Читать книгу La Marquise de Boufflers et son fils, le chevalier de Boufflers - Gaston Maugras - Страница 10

CHAPITRE V
1767-1771

Оглавление

Table des matières

Le chevalier de Boufflers à Paris.—Ses succès.—Ses poésies légères.—Son adoration pour sa mère.—Ses relations avec le duc et la duchesse de Choiseul.

Qu'était devenu le chevalier de Boufflers depuis la mort du roi Stanislas? Était-il resté à Nancy ou à Lunéville, avec ses amis d'autrefois, avec les fidèles compagnons de son enfance et de sa jeunesse? En aucune façon. Sans hésiter, il avait suivi l'exemple de sa mère, et il s'était empressé de quitter la Lorraine pour venir chercher à Paris un théâtre plus digne de lui et plus conforme à ses goûts. Il y avait retrouvé son frère, le marquis, et nombre de parents et d'amis.

Il s'y était bien vite créé une place à part dans la société. Sa réputation d'esprit était grande, elle n'avait fait qu'augmenter depuis son départ du séminaire; les lettres charmantes qu'il écrivait de Suisse à sa mère, et qui couraient de mains en mains, avaient mis le comble à sa réputation; mais le succès de sa prose n'était rien en comparaison de celui qu'obtenaient ses chansons; malgré leur légèreté, ou plutôt à cause même de leur légèreté, on se les arrachait, on les colportait à l'envi. Joignez à des dons si précieux, beaucoup d'esprit naturel, «de l'esprit en argent comptant», comme disait Duclos, une inaltérable gaieté, une verve endiablée, et l'on comprendra que Boufflers soit devenu rapidement «l'enfant gâté» de toutes les sociétés et un des hommes à succès de la capitale; bientôt, malgré son indiscutable laideur, ses bonnes fortunes ne se comptaient plus.

On le voit sans cesse chez les Beauvau, chez les Choiseul, chez les Nivernais, chez le prince de Conti, chez Mme de Mirepoix, chez Mme de Grammont, chez la maréchale de Luxembourg, chez Mme du Deffant, etc. Partout il est reçu à bras ouverts, flatté, cajolé, adulé.

En revanche, il est beaucoup moins apprécié à la Cour, et c'est à Versailles qu'on le rencontre le moins. C'est que la différence est profonde entre la Cour de Louis XV et celle du roi Stanislas.

A Lunéville, Cour familiale et bon enfant, Boufflers jouissait de tous les privilèges; il en usait et en abusait. Son indépendance d'allures et de langage, ses vers facétieux, ses escapades ne choquaient personne. Le Roi était si bon, si facile à vivre, si indulgent pour la jeunesse! Et puis tout n'était-il pas permis au fils de Mme de Boufflers?

Mais à Versailles, il n'en était plus de même. Le chevalier avait un naturel trop original et trop indépendant pour pouvoir facilement se plier au joug et perdre son franc-parler; comme il avait de l'esprit, il comprit qu'en allant à la Cour, il s'exposerait à d'inévitables déboires et, sauf les circonstances indispensables, il s'abstint sagement de s'y montrer.

Il se contenta de faire les délices de ses amis et des sociétés particulières qu'il fréquentait assidûment.

Les contemporains lui rendaient pleine justice et appréciaient presque unanimement ses rares qualités: «C'est l'homme de France après l'abbé Barthélemy, écrit Cheverny, à qui j'ai trouvé le plus d'éloquence dans la conversation; sans peine, sans effort, le mot propre vient sur ses lèvres; les tournures les plus délicates sortent de son esprit: paresseux, même pour s'instruire, il n'a pas l'esprit des autres; il devine quand il parcourt un livre, et il a le mérite que tout est à lui et sort de son front.»

Personne n'a mieux jugé le chevalier que le prince de Ligne et il a laissé de lui ce délicieux portrait:

«M. de Boufflers a été successivement abbé, militaire, écrivain, administrateur, député, philosophe et de tous ces états il ne se trouvait déplacé que dans le premier. M. de Boufflers a beaucoup pensé, mais par malheur c'était toujours en courant. On voudrait pouvoir ramasser toutes les idées qu'il a perdues sur les grands chemins avec son temps et son argent... Une sagacité sans bornes, une profonde finesse, une légèreté qui n'est jamais frivole, le talent d'aiguiser les idées par le contraste des mots, voilà les qualités distinctives de son esprit à qui rien n'est étranger... La base de son caractère est une bonté sans mesure, il ne saurait supporter l'idée d'un être souffrant... Il a de l'enfance dans le rire et de la gaucherie dans le maintien; la tête un peu baissée, les pouces qu'il tourne devant lui comme arlequin ou les mains derrière le dos comme s'il se chauffait; des yeux petits et agréables, qui ont l'air de sourire; quelque chose de bon dans la physionomie, du simple, du gai, du naïf dans sa grâce; une pesanteur apparente dans la tournure et du mal tenu dans toute sa personne... On dirait qu'il ne pense à rien lorsqu'il pense le plus; il ne se met pas volontiers en avant... La bonhomie s'est emparée de ses manières et ne laisse percer la malice que dans ses regards et dans son sourire... Il est impossible d'être meilleur ni plus spirituel... M. de Boufflers a plu sans qu'on sache comment, mais c'est par la grâce, le goût, et un certain abandon qui fait qu'il ne ressemble qu'à lui.»

Jean-Jacques Rousseau, dans ses Confessions, est moins élogieux; il raille même assez finement le pauvre chevalier:

«Il a beaucoup de demi-talents en tous genres, écrit-il, et c'est tout ce qu'il faut dans le grand monde où il veut briller. Il fait très bien de petits vers, écrit très bien de petites lettres, va jouaillant un peu du cistre, et barbouillant un peu de peinture au pastel.»

En citant les lettres du chevalier pendant son voyage en Suisse [47], nous avons donné une idée de son style descriptif; nous voudrions maintenant montrer le fils de notre héroïne sous un jour tout différent. Voici deux lettres que, dans toute la fougue de la première jeunesse, il écrivait à une dame qui avait des bontés pour lui. Ce sont deux jolis spécimens de sa verve épistolaire et de son inépuisable gaîté.

«Lundi.

«Je vous demande bien pardon de mon papier, madame, je sens bien toute la disproportion qui est en votre délicatesse et sa grossièreté, mais je n'en ai pas d'autre; je sens bien que des guirlandes de fleurs, des petits cœurs couleur de feu, des petits rubans couleur de rose, ne messièyeraient pas à une lettre qui vous est adressée, mais je n'ai qu'une simplicité rustique à vous présenter et vous aimez trop Julie et les bonnes gens pour en être offensée. Je sens bien que tous les canons que l'on a tirés ce matin ont réveillé votre humeur martiale, que vous ne rêvez de la journée que combats, victoires et Te Deum, et qu'on ne pourra jouir de vous qu'à 6 heures du soir; encore n'en jouira-t-on que très imparfaitement, mais cette considération ne m'empêchera pas de vous voir avec le plus grand plaisir et de vous quitter avec grande peine en vous disant:

Voulez-vous savoir, ma Belle

Qui mon cœur regrettera.

Ce sera, ce sera celle

Celle, oui, celle que voilà.

«Vous voyez bien que cette celle-là est une selle à tout courrier.»

«Dimanche.

«Savez-vous bien, que par le plus grand hasard du monde je vous aime tout autant que je vous le dis, et peut-être plus; car quand je pense à Paris, c'est toujours vous qui venez la première à mon imagination et quand je l'oublie, vous n'êtes pas encore oubliée.

«Vous m'avez écrit une lettre charmante où vous m'avez beaucoup parlé de moi, à qui je m'intéresse beaucoup, et point du tout de vous, à qui je m'intéresse bien davantage; une autre fois je vous prie de ne pas tomber dans ce défaut-là.

«J'ai trouvé ici des gens tout aussi enchantés que vous des idylles de Gessner; entre autres, M. de Saint-Lambert et ma mère, ce qui vous prouve qu'il ne tient qu'à vous de vous mettre au rang des gens de beaucoup d'esprit. Si jamais vous en avez la tentation, je vous promets ma voix.

«Je me suis trouvé dans ce pays-ci infiniment moins d'affaires que je n'en attendais; la fumée de mes sottises de l'Isle-Adam n'a point monté jusqu'ici, et je vis aussi tranquille qu'un voleur en pays étranger. Je tâcherai de faire ici des sottises qui ne gagnent point Paris et de ne jamais étendre les bornes de mon étourderie au delà de celles du pays que j'habiterai. C'est là votre plan de conduite que j'adopte de tout mon cœur: Attendez, voici une idylle:

Tu m'as aimé, Myrza.

«Tu m'as aimé, Myrza, et alors tout l'univers était plein de mon bonheur; quand le parfum des roses s'élevait dans les airs, quand le zéphir léger agitait la feuille nouvelle, quand le concert des oiseaux célébrait le retour du soleil naissant, tu venais dans ces prairies retrouver ton berger. Nous admirions ensemble le beau spectacle de la nature rajeunie, et je disais dans mes tendres transports:

«C'est toi, ô Mirza, qui répands sur l'Univers le charme que j'éprouve, et, te contemplant, c'est toi que j'aime dans l'éclat des fleurs, dans la fraîcheur des bois, dans le murmure des fontaines; c'est toujours Mirza que j'entends, Mirza que je touche;

«Et toi, tu levais les yeux au ciel, tu les promenais ensuite sur la terre, tu fixais tes regards sur le cristal tranquille du ruisseau qui serpentait à nos pieds et tu disais:

«Les dieux ont découvert à mes yeux toutes les beautés de la nature; ils ont enivré mes sens et ils m'ont donné Amintas sans qui je n'aurais jamais senti.»

«Où sont-ils, ô Mirza! ces tourments heureux que passaient nos deux cœurs serrés l'un contre l'autre! où sont-ils ces baisers délicieux pour les lèvres qui les donnaient, et pour les lèvres qui les rendaient; où sont-ils ces transports voluptueux d'un amour innocent, qui marquaient tous nos instants par de nouvelles jouissances; ils ne sont plus faits pour moi car tu m'as abandonné, et tu ne les sentiras plus, car tu es infidèle.

«Voilà, en vérité, une fort jolie petite idylle pour avoir été faite au cabaret, par un petit Gessner, las comme un petit chien; vous en aurez bientôt une plus belle, mais j'attendrai que la nature soit un peu embellie, car, par le temps qu'il fait, il faut avoir le diable au corps pour la chanter; il faut que les poètes champêtres se taisent pendant quelques mois de l'année, comme il faut que les amants soient sages pendant quelques jours du mois.

«Faites bien des idylles de ma part à cette belle ambassadrice de France à Vienne et à cette charmante ambassadrice de Vienne en France. Si vous rencontrez M. de Caraman, faites-lui aussi une idylle pour moi. Entendez-vous, belle Zilia?»

Boufflers n'était pas moins facétieux quand il écrivait à sa mère. Voici une lettre qu'il lui adressait quand il guerroyait avec l'armée de Contades. Il ne s'y montra pas à la vérité fils très respectueux, mais Mme de Boufflers était pleine d'indulgence pour son fils préféré, et elle fermait volontiers les yeux sur ses incartades de langage.

«Jeudi.

«Je vous renvoie la lettre de Mme de Grammont; je ne sais pas si je dois faire mon remerciement avant l'arrivée du brevet que j'attends de jour en jour et qui viendra fort à propos pour mes chevaux, à qui il procurera quatre rations de fourrage par jour. C'est à vous à m'instruire là-dessus. Je ne vous remercie pas de vos soins parce que j'imagine que vous avez eu autant de plaisir à m'obtenir ce que je demandais que j'en aurai à le recevoir. D'ailleurs, depuis que vous avez eu la bonté de me faire présent de moi-même, il me semble qu'il ne me reste plus de reconnaissance à vous marquer de tous les autres petits services que vous aurez pu me rendre. C'est un grand présent que celui que vous m'avez fait en 1738; je ne sais pas où j'ai pu mériter tant de bonté de votre part, ni quel est le mortel généreux qui dans ce temps-là a plaidé ma cause et vous a enfin déterminée à vous donner pour moi des soins dont j'étais indigne.—Vous savez vous-même si c'est par mes importunités que j'ai obtenu cette faveur-là. Avant le moment heureux où vous voulûtes bien me... et me regarder comme votre enfant, je n'avais point eu d'accès auprès de vous; content de la petite place que le sort m'avait assignée, j'étais resté inconnu de tout l'univers, quand tout à coup il se présenta une occasion de faire ma fortune. J'engageai quelqu'un qui avait l'honneur d'être connu de vous à vous parler en ma faveur, il y mit tant de zèle qu'il vous persuada, et c'est à lui que j'ai l'obligation de tout ce que vous avez fait pour moi.

«Je vous envoie des chansons qui ont échappé à ma muse tremblante au milieu des horreurs de la guerre. En voici une sur l'air de Joconde à M. de Laverre qui, par parenthèse, n'est pas aussi agréable qu'il est joli; il s'agissait de certaine qualité dont on le disait dépourvu.

En te refusant des besoins,

Nature fut sévère;

Elle ne t'a pas, en tout point,

Fait semblable à ton Père.

Et si malgré son peu de soins,

Tu dis qu'elle est ta mère,

La bonne dame, tout au moins,

A craint d'être grand'mère.

«Voici des vers sur le secrétaire de Caraman qui est extrêmement pâle et dont j'avais fait un portrait très ressemblant au crayon.

Si l'image était peinte, elle serait plus belle

Et plus du goût des spectateurs;

Mais et le peintre, et le modèle

Manquaient tous les deux de couleur.

«Nous avions volé le chapeau de M. de Buzenval pour le retaper ridiculement; nous le lui envoyâmes avec une cocarde de papier sur laquelle tout le monde avait fait des vers. On s'était prescrit de faire entrer dans ces vers: de ce chapeau, à ce chapeau, sur ce chapeau, sous ce chapeau. Les miens sans contredit, étaient de beaucoup les meilleurs:

Amour, si tu vois la figure

De ce chapeau;

Tu vas conformer ta coiffure

A ce chapeau;

Mais en vain mon talent s'éprouve

Sur ce chapeau,

Je n'ai pas tout l'esprit qu'on trouve

Sous ce chapeau.

«Adieu, s'il me restait de la place, j'en ferais pour vous [48].»

Les poésies légères de Boufflers, que Chamfort comparait plaisamment à des «meringues», lui avaient valu de Saint-Lambert le surnom de «Voisenon-le-Grand». Elles n'avaient pas une véritable valeur, mais elles étaient spirituelles, pour la plupart, et agréablement tournées. Il les prodiguait du reste sans compter, les semait à tort et à travers, riant lui-même de leurs imperfections, sans nul souci de sa réputation et de la postérité.

«Comment discuter le genre du chevalier de Boufflers, qui est de n'en pas avoir, disait encore le prince de Ligne; il n'a jamais fait de vers pour en faire, mais il a saisi le trait, le sel, le mot, le piquant et le côté plaisant dans les vers de société, dont il est le dieu. Il a une négligence charmante, de la gaîté dans chaque vers, des bêtises pleines d'esprit, et le meilleur ton même dans le mauvais ton qui ne se fait pas sentir; enfin, il a une manière à lui tout seul de dire, et de ne dire que ce qu'il veut.»

Tout pour Boufflers, même les sujets les plus sacrés, est prétexte à chansons. Un soir à l'Isle-Adam, pendant la messe de minuit, n'a-t-il pas la fâcheuse inspiration de composer des couplets sur l'événement du jour, et l'idée plus fâcheuse encore de les chanter ensuite à la table du prince de Conti:

NOEL

Sur l'air: Laissez paître vos bêtes.

Je m'étais mis en tête

De chanter Jésus-Christ ce soir;

Dans le fond c'est sa fête,

J'aurais fait mon devoir.

C'est un enfant,

Joli, charmant.

Et de qui messieurs ses parents

Ont toujours été très contents.

Mais quelque effort qu'on fasse,

Pour bien chanter Notre Seigneur,

Notre esprit à la place

Met toujours Monseigneur.

C'est un bon cœur,

Une grandeur,

Une chaleur, une douceur,

De la famille, c'est l'honneur.

Du très saint sacrifice

Il sait si bien charmer l'ennui

Que jamais à l'office

Nous ne viendrons qu'ici [49].

L'existence très folâtre que le chevalier mène en ce bas monde lui inspire souvent des inquiétudes pour sa vie future.

Sur l'air de: Gabrielle de Vergez.

Après dîner souvent j'arrange

Des marrons au coin de mon feu:

Mon esprit, lorsque je les mange,

Ne cesse de songer à Dieu.

Je dis: sa bonté que j'admire,

Sur les diaboliques charbons

Me laissera plus longtemps cuire

Que je n'ai laissé mes marrons [50].

Boufflers, communément, aime à s'égayer aux dépens de ses interlocuteurs et il ne leur ménage pas l'épigramme. Un jour, à Villers-Cotterets, il annonce son départ à la société réunie dans le salon, et il raconte qu'il part la nuit même. La vieille comtesse de Montauban se met à s'apitoyer longuement sur ce qu'il s'en va la nuit à cheval et accompagné d'un seul domestique. Le chevalier, agacé, riposte, au grand scandale de la dame, par ce couplet impromptu:

Sur l'air: Ne v'là-t-il pas que je l'aime!

Communément, je dors fort mal;

De trois nuits, ma comtesse,

J'en passe une sur mon cheval,

Deux avec ma maîtresse.

Madame de Boufflers, l'Idole au Temple, souhaitait depuis longtemps une édition rare des Fables de la Fontaine. Le chevalier la découvre enfin chez un bouquiniste et il l'envoie à la comtesse avec cette dédicace:

Voilà le bonhomme qui fit

Cent prodiges qui nous enchantent,

Des fables qui jamais ne mentent

Et des bêtes pleines d'esprit.

Sa morale a besoin, pour être bien reçue,

Du masque de la fable et du charme des vers;

La vérité plaît moins quand elle est toute nue,

Et c'est la seule Vierge, en ce vaste univers,

Qu'on aime mieux à voir un peu vêtue.

Si Minerve même ici-bas

Venait enseigner la Sagesse,

Il faudrait bien que la Déesse,

A son profond savoir, joignit quelques appas.

Le genre humain est sourd quand on ne lui plaît pas.

Pour nous éclairer tous, sans offenser personne,

La savante Minerve a pris vos traits charmants;

En vous voyant je le soupçonne;

J'en suis sûr quand je vous entends.

Les relations intimes que, depuis son départ de Ferney, le chevalier avait conservées avec Voltaire et les louanges que ce dernier lui distribuait libéralement, contribuaient encore à sa réputation. Ayant un jour écrit au philosophe qu'il le regardait comme son père spirituel, l'ermite du Jura lui répond plaisamment:

Plût au ciel qu'en effet j'eusse été votre Père!

Cet honneur n'appartient qu'aux habitants des Cieux.

Non pas à tous encore! il est des demi-dieux

Assez sots et très ennuyeux,

Indignes d'aimer et de plaire.

Le Dieu des beaux esprits, le Dieu qui nous éclaire,

Ce Dieu des beaux vers et du jour,

Est celui qui fit l'amour

A madame votre mère.

Vous tenez de tous deux: ce mélange est fort beau.

Vous avez (comme ont dit les Saintes Écritures)

Une personne et deux natures:

De l'Apollon et du Beauvau.

Le chevalier est un fils excellent; il éprouve pour sa mère autant d'admiration que de tendresse et il saisit toutes les occasions de lui témoigner un affectueux attachement qui ne se démentira jamais. C'est à elle qu'il adresse ses plus jolis vers:

Air: Des folies d'Espagne.

Dieux, qui voyez comme elle nous est chère,

Dieux, qui voyez des transports si touchants,

Prenez tous soins de la plus tendre mère

Pour le bonheur des plus tendres enfants.

Elle eut de vous un don bien digne d'elle,

Celui de plaire autant qu'elle vivra;

Accordez-lui, pour la rendre immortelle,

Celui de vivre autant qu'elle plaira.

Cependant, par un sentiment très humain, il existe presque une rivalité littéraire entre la mère et le fils, et leurs amis ne sont pas sans s'en apercevoir. Panpan, évoquant les souvenirs du passé, rappelait dans des pièces fugitives les heures bénies où la divine marquise tenait sous le charme de sa lyre la Cour de Lunéville. Mais il prisait si haut le talent de son amie, qu'il soupçonnait son fils de lui emprunter les meilleurs de ses vers.

LE CABINET DES BAINS

(pour mes amies absentes)

O bain, lorsque Boufflers dans ton sein argenté,

Après des nuits au sommeil trop rebelles,

Venait chercher le frais et la santé,

Son esprit comme sa beauté

Y puisaient des grâces nouvelles.

J'ai vu ses doigts, tout trempés de ton eau,

D'Anacréon monter la lyre,

En tirer des sons qu'on admire

Pour chanter Thésée et son veau;

J'ai vu Saint-Lambert en sourire,

Et Tressan de dépit briser son chalumeau.

J'ai vu son fils, ce fils favori de Voltaire,

Comme des belles et des Rois,

Envier lui-même à sa mère

Et lui dérober quelquefois

Les beaux vers qu'elle daignait faire [51].

Malgré la tendre affection qui les unit, Mme de Boufflers et son fils ne craignent pas de s'adresser quelquefois de petits vers moqueurs.

Un jour la marquise, faisant allusion aux habitudes de son fils quand il courait la poste, compose ce couplet:

Sur l'air: Du haut en bas.

C'est lui, c'est lui!

Car j'entends le bruit d'un carrosse.

C'est lui, c'est lui!

Il doit arriver aujourd'hui.

De son laquais j'entends la rosse,

J'entends le postillon qu'on rosse.

C'est lui, c'est lui!

Son attachement pour sa mère n'empêchait nullement le chevalier de lui tenir quelquefois des propos tellement vifs qu'ils nous paraissent fort choquants. Mme de Boufflers, assagie par l'âge, et poussée par une de ses amies, avait loyalement essayé de tourner à la dévotion, mais le succès n'avait pas répondu à ses désirs. Un jour, causant avec son fils de ces velléités religieuses assez inattendues chez elle, elle lui disait avec découragement:

«J'ai beau faire, je ne puis devenir dévote; je ne conçois pas même comment on peut aimer Dieu, un être que l'on ne connaît pas; non, je n'aimerai jamais Dieu.»

«Ne répondez de rien, ma mère, riposta le chevalier; si Dieu se faisait homme une seconde fois, vous l'aimeriez sûrement.»

Boufflers a tant de succès dans tous les genres que Bonnard lui adresse un jour cette épître:

Tes voyages et tes bons mots,

Tes jolis vers et tes chevaux,

Sont cités par toute la France;

On sait par cœur ces riens charmants

Que tu produis avec aisance.

Tes pastels frais et ressemblants

Peuvent se passer d'indulgence.

Les beaux esprits de notre temps,

Quoique s'aimant avec outrance,

Troqueraient volontiers, je pense,

Et leurs drames et leurs romans,

Pour ton heureuse négligence

Et la moitié de tes talents.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Garde ton goût pour les voyages;

Tous les pays en sont jaloux,

Et le plus aimable des fous

Sera partout chéri des sages.

Sois plus amoureux que jamais,

Peins en courant toutes les belles,

Et sois payé de tes portraits

Entre les bras de tes modèles.

Il y avait cependant quelques notes discordantes dans le concert de louanges qui s'élevait sous les pas du chevalier, l'approbation n'était pas unanime; certains lui reprochaient d'être sceptique, égoïste, de manquer de maintien et de gravité; à quelques-uns même il était nettement antipathique. Mme du Deffant, en particulier, ne l'aimait pas; bien qu'il vînt chez elle fréquemment et qu'elle lui fît toujours grand accueil, elle ne pouvait se défendre d'une certaine réserve. Elle le jugeait du reste avec une grande perspicacité.

Elle écrivait à Walpole:

«Eh! bien, moi je vous soutiens que sans le sentiment, l'esprit n'est rien qu'une vapeur, qu'une fumée! J'en eus la preuve hier. Je soupais chez les Oiseaux [52], nous feuilletâmes leurs manuscrits; on lut une douzaine de lettres du chevalier; il y en avait de toutes sortes, elles me parurent insupportables. Beaucoup de traits, je l'avoue, parfois naturels, mais le plus souvent recherchés, enfin fort semblables à ceux de Voiture, si ce n'est que le chevalier a plus d'esprit... Tenez, mon ami, vous avez beau déclamer contre le sentiment, il y en a plus dans vos invectives que dans tous les semblants du chevalier.»

Boufflers, depuis son arrivée dans la capitale, s'est beaucoup lié avec les Choiseul et il est rapidement devenu de leur intimité. Non seulement il les voit sans cesse à Paris, mais à chaque instant il va leur rendre visite dans leur magnifique résidence de Chanteloup, et, grâce à son esprit et à sa gaîté, il est toujours le bienvenu. Bien souvent il rime en leur honneur, et le ministre est toujours l'objet de ses plus délicates flatteries.

Un jour où il ne peut se rendre à un rendez-vous du duc, il lui envoie cette jolie lettre:

Un obstacle imprévu me force

De renoncer à mes projets.

Je reviens en pensant que le héros Français

Est aussi bon à voir que le héros de Corse.

A toute gloire il a des droits;

Tout s'anime sous ses auspices.

Gai comme le plaisir, sage comme les lois,

Il a l'air de faire à la fois

Nos affaires et nos délices,

Il veut le bien de ses amis,

Il fait le bien de son pays,

Sa politique est sans mystère;

Du soleil l'aigle ne craint rien.

Il a deux passions, dont l'une est de bien faire,

Et l'autre de faire du bien.

En quittant son travail, il est sujet à dire

Plus de bons mots qu'il n'en entend.

Il sait gouverner, il sait rire,

Deux choses qu'un ministre ignore assez souvent [53].

La Marquise de Boufflers et son fils, le chevalier de Boufflers

Подняться наверх