être une charge pour sa mère.
Aussitôt après le roulement qui avait mis fin aux adieux de madame de Pierremont à son fils, les bâbordais et les tribordais sortirent de leurs classes respectives, chacun ayant sous le bras son pliant et ses cahiers.
A bord du vaisseau, il n’y a pas de bancs; chaque élève est responsable d’un siège numéroté qu’il porte avec lui de la classe à l’étude, du cours de dessin au cours d’anglais ou d’histoire.
Les rangs rompus, on se dispersa; le nom de Fargeolles circula aussitôt de tribord à bâbord; celui de Pierremont fut prononcé en même temps.
Le héros de la prison, le vétéran, d’une part; le dernier venu, le fistau, de l’autre, fournissaient inévitablement les sujets de conversation.
Charles de Pierremont était le fistau de tout le monde.
Fargeolles devait sa qualité de vétéran à une année qu’il avait doublée à l’école d’Angoulême.
Pierremont n’avait pas quinze ans accomplis; Fargeolles allait en avoir vingt et un.
Le premier était petit, faible, convalescent, blond, un peu pâle,–totalement étranger aux us et coutumes des écoles publiques; le second, vieux routier de collége, grand, fort, robuste, était possesseur d’une paire de favoris naissants qui, à défaut d’autres mérites, lui eussent valu beaucoup de considération. Si l’on ajoute à cela qu’Emile Fargeolles était railleur, taquin, et convenablement dégrossi en fait de marine, attendu qu’il avait passé sa première enfance à faire l’école buissonnière sur les quais du port de Brest, on plaindra l’infortuné Charles de Pierremont de s’être bien innocemment attiré l’animadversion d’une telle puissance.
Les élèves, tous en grossières vareuses de toile grise, conformément à la tenue du jour, se précipitèrent bientôt sur le pont.
Jules Renaud s’élança dans la grand’hune, son lieu de récréation favori.
Fargeolles, entouré d’une foule d’admirateurs, aborda Charles, qui se trouvait encore à côté de l’escalier d’embarquement.