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Caporal.

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Nous avons été assez prolixe dans la biographie des bipèdes de notre histoire; nous ne pouvons faire moins que de consacrer quelques lignes au quadrupède qui doit y figurer, et que nos lecteurs considèrent avec raison comme devant devenir un de nos plus intéressants personnages.

Sa généalogie sera courte.

C’était un véritable enfant de la balle.

Son extérieur se ressentait terriblement de l’incohérence de sa filiation, et c’était ainsi que Caporal, qui ne ressemblait à personne, ressemblait à tout le monde. Il avait emprunté au lévrier Phébus son ventre harpé, à Cascaro l’épaisseur de sa toison, au barbet de M. de Montlouis, maréchal de camp et grand chasseur de bécassines, la nuance roussâtre de son pelage, au braque d’un autre officier, la largeur de sa tête, la profondeur de son poitrail et l’inclinaison perpendiculaire de l’une de ses oreilles; d’un autre côté, par la direction du second de ses conduits auditifs, qu’il portait droit comme un loup, par sa queue abondamment fournie de poils et galamment retroussée sur son échine, il se rapprochait beaucoup d’un chien de berger qui appartenait à un employé du service des vivres,

Confessons-le humblement, cet ensemble laissait quelque peu à désirer.

Si Caporal était laid, en revanche il avait été si libéralement doué sous le rapport de l’intelligence, que personne avant moi, peut-être, ne s’était avisé de s’apercevoir de ce qui lui manquait.

Choisi dans le giron de sa mère par le caporal La Valeur, baptisé par les soldats du titre qualificatif de son maître, adopté par l’escouade à laquelle celui-ci avait l’honneur de commander, il eut une demi-douzaine d’instituteurs qui, du matin au soir, et quelquefois du soir au matin, s’occupaient de son éducation.

Et Dieu sait s’il en avait profité !

Jamais pâte plus malléable n’avait été donnée à l’homme pour la pétrir à sa guise et la façonner à sa fantaisie; Caporal retenait tout ce qu’on lui montrait.

Il savait fermer les portes, parader au port d’armes, sauter pour le roi, faire volte-face, montrer sa queue et ses alentours pour M. de Choiseul, faire le mort et ressusciter, danser le menuet, faire sa partie au jeu de la drogue; il fumait comme un Suisse, il buvait comme un templier. Jamais chien ne toucha de si près à la perfection humaine.

La distinction avec laquelle il pratiquait les arts d’agrément n’était rien auprès de la solidité de son instruction classique.

Dans ces temps-là, une administration prévoyante ne se chargeait pas de pourvoir à tous les besoins des troupes. On s’en rapportait un peu à l’industrie du soldat du soin de le faire vivre, et la pratique quotidienne de la maraude avait singulièrement développé les instincts de flibuste qui existaient en germe- chez notre animal.

Il y avait dans son ascendance assez d’aptitudes cynégétiques pour qu’il eût hérité de quelques-unes, et il résultait également de ce conflit de qualités, qu’il jouissait du privilège d’associer en lui les plus dissemblables.

C’était ainsi qu’il tenait l’arrêt aussi solidement qu’un vrai braque, sauf à happer, au départ, lièvre ou faisan, lapin ou perdrix, si l’occasion lui semblait favorable; il excellait dans ce tour de gueule; — cela ne l’empêchait pas de mener gaillardement le lièvre, ou bien un chevreuil, et même un cerf, pendant une heure, quelquefois deux, aussi droit dans sa voie que le meilleur chien courant.

Avec un pareil pourvoyeur, dans la giboyeuse Allemagne, jamais la marmite de l’escouade du caporal La Valeur ne fut exposée à murmurer la triste chansonnette de l’Eau claire.

En raison de ses états de services, Caporal jouissait de quelque considération dans le régiment de Navarre; si le colonel et lui se fussent trouvés en même temps en péril, je ne saurais trop auquel des deux on eût couru en premier.

Son maître, La Valeur, ayant eu la maladresse de se faire tuer aux avant-postes, le capitaine de la compagnie, M. de Bourguebus, recueillit cette part de l’héritage du défunt, que probablement il convoitait depuis longtemps.

Ce que M. de Bourguebus dut à son chien de jouissances cynégétiques et autres, il faudrait un volume pour le raconter. L’animal était si complètement devenu la vivante doublure de l’homme, que pas une des sensations de celui-ci ne lui échappait, qu’il suffisait qu’un pli aux muscles faciaux de l’officier traduisit sa pensée pour que Caporal devinât ce qu’il désirait.

J’ai raconté comment M. de Bourguebus, ayant pris la résolution de réfléchir aux moyens de vaincre les délicats scrupules de son jeune ami, s’absorba si bien dans ses réflexions, que pendant deux jours il resta muet.

Cet état rêveur agaçait visiblement Caporal qui, supposant probablement que son maître se laissait envahir par la mélancolie, multipliait ses démonstrations bruyantes pour attirer son attention et le distraire.

Vers le milieu du second jour, il s’absenta; au bout de dix minutes il était de retour, tenant dans sa gueule un animal au pelage d’un gris roussâtre, qu’il déposa devant le fauteuil sur lequel le chevalier était assis.

«Que nous apporte-t-il là ? demanda M. de Tan-car ville.

— Il y a trois mois, je vous eusse répondu les yeux fermés: c’est le lapin de quelque margrave; mais, ce triste séjour ne réserve pas de semblables bonnes fortunes à mon pauvre Caporal; ce n’est qu’un rat», répliqua M. de Bourguebus, en repoussant la victime avec le bout de sa canne.

Pendant que son maître parlait, le chien s’était dirigé vers la porte; arrêté sur le seuil, il poussait des abois significatifs, tantôt en regardant cette porte et tantôt en fixant sur son maître des yeux singulièrement expressifs.

«Et que veut-il de nous maintenant?

— Ah! vous n’entendez pas sa langue, mon cher ami; moi, je ne perds pas un mot de sa conversation. Caporal nous dit qu’il a découvert une garenne d’animaux semblables à celui-là, et il nous invite, le plus poliment du monde, à nous associer à la petite partie de plaisir qu’il se promet.

— Et pourquoi pas?» s’écria avec vivacité M. de Tancarville, enchanté de cette occasion de tirer le vieux gentilhomme de la torpeur dans laquelle il le voyait plongé.

«Chasser le rat? vous n’y pensez pas,» répartit le chevalier avec une moue dédaigneuse.

«Pourvu que nous ne soyons pas forcés de manger notre gibier, je ne vois pas qu’il soit plus désagréable à fusiller qu’un autre. Certes, le rat à de bons titres à être classé au nombre des animaux malfaisants, et bien que sa destruction ne soit pas aussi glorieuse que celle du sanglier de Calydon, elle a son utilité. D’ailleurs, c’est un moyen de vous démontrer qu’avec la belle jambe de bois de frêne que l’on vous a apportée ce matin, vous ferez votre partie dans un tiré tout comme un autre. Puis, ne faut-il pas, chevalier, que vous me prouviez que vous ne vous êtes pas trop avancé en me vantant votre adresse?»

Le chevalier restait irrésolu: il flottait entre la crainte de compromettre dans un divertissement peu classique sa dignité de disciple de saint Hubert, et les sollicitations qu’exerçait sur lui l’aspect d’un fusil double, suspendu, avec ses armes de guerre, au-dessus de sa couchette.

M. de Tancarville surprit un de ses regards; il détacha de leur clou le fusil et la carnassière du chevalier, et lui offrit son bras.

Celui-ci colora sa défaite par le désir de ne pas désobliger son jeune camarade, et tous les deux prirent la direction du jardin de l’hôpital, précédés de Caporal, qui éclairait le chemin.

— REGARDEZ, RÉPONDIT LE CHEVALIER, C’EST UN INVALIDE COMME NOUS. (p. 20.)


Le chien s’arrêta devant l’orifice d’un grand égout qui déchargeait dans le fossé de ceinture les eaux de la maison, et les rayonnements de ses prunelles fauves, les ondulations de sa queue, les pourlèchements auxquels il se livrait, disaient clairement: «Nous y voilà !»

M. de Bourguebus continuait de protester contre ce qu’il appelait une absurde parodie; il n’en chargeait pas moins son fusil avec un scrupule qui indiquait que, pour le gibier, du moins, la farce aurait un parfum de tragédie. Quand il eut garni de poudre les deux bassinets, il fit signe à Caporal, qui s’élança dans le souterrain fangeux.

Deux minutes ne s’étaient pas écoulées que deux énormes rats sortaient à toutes pattes de leur retraite. Le vieil officier fit feu à droite et à gauche et les culbuta tous les deux.

«Bravo!» cria le cornette.

Le chevalier se rengorgea.

«C’est uniquement pour vous être agréable,» répondit-il, en revenant à la modestie, «que je brûle de bonne poudre en l’honneur de semblables espèces.»

Cela n’empêcha pas que bientôt deux autres rats ne fussent couchés, comme les premiers, sur le revers du fossé, et la fusillade se poursuivit avec des intervalles de plus en plus rapprochés, tant le tireur apportait de promptitude à regarnir son arme de poudre et de plomb.

Malheureusement, tout s’épuise, même les rats d’un égout. Lorsque le chevalier en eut occis une vingtaine, les survivants ne se montrèrent plus, et M. de Bourguebus essuya son front baigné de sueur.

«Ouf!» fit-il, «cela finit au moment même où je commençais à me faire illusion.

— Ne vous plaignez pas, mon cher chevalier, votre chasse d’aujourd’hui aura son bouquet; après le poil, voici la plume; regardez là-haut, s’il vous plaît.»

Les yeux du chevalier avaient suivi la direction que lui indiquait son camarade; entre les branches et les feuilles, il avait distingué le plumage d’un pigeon. Il épaula rapidement; mais presque aussitôt il rabattit son arme.

«Qu’avez-vous donc?» lui demanda M. de Tancarville.

— Que j’aimerais mieux être condamné à ne jamais trouver que des oreilles de rat au bout de mon fusil, plutôt que de faire feu sur ce pauvre oiseau.

— Et pourquoi cela?

— Regardez, répondit le chevalier, «c’est un invalide comme nous.»

M. de Tancarville se baissa afin d’observer plus attentivement le pigeon, et il reconnut, en effet, qu’une de ses ailes était brisée et pendait tristement le long de son corps.

«Hélas!» dit-il, avec un soupir qui indiquait que ce spectacle le ramenait lui-même au sentiment de sa propre position, «vous lui rendez un bien mauvais service en l’épargnant: la mort immédiate ne vaut-elle pas mieux pour lui que les angoisses de la faim et la lente agonie qui l’attendent sur cette branche?

— Bast!» répliqua M. de Bourguebus, «il y a remède à tous les maux, un seul excepté, celui-là précisément que vous venez d’indiquer comme remède.»

Ils parlaient encore qu’ils entendirent le bruit d’un oiseau à l’essor, qu’ils virent un second pigeon s’abattre sur le pommier, s’approcher du blessé et dégorger dans le bec de celui-ci la nourriture que contenait son jabot.

Pendant quelques instants, les deux officiers contemplèrent en silence ce singulier spectacle.

«Voilà la réplique du bon Dieu,» dit enfin M. de Bourguebus, «et cette bestiole vous donne là un exemple qu’il serait peut-être sage d’imiter; voyez donc si ce brave éclopé croit qu’il importe à son honneur de repousser les secours que l’ami, qui a conservé ses ailes, est assez heureux pour pouvoir lui apporter.»

Le cornette sourit à l’allusion.

«D’abord, chevalier,» répondit-il, «vous ignorez s’il n’existe pas entre ces oiseaux un de ces liens qui lèvent les scrupules d’une âme fière.

— Que voulez-vous dire?

— Que la charité dont nous sommes les témoins est probablement un des bénéfices de l’union conjugale, qui légitime la résignation avec laquelle elle est acceptée; il y a toute vraisemblance que ces deux pigeons sont le mâle et la femelle.»

Le chevalier fit un brusque mouvement.

«L’union conjugale, un mariage!» s’écria-t-il avec une sorte de transport. «Je suis un grand fou de n’y avoir pas pensé plus tôt.»

En même temps, et pour témoigner da la satisfaction qu’il éprouvait, oubliant absolument que sa base avait perdu son équilibre, M. de Bourguebus voulut essayer une de ces pirouettes dans lesquelles il avait jadis excellé ; mais les temps étaient bien changés: elle ne se fût pas achevée sans dommage si son jeune compagnon ne l’eût soutenu.

«A quel vertigo cédez-vous, chevalier?» lui demanda celui-ci.

«Un mariage,» reprit le vieux gentilhomme, «voilà la solution du problème qui, depuis quarante-huit heures, martèle si cruellement ma pauvfe cervelle, que j’y avais gagné une terrible migraine.

— Bon!» dit M. de Tancarville, en éclatant de rire, «vous allez me demander ma main, et me proposer de vous suivre devant les autels?

— Quelque chose comme cela peut-être; vous le saurez quand il en sera temps. Ah! ça, répondez, quand partons-nous?

— Vous savez, chevalier, que sous ce rapport je suis complètement à vos ordres.

— Ce sera donc demain, si vous le voulez bien, mon enfant. Votre farouche délicatesse ne saurait vous empêcher de poursuivre jusqu’au bout l’œuvre charitable que vous avez entreprise en devenant l’appui et le soutien du vieil invalide; vous m’accompagnerez jusqu’à Bourguebus; vous ne refuserez pas d’y rester un mois pour présider à mon installation. Ce mois une fois écoulé, si rien ne vous retient, vous serez libre de dire un éternel adieu à votre hôte.»

M. de Tancarville ne jugea pas convenable d’insister pour que son vieil ami lui expliquât ces paroles passablement énigmatiques, et il acquiesça pleinement à ses propositions.

Le lendemain, dès l’aube, ils se mettaient tous les deux en route.

Caporal gambadait autour de la patache qui les emportait. Le chien paraissait ravi d’avoir échangé les sombres perspectives des murs de l’hôpital contre les. horizons, à perte de vue, du pays wallon qu’ils traversaient; mais ses démonstrations joyeuses n’étaient rien auprès de celles qu’une secrète satisfaction arrachait à son maître.

Tant que dura le voyage, le chevalier ne cessa guère de rire, de chanter et de se frotter les mains; il était de si belle humeur qu’il ne songea pas à donner un souvenir à la jambe qu’il laissait sur les bords du Rhin, bien que cette jambe fût, comme il le disait lui-même, la plus robuste et la mieux faite qui eût jamais chaussé la botte de cuir et le bas de soie.

Les voyageurs ne firent que traverser Paris, et le seizième jour après leur départ de Maëstricht, ils débarquaient à Fécamp.

M. de Tancarville avait désiré s’arrêter à Versailles pour solliciter le règlement de leurs pensions; mais M. de Bourguebus s’était montré intraitable.

«La belle affaire!» disait-il, «six cents livres à moi, trois ou quatre cents à vous, qu’on nous jettera d’aussi bonne grâce que l’on jette un os à un dogue affamé ! Qui vous dit que dans une quinzaine d’ans vous n’aurez pas, pour de semblables babioles, le dédain qu’elles méritent? D’ailleurs, si par hasard cette fantaisie subsistait, il sera toujours temps de venir ouvrir nos parallèles devant les coffres-forts de Sa Majesté.»

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