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II
MADEMOISELLE

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Table des matières

Il n’y avait dans la grand’hune, avec Jules Renaud, que les élèves du concours direct, des fistaux qui s’étaient plus ou moins liés entre eux durant les querelles des premiers jours.

Évidemment les cent vingt élèves de la promotion ne servaient pas tous de cortége au superbe Fargeolles. Ce serait calomnier nos chers condisciples que de le dire. Encore, parmi ceux qui suivaient le vétéran, les curieux inoffensifs étaient-ils en majorité. Mais à l’école de marine, comme ailleurs, la minorité turbulente doit avoir le dessus, sinon toujours, au moins momentanément, sinon par force, au moins par surprise, et jusqu’à ce que la majorité ait eu le temps de se reconnaître, de se compter, de se rallier,–mouvement long, qui s’opère avec mollesse, ne prévient jamais le mal, et a rarement le pouvoir de le réparer.

Jules Renaud était monté avec une agilité remarquable; il brillait déjà parmi les plus audacieux. On l’avait vu se suspendre par une main au grand étai, puis se rattraper, puis monter et descendre du pont à la hune par ce cordage extrêmement incliné, qui va de la tête du grand mât à l’avant du vaisseau.

Les gabiers eux-mêmes ne font pas d’exercice plus périlleux.

–J’ai toujours adoré la gymnastique, disait Renaud; j’avais une réputation au collége. Aussi, je vous promets mes amis, qu’aucun de nos prétendus anciens ne me gagnera en vitesse.

–Le fait est, ajouta un camarade, Fargeolles lui-même n’est pas capable de t’imiter.

–Quoiqu’il se vante d’avoir été mousse avant Angoulêmc, dit un troisième fistau.

En réalité, Fargeollesn’avait jamais été mousse, mais il avait fait plusieurs petites traversées sur des bâtiments de commerce, commandés par d’anciens amis de son père, ancien corsaire, mort, disait-on, sur les pontons anglais.

L’enfance d’Emile Fargeolles s’était écoulée d’une manière assez bizarre.

Quoiqu’en apparence condamné à la misère, il n’avait jamais manqué de rien. Peu de temps après avoir appris la mort de son mari, madame Fargeolles reçut, par une voie mystérieuse, à titre de restitution, une somme qu’elle consacra à la première éducation de son fils. Le même fait se renouvela plusieurs fois. Ces secours inespérés s’étant trouvés insuffisants à l’époque où Émile était d’âge à entrer au collége, une bourse entière fut accordée pour lui, sans même que madame Fargeolles l’eût sollicitée.

Émile fut chassé du collége; plusieurs capitaines au long cours se chargèrent tour à tour de lui; mais son mauvais caractère le fit successivement renvoyer de leurs navires.

Madame Fargeolles mourut, en recommandant son fils à un parent éloigné. Le tuteur, peu disposé à @ faire aucun sacrifice, allait décidément embarquer Émile sur un trois-mâts marchand,–et cette fois, bien positivement, en qualité de mousse,–quand un vieux lieutenant de vaisseau, appelé Labranche, se présenta chez lui.

Cet officier, qui disait avoir été très-lié sur les pontons avec le père d’Emile, se proposa très-chaudement pour diriger ses études.

–C’est Un enfant insupportable, un mauvais petit drôle, monsieur, dit le tuteur. Je vous déclare d’avance que vous n’en ferez jamais rien de bon. Il ne manque pas d’intelligence, il a même une certaine aptitude pour les mathématiques; mais il est incorrigible.

–Je suis sévère, répondit M. Labranche.

–D’aussi sévères que vous, monsieur, ont renoncé à tirer parti de lui.

–Confiez-moi votre autorité de tuteur, je réponds de le faire entrer à l’école de marine.

–Vous recherchez une tâche difficile, monsieur Labranche, je vous la cède d’autant plus volontiers que j’allais le camper à bord du Caïman, sous le capitaine Rémond, le plus dur marin de ma connaissance. Cette ressource vous restera toujours, quand vous serez las de le morigéner.

–Il m’obéira, je vous le jure, dit l’officier de marine d’un ton menaçant. Je sais comment on assouplit les natures rebelles.

Il faut croire que M. Labranche n’exagérait rien, et ne reculait pas devant l’emploi des moyens énergiques; car, au bout de six mois, Émile satisfit tfès-convenablement aux examens. Il entra dans un bon rang à l’école d’Angoulême, où il fut encore admis comme boursier; mais il se vit condamné à doubler sa seconde année pour mauvaise conduite, et acquit ainsi le glorieux titre de vétéran dont il abusait à bord du vaisseau l’Orion.

M. Labranche, se rendant de Brest à Toulon, avait une seule fois revu Fargeolles à Angoulême. Avec sa rudesse ordinaire, le vieil officier l’avait invité à se mieux comporter, sous peine d’être embarqué à son bord en qualité de novice.

–J’ai contracté d’immenses obligations envers votre père, dit-il; je regarde comme un devoir de m’en acquitter, en le remplaçant à votre égard.

–Vous n’êtes pourtant mon parent ni mon tuteur! interrompit Émile.

–Je suis ton bienfaiteur, ingrat!... s’écria le lieutenant de vaisseau.

–Vous vous acharnez sur moi, continua Émile; quel mal vous ai-je donc fait à vous?...

M. Labranche soupira, fronça les sourcils, et reprit avec une fermeté impérieuse:

–Je m’acharne sur toi!... Eh bien, oui! Et je continuerai. Je continuerai à te surveiller, à te garder, à t’empêcher de déchoir; je continuerai à te rendre le bien pour le mal. Je te donnerai un avenir dont tu es indigne. Par amitié pour ton infortuné père, je veux t’ouvrir une carrière honorable.

–Belle carrière! riposta Fargeolles d’un ton insolent; vous parliez de m’embarquer comme novice.

–Oui, malheureux! s’écria M. Labranche avec colère, oui, si tu te fais chasser d’ici comme du collége, comme des divers navires où t’avait placé ta mère; oui, si tu t’obstines dans ta paresse et ta méchanceté, car je ne veux pas que le fils de Fargeolles finisse au bagne ou sur l’échafaud.

L’élève haussa les épaules.

–Je ne suis ton parent, ni ton tuteur, continua le vieil officier; mais quel que je sois, tu ne m’échapperas qu’en te conduisant bien. Sois renvoyé d’ici, tu tombes sous mon autorité directe, et, prends-y garde, je te ferai périr sous la corde, plutôt que de t’abandonner à tes instincts pervers. A la fin de cette année, tu seras sur l’Orion ou à mon bord. Choisis!...

La menace produisit un effet excellent, au moins pour Fargeolles, qui se mit à travailler et s’éleva très-vite des derniers aux premiers rangs. Bref, il était sorti d’Angoulême avec un bon numéro. A bord du vaisseau-école, il comptait parmi les forts.

Quant à Jules Renaud, c’était tout autre chose. Il n’avait guère été reçu que sur sa bonne mine, eu égard aux recommandations et aux notes du proviseur de Louis-le-Grand, et enfin grâce à quelques saillies qui déridèrent l’examinateur. Du reste, son admission ne faisait tort à personne, attendu que le nombre des admissibles était illimité.

A cette époque, la Restauration avait le projet d’agrandir les cadres de la marine; on manquait d’officiers au point qu’il avait fallu recourir à de nombreux auxiliaires pris parmis les capitaines de la marine marchande. Aussi l’examinateur accorda-t-il sans scrupules l’un des derniers rangs d’admission à Jules qui avait montré peu de savoir à la vérité, mais beaucoup d’intelligence.

Sur la moitié des questions, Jules fut collé au tableau: il ne se déconcerta point:

–Il n’avait pas encore eu le temps d’apprendre ce théorème, disait-il. Ce problème n’était pas encore bien gravé dans sa mémoire. Il n’avait entrepris l’étude des mathématiques que depuis quatre mois. Mais ce n’était pas difficile à comprendre.

Là-dessus, il cherchait, en présence même de l’examinateur, et plusieurs fois il eut le bonheur de trouver des solutions imprévues.

En latin, en français, en dessin, Jules ne laissait rien à désirer. Si, en quatre mois, il était parvenu à se tirer aussi passablement d’un examen pareil, évidemment il était apte à devenir élève du vaisseau-école. De moins capables que lui avaient été admis en foule,

Il n’est pas de profession qu’on embrasse plus légèrement que celle de la marine militaire; il n’en est point qu’un prisme trompeur colore de teintes plus séduisantes. On s’y destine fort jeune sans en soupçonner les ennuis, plein de foi dans la poésie des ouragans et des combats, tantôt par esprit d’imitation, tantôt sous l’influence des premières lectures qui nous charment.

Dans les ports de guerre, l’enfant n’entend parler que des armements et des expéditions qui se préparent: il vit au milieu d’uniformes brillants et de spectacles bien faits pour aiguillonner sa curiosité, il subit l’influence contagieuse de l’exemple.

A l’éternelle question: «Eh bien, mon petit ami, que voulez-vous être un jour?» il répond sans balancer: «Capitaine de vaisseau.» Il ne trouve rien de plus gracieux que la casquette galonnée et l’aiguillette flottante d’un élève, rien de plus beau qu’un commandant chamarré de broderies, rien de plus amusant que d’aller en canot et de commander à des marins. Il joue au matelot comme ailleurs on joue au soldat; ses poupées sont de petits navires qu’il fait manœuvrer dans un bassin; il a été bercé au récit de campagnes périlleuses, et ne peut concevoir d’existence préférable à celle d’officier de marine.

D’ailleurs, les parents n’ont guère le choix des carrières. Charles de Pierremont, Émile Fargeolles, tous deux pour des causes analogues, par une sorte de force majeure, avaient été poussés à bord de l’Orion,

Dans l’intérieur des terres, à Paris, par exemple, la vocation maritime naît de l’amour du merveilleux. Robinson commence à faire songer à la mer, Télémaque continue à inspirer le désir des grandes aventures; mais, après Gulliver et Synbad des Mille et une Nuits, l’écolier n’y tient plus et déclare qu’il veut être marin. Qui n’a point caressé semblable rêve au détriment du de Viris et des fables d’Esope? Après avoir lu la Vie des marins célèbres, qui n’a voulu se faire mousse pour devenir amiral, découvrir plusieurs nouveaux mondes, être tour à tour chevalier de Malte, corsaire et flibustier, ou pour le moins visiter tous les pays de la terre? Qui ne s’est point figuré que sur la mer seulement se trouvaient gloire et bonheur? L’histoire des naufrages éveille un intérêt trop puissant pour laisser sous une impression de terreur; on ne compte pas les victimes, mais on admire ceux qui échappèrent au désastre, et l’on ose espérer tout bas d’être un jour acteur dans un de ces drames horribles dont l’Océan est le théâtre.

La Méduse et son radeau, le Kent incendié au milieu de la tempête, ont dû faire des prosélytes à la marine; ils n’en ont jamais détourné personne. On prend le métier de la mer avec la perspective de catastrophes pareilles; elles entrent dans le programme du candidat à l’école navale; aucun marin n’a renoncé à sa carrière pour les avoir rencontrées. Ce que l’on ignore, c’est les petites misères intestines qui remplissent lentement le vase de dégoûts, et finissent quelquefois par le faire déborder.

Le jeune homme qui débute plein de romanesques illusions n’en conserve aucune lorsqu’il a passé quelques années sous le harnais; il en fait bon marché avec l’âge, et, parvenu aux plus hauts grades, ne s’étonne pas de se voir administrateur ou diplomate, lui qui s’était destiné à devenir un capitaine Sabord comme il n’en est guère qu’au Vaudeville. Mais il n’oublie jamais entièrement ses premières sensations, et les nobles causes qui l’ont déterminé à choisir son état ne sont point de celles qui le lui feront abandonner.

En disant de quelles chimères se repaît l’imagination du candidat à l’école navale, on a tout simplement conté l’histoire de Jules Renaud. Son père qui était riche, mais avait un grand nombre d’enfants, approuva sa détermination:–Un gaillard leste et hardi comme toi, lui-dit-il, fera un excellent marin.

Jules, qui était alors en rhétorique, abandonna le grec, le latin et les discours français, pour la géométrie, l’algèbre, les trigonométries, et la statistique. On sail comment il fut admis; il avait de l’émulation, et se promettait bien de ne pas croupir aux derniers rangs.

Les fistaux assemblés dans la grand’hune se demandaient les uns aux autres les noms des cordages et des pièces de mâture qu’ils avaient sous les yeux. Jules avait retenu quelques termes de la nomenclature intéressante qu’il s’agissait de se classer dans la mémoire: élais, haubans, galhaubans, écoutes, marchepieds, enfléchures, étaient autant de choses nouvelles dont on ne s’expliquait pas trop l’usage.

Il y avait là une foule de cordes qui étaient autant de problèmes. A quoi servaient elles?... D’où venaient-elles? Où allaient-elles?... Chacun émettait son avis, et de terribles hérésies maritimes durent frapper les échos aériens en cette occasion.

Le canot qui conduisait à terre madame de Pierremont et sa jeune nièce attira aussi l’attention de Jules et de ses camarades; mais tout à coup de bruyants éclats de rire retentirent sur le pont; les cinq ou six fistaux se penchèrent tous à la fois du côté de tribord; ils virent Pierremont en uniforme au milieu d’un groupe nombreux en vareuse et pantalon gris.

Fargeolles l’avait profondément salué en disant:

–N’est-ce pas à M. de Pierremont que j’ai l’honneur de parler?

–Oui, monsieur, répondit Charles visiblement intimidé par la politesse exagérée de son interlocuteur et par le fou rire de la galerie.

–Croyez, monsieur de Pierremont ajoutait Fargeolles, que l’Ecole est très-honorée de vous recevoir enfin dans son sein. Nous vous attendions tous avec une impatience sans égale. L’on nous a dit que vous étiez un phénomène; l’on ne nous trompait pas!.....–N’est-ce pas, messieurs, l’on ne nous trompait pas?...

Le ton et la pantomime de Fargeolles excitaient de niaises risées. Charles essaya de s’y soustraire en regagnant le milieu du pont.

–Vous nous fuyez, monsieur de Pierremont! Oh! c’est cruel!... ajoutait Fargeolles en suivant. Vous vous refusez à nos hommages?...

–Messieurs, disait Charles, je ne fuis pas; mais je voudrais qu’on ne se moquât pas de moi!...

–Tout ceci est très-sérieux, monsieur de Pierremont! continuait Fargeolles en saluant de nouveau.

Ces bouffonneries avaient un succès prodigieux.

–Est-il donc amusant, ce Fargeolles? Il n’a point son pareil pour faire poser un fistau.

–Je suis d’avis, ajouta le vétéran, de porter en triomphe le phénix de ces lieux.

–Messieurs, s’écria Charles, laissez-moi, je vous en conjure; je ne suis un phénomène, ni un phénix.

Nouvelles explosions de rires moqueurs.

Je me demande encore pourquoi l’on riait. Qu’y avait-il de si comique dans les réclamations de ce malheureux enfant accueilli par des lazzis de mauvais goût.

–Le fistau a raison, Fargeolles! interrompit un facétieux ancien. Tout phénix a des plumes et je ne lui en vois point.

–C’est que tu as la berlue, reprit Fargeolles qui avait par hasard dans la poche une vieille plume et la planta en guise de panache dans la ganse du chapeau de Charles.

Nous portions alors, en grande tenue, le chapeau rond avec la cocarde, et la casquette en petite tenue.

–Hourra pour le plumet!...

–Un ban pour le plumet!...

–En triomphe le phénix!...

–Sur le pavois le roi des fistaux.

On essayait de mettre à exécution la motion du vétéran Fargeolles; on soulevait Charles par les pieds.

–Messieurs, messieurs! laissez-moi, je vous en prie, dit encore le malheureux adolescent qui avait peine à retenir ses larmes.

–Le fistau n’entend pas raillerie!... Il a un mauvais caractère!... il se révolte!...

Mademoiselle, reprit Fargeolles avec un sourire moqueur, nous ne voulons vous prouver que notre admiration profonde.

–Mademoiselle!... mademoiselle!... Vive mademoielle!... répétait-on en riant

Le sobriquet avait de l’écho.

Charles se débattait; il était littéralement accablé par le nombre; on le tiraillait, on l’emportait malgré lui avec un acharnement brutal. Déjà il avait perdu son chapeau, qui fut foulé aux pieds, son paletot neuf avait reçu un accroc, son aiguillette pendait à demi arrachée. Jules Renaud ne put être plus longtemps témoin d’un pareil spectacle sans perdre le sang-froid.

–Quand on devrait me mettre en prison à mon tour, dit-il, je porterai secours à ce pauvre garçon!

–Tu as raison, reprirent ses cinq ou six camarades; allons!... lestement!...

Sitôt dit, sitôt fait; Jules s’élance sur la grand’vergue, prend à bras-le-corps un cordage qui descendait sur le pont, et veut se laisser glisser.

Presque aussitôt un cri terrible retentit d’un bout à l’autre du vaisseau; l’officier de service accourt.

–L’officier. gare!... dit Fargeolles.

Les persécuteurs de Charles se dispersent.

Tous les yeux restent fixés sur Jules Renaud, suspendu à mi-distance du pont au bout d’un cordage qui, en termes techniques, s’appelle cartahu.

L’intrépide Parisien avait cru rencontrer une manœuvre dormante; il s’était accroché, par malheur, à une corde courante, qui glissa rapidement sous son poids; il se raccrocha bien à une autre avec une extrême agilité, mais celle-ci n’était point assez longue.

Après quelques oscillations, il se trouvait au bout, ne se tenant que par les mains, à trente, mètres environ au dessus d’un panneau.

–Courage! mon ami. serrez ferme .! criait l’officier, tandis que deux gabiers d’élite s’empressaient de courir au secours de Jules.

–Vouloir s’affaler par un cartahu!... l’imbécile fistau!... murmura Fargeolles avec dédain.

Une haine à bord

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