Читать книгу Histoires de chiens - Gaspard de Cherville - Страница 12

Mésaventures.

Оглавление

Nous précéderons les deux jeunes gens auprès du chevalier de Bourguebus, et nous expliquerons comment il se trouvait, de son côté, en détresse et avait un besoin si pressant de secours.

La tuerie des rats avait ravivé sa passion pour la chasse dans toute sa violence. Tout en cherchant le moyen de mener à bien la combinaison conjugale sur laquelle il entendait asseoir l’avenir de M. de Tancarville, il s’était creusé la cervelle pour découvrir comment, avec son infirmité, il parviendrait à continuer de donner carrière à ses appétits cynégétiques.

Un paysan nommé Jean-Louis, espèce de maître Jacques, cocher, valet de chambre, jardinier et cuisinier, lors des rares apparitions que M. de Bourguebus faisait dans son donjon, garde du domaine et gardien du castel en son absence, avait reçu les deux voyageurs, à leur arrivée la veille au soir.

M. de Bourguebus lui avait immédiatement demandé des nouvelles de M. de Chastel-Chignon et de Mlle Denise, mais sans lui laisser le temps de répondre; il l’avait interrogé avec non moins de vivacité sur l’état du gibier, tant à Colleville qu’à Bourguebus.

Ces questions, qui se succédaient avec la vélocité continue d’un feu de deux rangs, avaient bien jeté quelque trouble dans le défilé des réponses qu’elles appelaient. En sa qualité de Normand, Jean-Louis n’improvisait qu’à loisir; il avait un peu mêlé ceci à cela, et cela à ceci; déclaré que les couvées avaient été assez bonnes, lorsque son maître avait voulu savoir si sa nièce était assez grande pour se marier; qu’il n’y avait pas de plus beau brin de fille à six lieues à la ronde, lorsqu’on lui demandait comment se portaient les lapins. Si M. de Tancarville se permit de sourire, le chevalier était trop enchanté de ce que Jean-Louis lui apprenait, pour chicaner celui-ci sur son manque de méthode dans ses répliques.

Plus radieux qu’il n’avait jamais été, il annonça à son hôte que le lendemain, dès l’aube, ils se mettraient en route pour aller présenter leurs devoirs aux habitants de Colleville.

«Comment! dès l’aube?» avait objecté le cornette. «Autant que j’ai pu comprendre, mademoiselle votre nièce habite le château, et, pour moi qui n’ai pas l’honneur de la connaître, l’heure me semble un peu matinale.

— Nous irons en chassant,» avait dit M. de Bourguebus, et comme son jeune camarade le regardait avec quelque étonnement: «Ah! mon Dieu, oui,» continua-t-il avec une nuance de fatuité, «je suis singulièrement en verve depuis quelque temps; j’ai trouvé, à la fois, le moyen de vous faire riche et heureux malgré vous, et celui de me promener d’un soleil à l’autre, sans plus de fatigue que si j’avais vingt ans.

— Serait-il indiscret, chevalier, de vous prier de me faire part au moins de la seconde de vos découvertes?

ELLE N’ENTENDIT PAS LES PAS D’UN HOMME QUI S’AVANÇAIT (p. 35).


— Pas du tout, et rien n’est plus simple: je me donne un cheval d’arquebuse, mon cher ami; lorsque j’aurai cinq jambes à mon service, je ne serai plus, je crois, exposé à regretter celle que j’ai laissée là-bas.»

Le lendemain, au point du jour, M. de Tancarville étant descendu, avait trouvé son hôte dans la cour, en grande conférence avec Jean-Louis et son métayer.

Le métayer tenait par la bride un âne, garni d’une de ces selles de l’ancienne école française que l’on appelait selles à piquer; l’élévation du troussequin et des panneaux antérieurs garantissait au cavalier une solidité excessive.

M. de Bourguebus, armé en guerre, le fusil en bandoulière, la carnassière â l’épaule, le visage rayonnant, se hissait sur cette selle avec l’aide de Jean-Louis. Par ses abois et ses gambades, Caporal donnait à entendre que, pour son compte, la partie lui semblait trop agréable pour pouvoir être gâtée par le peu de noblesse de la monture de son maître et qu’il la tenait, quant à lui, pour un véritable cheval d’arquebuse.

M. de Tancarville ayant manifesté quelques appréhensions, touchant le peu d’habitude que l’âne devait avoir pour ce nouveau métier, le chevalier n’avait fait que rire des craintes de son jeune ami.

Jean-Louis, disait-il, venait de mettre la solidité du baudet Chariot à de suffisantes épreuves; c’était un brave à trois poils, il allait au feu sans plus broncher qu’un grenadier de Navarre, l’odeur de la poudre semblait être son élément. Puis, sans attendre de réplique, le chevalier l’avait poussé en avant avec une ardeur juvénile, et avait tant fait du talon et des poings, qu’il avait décidé Chariot à entrer au trot dans les champs les plus voisins.

Tout avait marché à souhait au début de cette campagne.

Caporal avait arrêté des perdrix, M. de Bourguebus avait fait avancer son âne, et, favorisé peut-être par les relations antérieures de celui-ci avec les oiseaux, il avait pu s’approcher d’assez près pour en tuer deux, lorsque la compagnie s’était levée.

Chariot s’était contenté de secouer ses longues oreilles, que la double détonation avait quelque peu assourdies.

Le chevalier triomphait; il assurait à son jeune ami que Sa Majesté le roi Louis XV n’avait pas dans ses écuries une bête aussi bien dressée, et surtout aussi commode que l’était son âne.

Un peu plus loin, Caporal débusqua un lapin d’une haie; celui-ci traversa le champ pour gagner le taillis; mal lui en prit, M. de Bourguebus le roula aussi proprement qu’il avait abattu ses perdrix.

Cette fois, le coup ayant été plus rapproché de la tête de Charlot, le baudet s’agita avec plus de vivacité ; il essaya même d’une volte destinée à mettre fin à un exercice qui lui plaisait de moins en moins, mais son cavalier le ramena facilement.

A dater de ce moment, Chariot introduisit dans ses allures une modification assez désobligeante. Instruit par l’expérience, aussitôt que le fusil s’abaissait, l’encolure de l’animal se mettait en mouvement, et sa trépidation ne laissait pas de nuire quelque peu à la régularité du tir du vieux gentilhomme.

M. de Bourguebus avait tué quelques pièces; mais il en avait manqué un plus grand nombre, et il commençait à regarder sa monture de travers, tout en déclarant à M. de Tancarville, qui le suivait, qu’il corrigerait certainement son cheval d’arquebuse de ce petit défaut.

Ils étaient arrivés ainsi à un vaste herbage, dans l’angle duquel les eaux, descendant de la colline, avaient formé une espèce d’étang marécageux, qui devait au chanvre qu’on y avait mis à rouir une teinte verdâtre aussi peu séduisante pour la vue que pour l’odorat.

Là, Caporal ayant mis un lièvre debout , commença de le mener gaillardement, en raison de ses doubles aptitudes. Le chevalier connaissait trop bien ses auteurs pour attendre l’animal ailleurs que dans les environs de son gîte: effectivement, après une courte pointe à travers les bois, le lièvre revint à son lancer, se dirigeant en ligne droite vers le chasseur.

Lorsqu’il fut à quarante pas, M. de Bourguebus le mit en joue; malheureusement c’était donner à Chariot le signal des mouvements intempestifs dont il s’était fait une habitude. L’âne secoua ses oreilles avec plus de véhémence, et, au moment où son cavalier appuyait le doigt sur la détente, un des cornets auditifs du baudet se trouvant interposé entre l’extrémité du canon et l’objectif, fut percé à jour, à deux pouces environ de son extrémité.

Pas n’est besoin, je crois, d’ajouter que le divertissement ne fut plus du goût de Charlot.

Fou de douleur, le coursier aux longues oreilles était parti à fond de train. Oubliant, sous la cuisante impression, l’horreur traditionnelle de sa race pour les pérégrinations aquatiques, il s’était lancé dans la mare qui se trouvait sur son passage, s’était arraché à grand’peine aux étreintes de ce fond marécageux, après avoir désarçonné son cavalier; puis, débarrassé de son fardeau, il s’était enfui dans la direction de son écurie.

M. de Tancarville dut repêcher le malheureux chasseur, qui, sans aide, ne fût jamais sorti de ce bourbier fangeux; il l’amena sur la terre dans un état assez lamentable et l’assit sur le revers d’un fossé.

Toutefois, il est juste d’ajouter que cette mésaventure n’avait point attiédi l’enthousiasme cynégétique de l’enragé chevalier. Tandis que son compagnon lui prodiguait des soins et s’efforçait d’étancher l’eau qui ruisselait de ses vêtements, M. de Bourguebus, impassible, s’évertuait à lui démontrer qu’un chasseur vraiment digne de cette qualification ne daignait pas s’affecter de semblables vétilles.

De plus en plus préoccupé des suites qu’un bain, à cette époque de l’année, pouvait avoir pour un vieillard, M. de Tancarville songeait à aller chercher du secours pour ramener, de gré ou de force, le chevalier dans sa demeure. C’était alors qu’il avait entendu la voix de Mlle Denise et qu’il s’était dirigé de son côté, après avoir cédé aux obsessions de M. de Bourguebus en lui rapportant son fusil, tombé à quelques pas de là, et lui avoir recommandé de ne pas quitter l’endroit où il le laissait.

Lorsque les deux jeunes gens arrivèrent dans le pâturage, ils cherchèrent de tous les côtés, sans découvrir le vieux gentilhomme.

Un bruit assez extraordinaire augmenta leurs inquiétudes: il leur semblait entendre des râlements étouffés, mêlés à des abois singulièrement assourdis. Ce bruit venait d’un taillis voisin de l’herbage; ils y coururent.

Un étrange spectacle les attendait sur une éminence dégarnie, et percée de cinq ou six de ces larges ouvertures qui servent de portes aux terriers des blaireaux et des renards.

De l’une des gueules de ce terrier sortait une paire de jambes dépareillées, qui évidemment appartenaient à M. de Bourguebus; de la tête et du corps on n’apercevait rien; tout cela était profondément engagé dans le souterrain.

Si bizarre que fût la posture, il était clair qu’elle n’était pas le résultat d’un nouvel accident; les deux membres restés visibles se trémoussaient avec.une sorte de rage fébrile, la jambe de bois ne se laissant pas vaincre en agilité par sa camarade. On pouvait se rendre compte que tous les efforts qu’elles traduisaient tendaient à terrer de plus en plus leur propriétaire. En même temps, on entendait très distinctement les paroles énergiques par lesquelles M. de Bourguebus encourageait Caporal, qui le précédait dans ces profondeurs.

M. de Tancarville leva les yeux vers le ciel avec une expression qui tenait de la consternation et du désespoir; il ne se pencha pas moins vers le terrier, et, élevant la voix:

«Chevalier,» cria-t-il, «voilà une visite qui vous arrive.»

M. de Bourguebus exécuta un mouvement, qui lui fit gagner un bon pouce en avant.

«Par le diable! laissez-moi tranquille,» répondit-il; «je m’occuperai de vous tout à l’heure; souffrez que je me consacre tout entier à ce renard, qui est passé à cinquante pas de moi, tandis que Caporal chassait son lièvre; je l’ai blessé ; il s’est réfugié dans un accul qu’il cherche à percer; mais c’est égal, Caporal travaille rudement son arrière-garde.

— Chevalier,» dit en insistant le jeune homme, «il y a là un camarade de chasse, un charmant camarade de chasse, qui voudrait renouveler connaissance avec vous.

— Morbleu!» riposta M. de Bourguebus sans quitter sa position, «s’il est digne du titre que vous lui donnez, il ne me dérangera pas tandis que j’accomplis un devoir; il s’en ira à la ferme la plus proche, il en ramènera une demi-douzaine de paysans, avec des pelles, des pioches, et nous nous saluerons après avoir sonné l’hallali de cette vermine.»

Un geste de M. de Tancarville indiqua qu’il renonçait à vaincre l’obstination de ce terrible disciple de saint Hubert, et Mlle Denise s’approcha à son tour.

«Vous aurez certainement votre hallali, mon oncle,» dit-elle; «mais il faut auparavant que vous embrassiez votre petite nièce.»

M. de Bourguebus n’avait pas entendu le sens de ces paroles; mais le timbre féminin qui les prononçait suffi. sait pour changer ses résolutions. Un brusque mouvement l’amena hors du terrier; il se retrouva tant bien que mal sur sa jambe, et tout en essayant de rattraper son aplomb, il ébaucha devant la dame qu’il voyait devant lui un salut respectueux qui ne s’acheva pas.

«Denise! par la mordieu! c’est ma petite Denise!» s’écria-t-il.

La physionomie de la jeune fille exprimait une vive émotion; le frère de sa mère, le vieil ami qui, lorsqu’elle était enfant, se prêtait à ses jeux avec la complaisante bonhomie du soldat, elle le retrouvait mutilé. Des larmes mouillèrent ses paupières, elle se jeta dans ses bras avec une effusion sincère et appliqua deux baisers retentissants à ses joues. Presque sans transition, un sentiment bien différent succéda à celui qui l’avait si vivement remuée, elle se rejeta en arrière, elle joignit les mains avec stupéfaction, ses lèvres roses s’épanouirent et laissèrent éclater le plus frais, le plus argentin des éclats de rire.

«Mon Dieu!» fit elle. «Comme vous voilà fait, mon pauvre oncle!»

La tenue de M. de Bourguebus rendait, en effet, cette gaieté fort excusable. Ses habits trempés avaient délayé la terre sur laquelle il s’était traîné, et une épaisse cuirasse de boue en faisait disparaître les couleurs; son crâne était privé de la perruque qui en déguisait d’habitude la calvitie; ses mains et son visage avaient gardé des traces de la promenade souterraine qu’il avait entreprise.

ELLE SE JETA DANS SES BRAS AVEC UNE EFFUSION SINCÈRE (p. 48).


Le délabrement du costume du chevalier semblait d’autant plus original, qu’en ce moment même, ayant pris le jeune officier par la main, il ébauchait une gracieuse attitude pour présenter convenablement celui-ci à sa nièce.

«Peuh!» dit-il, «je vois au fusil que vous tenez à la main que vous avez reçu de madame ma sœur des goûts qui sont héréditaires dans notre famille, ma chère nièce; vous n’ignorez pas, par conséquent, que les chasseurs sont autorisés à certaines petites négligences dans leurs vêtements. Souffrez donc que je vous présente officiellement M. de Tancarville, cornette aux chevau-légers, avec lequel vous avez déjà fait connaissance, paraît-il, et pour lequel vous nourrirez, j’espère, des sentiments véritablement affectueux, lorsque vous saurez qu’il est mon meilleur ami, et que c’est à ses bons soins que je dois le bonheur de vous avoir encore embrassée aujourd’ hui.»

Mlle Denise exécuta devant M. de Tancarville une révérence assez maigre pour qu’il fût permis de supposer qu’elle avait toujours sur le cœur le sourire irrévérencieux qu’elle avait surpris sur ses lèvres, lorsque celui-ci avait dégagée du buisson.

«Mais vous êtes trempé, mon oncle,» reprit-elle avec vivacité. «Grand Dieu! que vous est-il arrivé ?

— Une assez triste aventure, Mademoiselle», répondit le cornette; le cheval d’arquebuse de M. le chevalier...

— Ta! ta! ta!» s’écria M. de Bourguebus, sans le laisser aller plus loin, «il me semble que nous avons donné assez de temps aux bienséances mondaines et que nous ferions sagement de nous occuper de mon renard à présent.

— Il est impossible que vous demeuriez dans cet état, chevalier,» objecta M. de Tancarville; «venez vous sécher dans quelque ferme, nous retrouverons plus tard votre animal.

— Monsieur,» répondit le vieil officier avec une gravité imperturbable, «à la bataille de Raucoux, M. le maréchal de Saxe me fit l’honneur de me commander pour enlever une position dans laquelle un parti ennemi était retranché. Quelques instants auparavant, ayant maladroitement enjambé un fossé, je me trouvai exactement dans le même état qu’aujourd’hui; mais, je vous le jure, si M. le maréchal se fût permis de me parler de quitter le poste qu’il m’assignait pour aller changer d’habits, j’eusse considéré cette proposition comme une offense, et invoqué ma qualité de gentilhomme pour en obtenir satisfaction.»

M. de Bourguebus apportait, dans la narration du fait dont il s’autorisait, un accent si bien convaincu, que M. de Tancarville comprit qu’il ne gagnerait rien à insister; il crut plus sage de s’en aller à Bourguebus, sous le prétexte de ramener du renfort pour les travaux de sape et de mine que le chevalier voulait entreprendre, en réalité afin de rapporter quelques vêtements à son vieil ami; il pria Mlle Denise de lui indiquer le chemin le plus court, et il s’éloigna rapidement.

Lorsqu’il eut disparu, M. de Bourguebus reprit sa position horizontale sur le terrier, et collant son oreille contre terre, il écouta avec attention.

«Je l’avais bien prévu,» s’écria-t-il, après quelques secondes d’observation, «le drôle est parvenu à une. fusée dans laquelle mon chien est trop gros pour le suivre. Caporal joue des griffes au lieu de jouer de la mâchoire, je l’entends gratter... Encore une présentation que vous aurez à subir; c’est qu’on ne rencontre pas tous les jours un chien comme Caporal, ma belle nièce! Avec un ami comme M. de Tancarville et un chien comme Caporal, je tiens qu’on n’a plus rien à exiger de la Providence... Ah çà, à propos, comment le trouvez-vous?

— De qui voulez-vous parler, mon oncle?

— De mon jeune camarade, parbleu, cela va sans dire.»

Mlle Denise fit une petite moue assez dédaigneuse.

«Ah!» continua M. de Bourguebus en se penchant sur la gueule du terrier, pour rappeler son chien qui s’obstinait à rester dans le souterrain, «il faut vous arranger pour le trouver à votre goût, il y va de votre intérêt, ma chère, car je ne saurais vous dissimuler plus longtemps que je vous le destine pour mari.»

La jeune fille rougit et pâlit tour à tour; à son geste, à l’éclat que jeta son regard, il était permis de supposer quelle méditait une protestation; une violente exclamation du chevalier l’empêcha de la formuler.

«Caporal», s’écria-t-il, «est parvenu à étrangler le renard; il le rapporte, ce brave chien.»

En effet, dans la pénombre de l’entrée du terrier, on apercevait la tête hérissée de Caporal, grise de terre, et dans sa gueule, on distinguait un objet roussâtre.

M. de Bourguebus tendit les bras en avant, autant pour récompenser son serviteur par une caresse que pour le débarrasser de son fardeau; lorsqu’il le vit plus nettement, son enthousiasme disparut tout à coup, ses sourcils se froncèrent, et il poussa une interjection de surprise.

«Ah! mon Dieu,» dit Mlle Denise, «que tient-il là ?

— Ce n’est que ma perruque qu’il aura ramassée dans le terrier, où je l’avais laissée choir; mais il ne vous en donne pas moins là une preuve de sa prodigieuse intelligence, ma nièce.»

Et époussetant fort légèrement cette perruque sur sa jambe, afin de la débarrasser de la terre dont elle était largement saupoudrée, le chevalier de Bourguebus l’adapta à son crâne sans aucune espèce de cérémonie, et sans se soucier nullement du plus ou moins de régularité avec laquelle elle allait figurer une chevelure.

Le programme de M. de Bourguebus n’eut pas le sort de la plupart des programmes, c’est-à-dire qu’il fut exécuté à la lettre.

Les paysans ramenés par M. de Tancarville pratiquèrent une tranchée, qui mit à ciel ouvert la galerie dans laquelle le renard s’était réfugié. A l’aide d’une fourche de fer, le chevalier maintint la tête de l’animal, afin de procurer à Caporal la satisfaction de travailler, sans danger, les côtes du mangeur de lapins, tâche dont le chien s’acquitta avec un enthousiasme qui faisait plus d’honneur à la solidité de sa mâchoire qu’à la générosité de ses sentiments.

Le renard dûment passé de vie à trépas, M. de Bourguebus consentit à endosser les vêtements que son jeune ami lui avait fait apporter.

Jean-Louis était occupé à maintenir Charlot, chez lequel l’accident de la matinée avait singulièrement développé les dispositions rétives de son espèce. M. de Tancarville suivit son vieux camarade derrière un buisson, métamorphosé en cabinet de toilette, afin d’accélérer une opération dont la bise aigre, qui commençait à s’élever, augmentait les inconvénients.

«Eh bien,» murmura-t-il à mi-voix, au moment où l’officier des chevau-légers lui présentait les emmanchures de son gilet de drap bleu galonné d’or, «qu’est-ce que vous en dites?

— De votre chasse?

— Non, de ma nièce.

— Elle est charmante,» répondit assez froidement le jeune homme.

M. de Bourguebus fronça le sourcil.

«Par la corbleu!» s’écria-t-il, «vous dites cela comme vous répéteriez le garde à vous de votre capitaine à la manœuvre. Charmante! une fillette qui réunit au minois d’une Hébé une taille de nymphe, une prestance de reine, les goûts de Diane chasseresse et 40,000 livres de rentes en fonds de terre, sans compter les écus que monsieur son père doit empiler dans quelque sac à blé ! Par la courtine du diable! vous êtes bien dégoûté, monsieur le cornette. A votre âge, si l’on m’eût montré la pareille, à défaut d’adjectifs pour peindre, j’eusse embouché ma trompe et sonné un bien-aller comme on n’en a jamais entendu.

— Que voulez-vous? chevalier, ce sont peut-être les 40,000 livres de rentes qui gâtent pour moi les charmes, auxquels, avec vous, je m’empresse de rendre hommage.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Que moins riche elle n’aurait peut-être pas ces airs de reine qui, je vous l’avoue franchement, glacent mon enthousiasme pour ne laisser place qu’à mon admiration très respectueuse. Mais, en vérité, mon cher chevalier, vous êtes bien bon de donner tant d’importance à mon opinion sur mademoiselle votre nièce; elle ne l’empêchera pas de trouver un mari digne d’elle.

— Ce mari-là,» s’écria le chevalier avec une sorte de rage concentrée, «ce sera vous, et pas un autre!»

M. de Tancarville se mit à rire.

Le mouvement d’humeur que cette gaieté intempestive provoqua chez M. de Bourguebus fut si vif, que, dans un geste d’impatience, il manqua l’entournure de son habit que son jeune ami lui présentait, et il le lui prit des mains avec quelque brusquerie.

«Que trouvez-vous donc,» dit-il, «de risible dans mon idée?

— Mon bon chevalier,» répondit avec douceur M. de Tancarville, «je resterai profondément touché de la bienveillante amitié qui vous l’a inspirée; si je ris, c’est qu’elle me paraît destinée à rester dans le domaine des chimères, puisqu’elle a contre elle M. de Chastel-Chignon, très vraisemblablement Mlle Denise, et...

— Vous-même! osez achever. Eh bien, ce n’est qu’une raison de plus pour que je m’y acharne, mon jeune camarade; j’aime à me colleter avec l’impossible, moi; et, morbleu! je vous le jure, j’y perdrai mon nom, ou ma nièce s’appellera Mme de Tancarville.»

Sans attendre la réponse du cornette, le chevalier rejoignit sa nièce; Jean-Louis l’aida à enfourcher son âne, qui en l’apercevant commença de donner les signes d’une véritable terreur et de regimber de son mieux. Il eut beau se dérober, ruer, gambader, M. de Bourguebus ne parvint pas moins à se mettre en selle. Alors, il se pencha sur l’encolure du baudet, et, lui pinçant celle de ses oreilles que le plomb avait respectée:

«Tu ne veux décidément point passer cheval d’arquebuse, mon pauvre Charlot», dit-il; «il faut cependant t’y résigner, car tu chercherais vainement dans ta famille, y compris tes cousins germains, un personnage aussi entêté que moi. Cela sera, parce que je le veux, ami Chariot, cela et beaucoup d’autres choses encore.»

En achevant ces derniers mots, il avait lancé à M. de Tancarville un coup d’œil significatif.

Cette superbe confiance qu’affectait M. de Bourguebus dans la toute-puissance de sa volonté fut mise, pendant le diner, à une cruelle épreuve. Mlle Denise apportait une certaine affectation à se maintenir, vis-à-vis de l’ami de son oncle, dans les limites de la stricte politesse, et celui-ci, de son côté, semblait parfaitement décidé à ne pas risquer une parole qui fût susceptible de rompre la glace. Réduite aux banalités gastronomiques, la conversation était pis que languissante, et le dîner n’eût pas eu grand’chose à envier, sous ce rapport, à un repas de trappistes, si, à bout d’efforts pour animer les deux jeunes convives, le chevalier ne se fût décidé à engager avec Caporal un petit dialogue qui, de part et d’autre, ne tarda pas à monter à un diapason fort élevé.

Quelque charme qu’il trouvât dans cette causerie, M. de Bourguebus laissait percer une préoccupation qu’il fallait attribuer autant au moins à ce qu’il remarquait d’insolite dans l’intérieur de son neveu Chastel-Chignon, qu’au dépit que devait lui causer l’humeur réfractaire des deux jeunes gens.

Dans ce souper, l’alliance des principes économiques et de l’ostentation du maître du logis était devenue tout à fait choquante.

Une nappe de toile bise couvrait la grande table d’ébène, aux moulures de cuivre doré ; les deux grands candélabres d’argent étaient garnis de bougies communes, qui, répandant une lueur fort indécise, exhalaient Une odeur nauséabonde et brûlaient avec des crépitements agaçants. Les convives avaient devant eux une magnifique vaisselle plate; mais le luxe du contenant ne faisait qu’accentuer la médiocrité du contenu. Le menu était insuffisant et la chère ne faisait aucun honneur au cuisinier du château; le rôti sentait la fumée, l’appétit proverbial des chasseurs lâchait pied devant ces sauces longues et décolorées. Enfin, derrière Mlle Denise, une espèce de rustre affublé d’une souquenille, à laquelle pendait un galon éraillé, et chaussé de sabots, jouait le rôle de maître d’hôtel. En homme qui sait le prix du temps, dans les entr’actes que lui laissait son service, il tirait de sa poche un bas de laine grise et utilisait ses loisirs en tricotant avec acharnement.

Le chevalier considérait ce spectacle avec une sorte de stupeur. Tout en pêchant avec sa fourchette des lentilles qui exécutaient une pleine eau clans son assiette, ses yeux ébahis allaient de l’ameublement de la salle à manger aux plats qui couvraient la table, de ceux-ci à ce maître d’hôtel de fantaisie, et sa physionomie exprimait des sentiments qui allaient jusqu’à l’indignation.

Cette indignation, elle finit par déborder.

Au moment où les convives se disposaient à quitter la table, le valet, ayant laissé échapper une maille, se pencha sur l’épaule de sa jeune maîtresse, afin de se rapprocher des lumières et de retrouver son point perdu; mais il n’en eut pas le loisir. M. de Bourguebus, tout invalide qu’il était, s’était levé de sa chaise avec une agilité juvénile, il lui avait arraché son tricot, l’avait lancé dans la cheminée, d’un geste lui avait indiqué la porte, et prenant sa nièce par le bras, tandis que M. de Tancarville passait au salon, il l’avait entraînée dans l’embrasure d’une fenêtre.

«Si, comme vous l’affirmez, vous tenez à m’être agréable, ma belle nièce,» lui dit-il, «voilà un drôle qui aura les étrivières, ainsi que le misérable cuisinier qui nous a si traîtreusement empoisonnés.»

Et comme Mlle Denise, contrariée, s’excusait, en rappelant à son oncle que le temps avait manqué pour donner des ordres, qu’elle l’avait prévenu que son compagnon et lui seraient forcés de se contenter du dîner préparé pour elle:

«Si tel est votre ordinaire,» répartit le chevalier, «il fait honneur à votre sobriété ; toutefois il m’est impossible de vous dissimuler qu’il ne saurait être celui d’une femme de votre qualité. Fortune oblige comme noblesse. Que vous ignoriez les devoirs que vous impose votre position et le nom que vous portez, à la rigueur et en raison de votre âge, cela peut se concevoir; mais monsieur votre père, mon neveu, est impardonnable d’avoir toléré un tel oubli des convenances. S’il était là, croyez-le bien, j’userais de ma qualité de chef de famille Pour lui laver la tête; sur le Tuvache il a mis le Chastel-Chignon, il faudra qu’il s’en souvienne et qu’il fasse honneur à mon alliance. Heureusement, me voilà et rien n’est perdu. Dans votre prière du soir, ma belle nièce, n’oubliez pas de remercier Dieu d’avoir ramené ici un oncle qui vous apprendra votre métier de grande dame, et qui, demain matin, remettra un peu d’ordre dans une maison aussi misérablement tenue que si vous étiez encore dans les gabelles.»

Après cette mercuriale moitié tendre et moitié sévère, M. de Bourguebus embrassa affectueusement sa nièce, appela M. de Tancarville, et reprit avec lui le chemin de son donjon.

Histoires de chiens

Подняться наверх