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CHAPITRE IV

Table des matières

Le Châtelain et sa Fille.

Nous allons laisser l’ex-capitaine de Navarre-Infanterie et son ami le cornette des chevau-légers exécuter leur entrée dans la tour de Bourguebus, pour nous occuper du château de Colleville et de ses habitants.

Ce château, nous l’avons dit, était bâti sur le sommet de la colline à la base de laquelle s’allonge le village. C’était, à l’époque où se passent ces événements, une construction toute moderne; elle datait de la régence de Marie de Médicis et portait le cachet de l’architecture de ce temps-là. Elle se composait d’un grand corps de logis que deux pavillons, formant saillie, flanquaient à droite et à gauche, et dont les murs de briques, encadrés dans le granit, ne manquaient pas de caractère.

Un perron en forme de fer à cheval, à la rampe curieusement ouvragée, pastiche fort réduit de celui que l’on voit à Fontainebleau, conduisait au vestibule. Pendant l’été, des deux côtés de ce perron s’alignaient deux rangs d’orangers de belle taille, un grand luxe en 1748.

Le plateau sur lequel le château était assis formait terrasse; on y avait ménagé un de ces parterres aux longs parallélogrammes encadrés de buis et flanqués de buissons d’ifs bizarrement taillés dans le goût du temps.

De l’extrémité de ce parterre, on avait la perspective de six allées, qui rayonnaient de la terrasse, pour s’enfoncer en lignes droites sous les futaies séculaires du parc. En suivant la déclivité du coteau, dont la pente était assez prononcée, au-dessus des cimes verdoyantes de chênes et de hêtres que l’on dominait, on apercevait encore dans la pittoresque vallée les toits du village, son clocher, et la noire silhouette du donjon de Bourguebus émergeant au milieu de la verdure.

Colleville était donc à la fois une riante demeure et une habitation assez fastueuse.

Cependant, son élégance était beaucoup plus affectée que réelle; pour peu que l’on examinât ce beau lieu avec quelque attention, on ne tardait pas à se convaincre que, sous ce rapport, il promettait beaucoup plus qu’il ne tenait.

On remarquait çà et là, à l’extérieur, des contrastes choquants et plus souvent ces mesquins équivalents qui rendent plus saillantes les lacunes qu’ils ont été chargés de combler.

Ainsi le rez-de-chaussée paraissait entretenu avec soin et, même au dehors, l’état d’abandon des étages supérieurs s’accusait fort nettement.

Les allées étaient recouvertes d’un sable grossier, l’herbe les envahissait de toutes parts; les plates-bandes étaient négligées, garnies de fleurs communes; les feuilles jaunies des orangers attestaient l’incurie avec laquelle on les traitait; une demi-douzaine d’arbres vulgaires, taillés en boule, affichaient la prétention, mal justifiée, de remplir les vides que la mort avait faits dans leurs rangs. Les statues de marbre qui figuraient orgueilleusement aux quatre coins du parterre avaient grandement à se plaindre des outrages du temps et plus encore du manœuvre indigène qui, vaille que vaille, avait pansé leurs blessures et remplacé avec du plâtre leurs membres mutilés.

Mêmes dissonances à l’intérieur: les appartements de réception regorgeaient de meubles somptueux, tapisseries des Gobelins, glaces et cristaux de Venise, cabinets incrustés d’ivoire et d’ébène, rideaux de brocart, terres cuites de Flandre, faïences précieuses, et toutes ces richesses s’étalaient sur un plancher vermoulu qui menaçait de s’effondrer à chaque pas du visiteur; l’épaisse couche de poussière qui les couvrait donnait à soupçonner l’insuffisance de la domesticité. Enfin, il y avait dans cet entassement de belles choses une telle disparate, que l’on pouvait supposer que le propriétaire les avait acquises tout autant en raison du bon marché dont il avait pu les payer que de son goût pour elles.

Plus on avançait dans cet examen et plus s’accusait la volonté du maître de sacrifier aux apparences. Le mobilier du premier étage eût fait honte à des chambres d’auberge. L’immense cuisine, froide et nue, manquait complètement de ce déploiement d’ustensiles qui réjouit l’œil du gastronome. Il y avait huit chevaux dans les écuries; mais sous les couvertures écussonnées qui les enveloppaient, il était facile de juger qu’ils étaient avant tout des trompe-l’æil; et, en effet, les carrossiers cumulaient leur noble emploi avec des fonctions économiques et agricoles; des deux chevaux de selle, l’un était affligé d’un éparvin qui le faisait boiter, et l’autre, d’une fluxion périodique qui, durant neuf mois, le rendait à peu près aveugle.

Si j’ai insisté sur ces détails, c’est parce que, mieux que toutes les dissertations physiologiques auxquelles je pourrais me livrer, ils feront comprendre l’humeur assez bizarre du maître de Colleville. M. Tuvache de Chastel-Chignon n’était rien moins qu’un Turcaret doublé d’un Harpagon. Il offrait le phénomène de deux passions violentes et contradictoires, fusionnées dans le même individu: les appétits vaniteux du premier, la ladrerie et la cupidité du second.

Évidemment, le mélange ne s’opérait pas sans secousse: quand l’ostentation voulait se donner carrière, l’avarice résistait et lui livrait bataille.

Mais jamais le combat ne finissait, comme tous les combats de ce monde, par un vainqueur et par un vaincu: il y avait un tel équilibre dans la puissance avec laquelle ces deux sentiments le sollicitaient de droite et de gauche, que leur propriétaire, dans l’impossibilité de donner la préférence à l’un ou à l’autre, se tirait d’embarras et les conciliait à l’aide d’une de ces compositions baroques qui attestent que les passions excessives ne laissent jamais complètement saine la cervelle de celui qui les subit.

Il se décidait, je le suppose, à consacrer 10.000 livres à l’acquisition d’un service de table, destiné à éblouir tout son voisinage; mais il s’imposait à lui-même la condition de compenser cette prodigalité à force d’économie. Il se rattrapait en mettant ses gens à la portion congrue, en refusant à la toiture de son château quelques milliers d’ardoises dont elle avait besoin, et à lui-même une culotte de rechange.

Trois ou quatre fois l’an, il déployait une magnificence de fermier général pour traiter ses voisins; les fêtes de Colleville faisaient événement dans la province; mais l’ordinaire plus que bourgeois auquel il se condamnait pendant le reste de l’année était chargé de l’indemniser de cette dépense.

Sous l’influence de la double pression de son avarice et de sa vanité, M. de Chastel-Chignon avait adopté une situation mixte, fort commune aujourd’hui, fort rare alors. Il n’était oisif qu’en apparence, comme ce n’était également qu’en apparence qu’il lâchait la bride à ses désirs de briller.

Il avait le genre de vie, les habitudes d’un grand seigneur, l’existence oisive du gentilhomme, il avait fait à son orgueil le sacrifice de sa charge de contrôleur des gabelles; mais si considérable que fût sa fortune, il ne regardait pas moins comme un devoir de l’accroître sans trêve et sans relâche, et il y travaillait avec l’âpreté d’un marchand qui débute.

Secrètement, mystérieusement, il dérogeait à merci et miséricorde, se livrant en sourdine à toutes sortes d’opérations commerciales, dirigeant le trafic d’un banquier qui lui servait de prête-nom et sous le couvert duquel il agiotait sur tout ce qui se vend et sur tout ce qui s’achète: sur la morue, sur les farines, sur les immeubles et sur les denrées coloniales.

Pris comme dans un étau entre ses obligations mondaines et les soucis de ses tripotages interlopes, dominé encore par la nécessité de tenir ceux-ci dans l’ombre, le châtelain de Colleville ne pouvait que très superficiellement s’occuper de l’éducation de sa fille.

Retirée du couvent à treize ans, au moment précis où son âme, sortant des limbes de l’enfance, aurait eu besoin d’une main ferme et expérimentée pour la diriger dans le sentier qu’elle abordait, Mlle Denise poussait depuis cinq ans dans ce château, sous l’aile de Dieu, mais un peu trop à la merci du hasard.

Heureusement douée, simple, douce et sensible, il avait manqué à ses qualités natives l’appui tutélaire de la tendresse maternelle; aucune d’elles ne s’était encore développée. Ce qu’elle en accusait de plus saillant, c’était un besoin d’aimer encore vague et indéfini, mais qui, en attendant qu’il se fixât sur un objet déterminé, avait pour résultat de se répandre sur son entourage, de lui concilier l’affection de ses domestiques, de lui attirer les bénédictions des pauvres qu’elle secourait autant que la parcimonie paternelle le lui permettait.

Physiquement, elle devait passer pour agréable. Sa taille moyenne, admirablement proportionnée, était dans ces conditions qui donnent la grâce et l’élégance de la tournure. La régularité manquait à ses traits; en revanche, elle possédait toutes les perfections de détail qui la compensent: un teint éblouissant de fraîcheur, trente-deux perles dans la bouche, une véritable forêt de ces cheveux d’un blond cendré dont la nuance charmante devait s’appeler plus tard couleur des cheveux de la reine; enfin, l’extrême mobilité de son regard, tantôt doux jusqu’à la tendresse, et tantôt vif jusqu’à la mutinerie, rendait sa physionomie des plus piquantes.

Elle subissait, sans révolte, l’isolement dans lequel elle se trouvait le plus souvent à Colleville, d’abord parce qu’elle avait été façonnée de bonne heure à l’excessive autocratie de M. de Chastel-Chignon, ensuite parce qu’elle trouvait dans certaines distractions champêtres un sûr préservatif contre le plus mauvais des conseillers: l’ennui.

Par malheur, ces distractions n’étaient pas précisément celles que cultive le sexe auquel elle appartenait; elles rentraient, au contraire, dans la catégorie des plaisirs pour l’exercice desquels un jupon peut devenir un ornement fort incommode.

Les joies paisibles de l’intérieur, elle n’avait eu personne qui lui apprît à les aimer, personne qui lui révélât le charme des récréations intellectuelles; dans sa solitude, la lecture et les travaux à l’aiguille ressemblaient de bien près à une pénitence. La chasse, l’équitation, au contraire, n’avaient pas seulement l’avantage de la distraire, elles calmaient, elles étouffaient l’inquiétude de l’esprit par la lassitude du corps.

Par degrés, elle était arrivée à se livrer à ces exercices avec une sorte de passion: elle montait à cheval comme un centaure, rembûchait un cerf avec la prudence d’un piqueur consommé, elle expédiait une bécassine dans les marais de la vallée, elle culbutait un lapin dans les taillis de Colleville avec une sûreté de coup d’œil qui faisait grand honneur au père la Verdure, un vieux garde qui avait été son professeur:

Comme tous les gens que possède une idée fixe, M. de Chastel-Chignon approuvait tout ce qui ne le détournait pas lui-même du but qu’il poursuivait, à la condition sous-entendue que cela ne le forcerait pas à délier les cordons de sa bourse.

Or, si caractérisées que fussent les aptitudes cynégétiques de Mlle Denise, elle était trop inexpérimentée pour se montrer bien exigeante; elle savait se contenter du moins taré des deux coursiers. Satisfait de voir l’esprit de sa fille occupé à si bon marché, son père l’encourageait dans ses courses aventureuses, en demandant mentalement au ciel qu’elle se contentât de ces joujoux, jusqu’ à l’heure qu’il avait marquée pour lui trouver un mari.

Quelques jours avant l’arrivée de M. de Bourguebus à Fécamp, M. de Chastel-Chignon était parti pour l’Angleterre. Il avait pompeusement annoncé qu’il s’en allait chez un lord de ses amis, lequel ne pouvait se décider à courir le renard sans lui; la vérité était que son excursion cynégétique devait avoir les ruelles de la Cité, les quais de la Tamise pour théâtre, et pour objectif les balles de sucre et de coton, les caisses de muscade et d’indigo.

Comme toujours, le départ de son père laissait Mlle Denise souveraine absolue dans le château de Colleville.

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