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Rencontre en forêt

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On était à l’automne.

Les froids précoces de novembre avaient dépouillé les arbres de leurs feuilles; un tapis jaunâtre couvrait la terre; ce tapis, la gelée de la nuit le glaçait d’un givre qui brillait comme une poussière diamantée, et qui avait encore l’avantage beaucoup plus positif de donner de l’adhérence au sol, sur lequel les chiens avaient à chercher ou à suivre la voie.

Le ciel était pur et sans nuages; quelques vapeurs diaphanes montaient de la vallée, en s’irisant aux feux d’un soleil resplendissant, qui embrasaient les cimes étagées des chênes.

Avec une pareille mise en scène, avec la vocation dont nous avons parlé, il y avait vraiment lieu de s’étonner que Mlle Denise de Chastel-Chignon ne fût pas en campagne.

Il suffisait, il est vrai, de l’observer, allant et venant sur la terrasse de Colleville, pour se convaincre que c’était bien malgré elle qu’elle était restée au logis.

Elle était vêtue d’une robe de drap gris, assez courte pour ne pas gêner sa marche, et sur laquelle retombaient les basques d’un surtout de drap vert, serré à la taille et largement galonné d’or. Des guêtres de peau de daim emprisonnaient sa jambe fine, et venaient rejoindre au genou, un peu au-dessus de l’extrémité de la jupe, de larges culottes, de la même étoffe que la veste; un chapeau de feutre, bas de forme et orné d’une plume, complétait ce costume mixte, mais tout féminin par la coquetterie qui avait présidé à ses détails. Un fusil à un coup, aux proportions les plus mignonnes, était appuyé contre le socle de l’une des statues.

Ce n’était certes pas au coin du feu que Mlle Denise avait entendu faire les honneurs de cette tenue de guerre; le pli significatif de ses lèvres, l’expression boudeuse de sa physionomie, disaient assez que c’était contre son gré qu’elle circonscrivait sa promenade aux quatre angles du parterre.

Elle se trouvait, en effet, dans un de ces jours de guignon, où il semble que le sort ait pris à tâche de vous accabler. Elle avait envoyé chercher le garde, le père la Verdure: mais l’heure avançait, le soleil était arrivé au milieu de sa course, et, aussi malheureuse que sœur Anne, Mlle Denise ne voyait rien venir. C’était pour elle une assez rude épreuve.

Les courses solitaires dans les bois avaient souvent sollicité son esprit aventureux; il n’avait pas fallu moins que l’interdiction formelle de M. de Chastel-Chignon pour la décider à renoncer à des expéditions de ce genre; les mécomptes du matin, la désertion de la Verdure, rendaient à la tentation toute sa puissance; elle n’y résista pas plus longtemps, et, oubliant les sages recommandations paternelles, elle se décida à faire seule une courte promenade dans les environs.

Elle passa en bandoulière le petit sac de maroquin dans lequel elle renfermait ses munitions, jeta son fusil sur son épaule, traversa le parc et se lança à travers la campagne.

La mauvaise chance continua de s’acharner sur elle. Elle eut beau imiter la tactique du garde, frapper tous les buissons du canon de son fusil, donner un coup de pied dans toutes les touffes d’herbes desséchées, pas une seule pièce de gibier ne vint incidenter agréablement l’excursion qu’elle s’était permise. Emportée par son ardeur ou par son dépit, Mlle Denise ne s’aperçut même pas qu’elle s’éloignait sensiblement des murs du parc qu’elle s’était promis de contourner.

Elle venait de s’engager dans une lande, semée çà et là de touffes d’ajoncs et d’épais buissons d’épine noire, lorsqu’un lièvre bondit à quelques pas d’elle. Mlle Denise jeta son fusil à l’épaule et fit feu; mais, comme il arrive d’ordinaire, l’irritation de ses nerfs avait nui à la régularité de son tir. Le lièvre, frappé dans son arrière-train, se coucha sur le flanc; puis, avec l’incroyable énergie que l’instinct de la conservation inspire à l’animal, il se retrouva en équilibre, et continua de fuir, quoiqu’il chancelât sur ses membres brisés.

De sang-froid, Mlle Denise eût certainement trouvé une larme à donner à ce triste spectacle; mais la passion gouverne partout où elle règne, et son omnipotence est d’autant plus assurée, qu’elle bannit sans pitié tous les sentiments qui pourraient la gêner. La sensibilité de la jeune chasseresse resta donc à l’état de lettre morte; en revanche, elle éprouva une véritable angoisse en s’apercevant que son gibier allait lui échapper: elle s’élança à sa poursuite.

Elle courait avec tant de légèreté, qu’un poète du temps n’eût pas manqué de la comparer à Atalante et de lui assurer que c’était à peine si les tiges des bruyères, que ses pieds effleuraient, se courbaient sous son passage. Quoi qu’il en fût, le pauvre lièvre n’était plus en état de lutter avec elle; en une cinquantaine de pas, elle l’atteignit; mais au moment où elle se baissait pour le saisir, la terreur inspira le malheureux animal: il exécuta un crochet et parvint encore à la distancer.

Mlle Denise frappa la terre de son petit pied avec une incroyable impatience et recommença la poursuite. Le lièvre, à bout de forces, s’était jeté dans un massif d’épines noires; il fit une dizaine de pas dans la coulée, se dressa sur ses pattes de derrière, aspira l’air, coucha ses oreilles, s’affaissa sur lui-même, et resta immobile. Il avait donné son dernier souffle à ce dernier effort, il était mort.

Ce dénouement n’arrangeait pas du tout les affaires de Mlle Denise; son ennemi gisait inerte sur la terre; une véritable forteresse végétale protégeait ses restes, et plus que jamais il devenait difficile de faire un trophée de son cadavre.

De plus en plus enfiévrée par l’obstacle qui s’opposait à ses désirs, elle regarda autour d’elle, et ne voyant personne qui pût lui venir en aide, elle se débarrassa de son élégante carnassière, enfonça son chapeau sur sa tête, et se disposa bravement à se glisser, en marchant sur ses mains et sur ses genoux, dans une coulée qu’elle venait de remarquer.

Si svelte, si mince que fût Mlle Denise, la grande route des lièvres et des lapins était encore trop étroite pour elle. A peine se fut-elle avancée de quelques pieds que le craquement du drap de son surtout, qu’une épine venait de déchirer, lui prouva qu’elle n’avait pas la voie; elle essaya de se retourner, son chapeau resta accroché dans une branche; elle voulut le reprendre, une autre épine, perçant le gant, lui laboura cruellement la main. Le dépit lui arracha des larmes, tout autant que la douleur et, convaincue de son impuissance, elle essaya de rétrogader.

Cette manœuvre offrait de bien plus grandes difficultés que la première; les branches, après s’être courbées à son passage, s’étaient redressées derrière elle, et de tous les côtés elles faisaient obstacle à son retour. A chacun de ses mouvements en arrière, ses vêtements s’accrochaient et l’arrêtaient en même temps que les piqûres se multipliaient.

Elle était en train de disputer une mèche de ses cheveux à une branche garnie d’aiguillons; les douleurs que lui causaient les tiraillements qui résultaient de la lutte l’absorbaient si complètement, qu’elle n’entendit point les pas d’un homme qui s’avançait à travers la bruyère.

Ce fut seulement lorsque, parvenue à se dégager, elle releva la tête, qu’elle aperçut cet homme arrêté à deux pas d’elle, devant lé buisson.

Mlle Denise aurait pu remarquer que celui qui accourait à son secours était jeune, d’une tournure singulièrement distinguée, et que l’élégance de son costume annonçait un gentilhomme; je suis trop sincère pour ne pas vous avouer qu’elle n’y songea pas le moins du monde. Elle avait surpris sur les lèvres du nouveau venu un sourire railleur, qui non seulement gâtait tous.les mérites qu’elle aurait pu lui trouver, mais qui réduisait à néant les titres que le service qu’il allait rendre pouvait lui ménager à la reconnaissance de la jeune fille.

Avec un peu de réflexion, peut-être eût-elle compris que ce sourire se trouvait légitimé par l’ébouriffement que présentait en ce moment sa coiffure, par le délabrement de son costume masculin, par la singularité de ce tête-à-tête d’une jolie personne, dans un buisson, avec un lièvre. Elle était beaucoup trop surexcitée pour plaider ainsi les circonstances atténuantes; au fond, elle en voulait moins à ce jeune homme de son manque de charité que de l’avoir surprise dans une position légèrement ridicule.

Le jeune homme, ayant posé son pied sur les brins les plus forts, avait brisé les branches autour de la prisonnière; quand il eut débarrassé le passage de tous ces obstacles, il lui offrit la main.

«Merci, Monsieur», répondit-elle sèchement.

Et, refusant son aide, elle s’élança légèrement par le passage, en répondant à son sourire par un sourire qui signifiait très clairement: «Je m’en serais parfaitement tirée sans vous».

«J’ai été bien malavisé en arrivant si tard aux cris que j’avais entendus, Mademoiselle», reprit le jeune homme; «vous ne pouvez pas douter que je ne sois prêt à affronter des ennemis autrement redoutables que ces épines, pour mériter un regard de vos beaux yeux. Enfin, je m’efforcerai de réparer ma maladresse.»

Le ton équivoque avec lequel ce banal compliment avait été prononcé ne raccommoda point son auteur avec Mlle Denise. Cependant, un regard jeté à la dérobée sur l’étranger lui avait permis de remarquer qu’il n’était pas sans quelques avantages; en même temps, elle reconnaissait à son costume qu’il appartenait à l’armée et, à la manche vide, flottante et croisée sur sa poitrine, elle devinait qu’elle avait devant elle quelque héros glorieusement mutilé. Aussi, lorsqu’elle le vit se disposer à entrer dans le buisson, elle l’arrêta et, d’une voix considérablement radoucie:

«Qu’allez-vous faire! lui dit-elle.

— Aller chercher l’ennemi au cœur de la place, et le déposer à vos pieds, Mademoiselle.

— Que m’importe ce lièvre! Laissez-le où il est.

— En vérité, Mademoiselle, il faut que vous me l’affirmiez pour que je croie que vous vous en souciez aussi peu. Savez-vous que j’en connais qui ont affronté les redoutes anglaises et qui eussent hésité devant la forteresse au milieu de laquelle vous vous trouviez tout à l’heure! Permettez-moi donc de soutenir ici l’honneur des officiers du roi, en ne restant pas trop au-dessous de la bravoure que vous avez déployée.

— Restez, Monsieur; je le veux.»

Mlle Denise avait prononcé cette phrase avec une hauteur singulière; son interlocuteur s’inclina profondément.

«En toute autre circonstance, Mademoiselle,», répondit-il, «je serais trop heureux de recevoir les ordres que vous voudriez bien me dicter; mais, j’aurai tout à l’heure à réclamer à mon tour un service, et il importe que j’aie mérité votre bienveillance.»

En même temps, il s’élança dans le buisson. Sa haute taille favorisait son passage à travers le fourré épineux; Pourtant, il n’en sortit pas sans quelques égratignures qu’il supporta avec un stoïcisme chevaleresque, et il Présenta le lièvre à la jeune fille.

«Merci, Monsieur,» lui dit celle-ci d’un ton qu’une reine n’eût pas désavoué ; «et maintenant veuillez m’apprendre ce que vous attendez de moi.

— Mademoiselle», reprit l’étranger, «à cinq cents Pas d’ici, emporté également par son ardeur pour la chasse, mon compagnon se trouve dans une position autrement fâcheuse que celle dans laquelle vous étiez tout à l’heure. Vous feriez acte de charité en lui tenant compagnie pendant que j’irai chercher du secours, c’est le seul moyen d’empêcher qu’il ne se laisse entraîner à quelque nouvelle folie.»

La jeune fille ne répondait pas; elle écoutait, et le pli significatif de ses sourcils indiquait que les bruits que, depuis un instant, le vent apportait à ses oreilles ne lui étaient pas précisément agréables.

En effet, on entendait, à une distance assez rapprochée, la voix d’un chien qui menait chaudement. Comme le jeune homme achevait de présenter sa requête, la détonation d’un fusil était arrivée de la même direction, et le cri de tayaut! jeté d’une voix mâle et vigoureuse, lui succédait.

«Voilà qui vient du côté que vous indiquez, Monsieur, » dit-elle enfin; «votre ami aura fait comme moi, il se sera lui-même tiré d’embarras.

— Je n’y comprends rien, Mademoiselle, je l’ai laissé assis au pied d’un arbre, ne pouvant remuer, et à peine remis d’un évanouissement.

— Vous n’aviez pas tort de vanter ses ardeurs», reprit Mlle Denise, avec un accent dédaigneux; «il faut qu’elles soient bien vives pour l’avoir entraîné à chasser sur des terres qui ne lui appartiennent pas. Ce n’est assurément pas un gentilhomme. Serait-il indiscret de vous demander son nom?

— Le chevalier de Bourguebus, Mademoiselle.

— Le chevalier de Bourguebus!» répéta la jeune fille. «Mon oncle! Ah! mon Dieu, que lui est-il arrivé ? Conduisez-moi à lui, Monsieur, je vous en conjure.»

Et sans attendre la réponse du jeune homme, dans lequel nos lecteurs ont déjà sans doute reconnu M. de Tancarville, Mlle Denise s’élança en courant vers le fond du vallon où les tayaut! s’accentuaient de plus en plus.

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