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CHAPITRE II
1766-1767
ОглавлениеDépart de Mme de Boufflers pour le Languedoc.—Son séjour à Toulouse.—Correspondance avec Voltaire.—Mme de Boufflers à Paris.—Elle va prendre les eaux de Plombières.—Projets de voyage en Suisse.
Nous avons dit, dans les premiers volumes de cet ouvrage, ce qu'était le prince de Beauvau, ses rares qualités, sa droiture, sa loyauté, ses aptitudes militaires; nous n'y reviendrons pas. Personne plus que lui ne jouissait de l'estime et de la considération générales.
Nous avons raconté comment il avait perdu sa femme presque subitement en 1763 et comment, après un deuil de pure convenance, il avait épousé Mme de Clermont qu'il aimait depuis fort longtemps [16]. Cette seconde union, qui réalisait ses vœux les plus chers, tourna à miracle. Jamais on ne vit ménage plus tendrement uni, plus parfaitement heureux. Il fut à la fois, par sa rareté même, la gloire et l'étonnement du dix-huitième siècle.
La nouvelle princesse de Beauvau, fort bien de sa personne, était en outre une femme de haute distinction. Elle avait un charme infini, un naturel simple, un ton excellent, une «sensibilité vraie, bonne, continuelle».
«Je ne crois pas qu'il y ait sous le ciel de caractère plus aimable, ni plus accompli que le sien, écrit Marmontel. C'est bien elle qu'on peut appeler justement et sans ironie «la femme qui a toujours raison». Mais la justesse, la netteté, la clarté inaltérable de son esprit est accompagnée de tant de douceur, de simplicité, de modestie et de grâce qu'elle nous fait aimer la supériorité même qu'elle a sur nous.»
Mme du Deffant était moins élogieuse, mais peut-être plus exacte, quand elle écrivait:
«Je doute que l'amour-propre de Mme de Beauvau lui cause jamais le plus petit chagrin. Cet amour-propre est cuirassé. Elle ne respire que gloire et hommage, elle vit de nectar et d'ambroisie, ne respire que l'encens. Elle dédaigne trop ceux qui ne l'adorent pas pour pouvoir jamais être offensée de leur indifférence. Elle est parfaitement heureuse, elle doit son bonheur à son caractère, et comme il est très bon, il lui attire l'estime de ceux qui la connaissent [17].»
La princesse avait une manière d'aimer son mari, simple et touchante. Elle ne songeait qu'à le faire valoir et à s'effacer elle-même. A l'entendre, c'était toujours à M. de Beauvau qu'on devait rapporter tout le bien qu'on louait en elle.
Malgré toutes ses qualités, peut-être même en raison de ses qualités, Mme de Beauvau passait pour dominatrice et on lui reprochait «une personnalité intolérable»; il est certain qu'elle avait pris sur son entourage, et en particulier sur son mari, un empire presque absolu. Aussi Mme du Deffant, rarement bienveillante, l'avait-elle surnommée ironiquement la dominante des dominations. Elle désignait encore volontiers ces heureux époux sous le nom de la dominante et le soumis.
Quand les Beauvau eurent réglé leurs affaires d'intérêt en Lorraine, Mme de Boufflers dit adieu au pauvre Panpan désolé et elle partit avec eux pour Lyon. Ils y restèrent quelques jours, puis, de là, ils gagnèrent à petites journées Arles, où ils visitèrent l'amphithéâtre, les thermes, le palais de Constantin, Saint-Trophime, Saint-Honnorat, etc. Mme de Boufflers, très éprise du passé, ne se lassait pas d'admirer toutes ces merveilles des temps anciens. A Nîmes, elle s'extasia devant la maison carrée, les arènes, le temple de Diane, le pont du Gard, etc. Enfin ils arrivèrent à Toulouse, capitale du Languedoc.
M. de Beauvau était très aimé dans son gouvernement, il y faisait preuve d'une indépendance d'esprit et d'une largeur d'idées fort rares à son époque. Quand il avait été nommé en 1764, son premier soin avait été de secourir de malheureuses familles protestantes qu'on persécutait à cause de leur foi et qui gémissaient dans les prisons depuis des années. Sa généreuse conduite faillit même lui attirer une disgrâce complète, mais rien ne put la lui faire modifier. Il répondait très noblement à des menaces réitérées: «Le Roi est le maître de m'ôter le commandement qu'il m'a confié, mais non de m'empêcher d'en remplir les devoirs selon ma conscience et mon honneur.»
A peine Mme de Boufflers était-elle installée dans la capitale du Languedoc et jouissait-elle avec délices d'une vie toute nouvelle pour elle, qu'elle reçut de Voltaire une lettre pressante.
Le vieux philosophe la suppliait d'obtenir du gouverneur qu'il fit nommer premier capitoul M. de Sudre, l'avocat qui avait défendu Calas, celui qui «seul avait protégé l'innocence lorsque tout le monde l'abandonnait et la calomniait».
«Vous allez en Languedoc, lui disait Voltaire, votre premier plaisir sera d'y faire du bien. Je vous propose une action digne de vous et dont tous les honnêtes gens de France vous auront obligation... J'attends tout d'un cœur comme le vôtre»; et il l'assurait que «si son âge et les maladies le lui avaient permis,» il serait sûrement venu lui faire sa cour quand elle était passée par Lyon.
Pais il lui racontait plaisamment toutes les infortunes qui l'accablaient dans sa très belle et très détestable vallée, où il ne lui manquait que «l'agrément de la peste».
Le 21 janvier il lui écrivait encore:
«Ferney, 21 janvier 1767.
«Madame, non seulement je voudrais faire ma cour à Mme la princesse de Beauvau, mais assurément je voudrais venir à sa suite me mettre à vos pieds dans les beaux climats où vous êtes; et croyez que ce n'est pas pour le climat, c'est pour vous, s'il vous plaît, madame.
«M. le chevalier de Boufflers, qui a ragaillardi mes vieux jours, sait que je ne voulais pas les finir sans avoir eu la consolation de passer avec vous quelques moments. Il est fort difficile actuellement que j'aie cet honneur: trente pieds de neige sur nos montagnes, dix dans nos plaines, des rhumatismes, des soldats et de la misère forment la belle situation où je me trouve. Nous faisons la guerre à Genève, il vaudrait mieux la faire aux loups qui viennent manger les petits garçons. Nous avons bloqué Genève, de façon que cette ville est dans la plus grande abondance et nous dans la plus effroyable disette.
«Pour moi, quoique je n'aie plus de dents, je me rendrai à discrétion à quiconque voudra me fournir des poulardes.
«J'ai fait bâtir un assez joli château et je compte y mettre le feu incessamment pour me chauffer.
«J'ajoute à tous les avantages dont je jouis que je suis borgne et presque aveugle, grâce à nos montagnes de neige et de glace.
«Promenez-vous, madame, sous des berceaux d'oliviers et d'orangers, et je pardonnerai tout à la nature.» «P.S.—Je ne sais sur quel horizon est actuellement M. le chevalier de Boufflers, mais quelque part où il soit, il n'y aura jamais rien de plus singulier ni de plus aimable que lui [18].»
Malheureusement, si la recommandation de Voltaire auprès de la marquise de Boufflers et de M. de Beauvau était puissante, celle du prince auprès de M. de Saint-Florentin avait moins de crédit, et le protégé du philosophe ne fut pas nommé.
Voltaire n'en remercie pas moins très aimablement sa correspondante de sa bonne volonté et de l'appui qu'elle lui a prêté. Il termine par ces mots pleins de grâce:
«Je ne sais, madame, si vous allez à la Cour ou à la ville, mais en quelque lieu que vous soyez, vous ferez les délices de tous ceux qui seront assez heureux pour vivre avec vous. Cette consolation m'a toujours été enlevée. Votre souvenir peut seul consoler le plus respectueux et le plus attaché de vos serviteurs.
«V.»
Peu de jours après, nouvelle lettre du patriarche au sujet d'un libraire de Nancy, Leclerc, soupçonné de répandre des livres interdits. Pour couper court à sa propagande, on l'avait prudemment jeté à la Bastille. Voltaire indigné accuse, bien entendu, la Compagnie de Jésus de ce nouveau méfait. Il écrit «pénétré de douleurs»: «Faut-il donc que les Jésuites aient encore le pouvoir de nuire et qu'il reste du venin mortel dans les tronçons de cette vipère écrasée.» Il supplie la marquise d'agir en faveur d'un infortuné. «Rien ne rafraîchit le sang, comme de secourir les malheureux», lui dit-il pour l'encourager.
Après un assez long séjour en Languedoc, Mme de Boufflers et ses compagnons reprirent la route de la capitale. Ils ramenaient avec eux, en l'entourant de soins empressés, une petite chienne barbette destinée à l'amusement de Mme du Deffant. Cet animal fit en effet le bonheur de la vieille aveugle: «Elle n'est pas trop jolie, disait-elle, mais elle m'aime, cela me suffit.»
La marquise resta peu de temps à Paris, car elle avait des affaires urgentes à régler en Lorraine, mais la séparation allait être de courte durée; les Beauvau comptaient faire une saison à Plombières au mois de juillet et il était convenu que Mme de Boufflers les rejoindrait dans la célèbre ville d'eaux dès qu'ils y seraient installés.
La marquise passe donc quelques semaines à Nancy et à Lunéville en compagnie du cher Panpan, puis, vers le milieu de juillet, elle se rend à Plombières où elle a le plaisir de retrouver ses parents et sa fille, Mme de Boisgelin.
En 1767 la société réunie à Plombières est des plus brillantes et une foule élégante se presse sous les ombrages du parc. Rarement l'on a vu pareille affluence, et c'est à croire que la cour de Versailles s'est transportée sur les bords de l'Agron. Les hôtels, les maisons particulières regorgent de baigneurs. Comme de nos jours, l'on publie religieusement chaque semaine la liste des étrangers, avec l'indication des demeures qu'ils occupent.
M. de la Galaizière et l'abbé de Lentillac sont à l'hôtel des Dames, la marquise de la Tour du Pin et la duchesse de Luynes à l'Ange, le chevalier de la Ferronnays à la Fleur de Lys, la duchesse de Nivernais et son confesseur à Saint-Blaize, l'abbé comte de Saintignon à la Croix-rouge, etc.
Les principaux baigneurs sont le marquis et la marquise de Clermont-Gallerande, le comte et la comtesse de Belzunce, le prince et la princesse de Montmorency, la duchesse de Cossé, la marquise d'Avaray, la vicomtesse de Laval, les comtesses de Taxis, de Montalembert, de Sabran, de Bercheny, de Rastignac, le prince de Bauffremont, les marquis de Saint-Aubin, d'Autichamp, les chevaliers de la Bourdonnais, de Beauteville, le baron d'Holbach, etc., etc.
Les malades mènent une vie des plus gaies. Entre les exercices obligatoires du traitement, ils se retrouvent sans cesse et ils imaginent mille occupations pour se distraire. Les uns, les moins valides, ceux auxquels les médecins prescrivent le repos, se réunissent pour jouer à cavagnole, à la comète, faire de la musique; les autres organisent des déjeuners champêtres aux environs, à Remiremont, au Val d'Ajol, etc. Le pays est superbe, on le parcourt à pied, à cheval, en voiture. Chaque jour il y a thé ou café chez l'une ou l'autre grande dame; chaque soir, bal et souper. Enfin la vie est charmante, on n'a pas un instant d'ennui, et dans cette fréquentation continuelle l'amour trouve aisément son compte.
Une des grandes distractions de cette société est d'aller visiter un célèbre thaumaturge du Val d'Ajol. Il s'appelle Dumont et on l'a surnommé le médecin de la montagne. Quant à lui, il prend modestement le titre de chirurgien renoueur de S. A. R. Mgr le comte de Provence [19]. Il a obtenu quelques guérisons qu'on regarde comme miraculeuses et qui lui ont valu une réputation considérable. Aussi presque tous les baigneurs, à la grande indignation des Esculapes de la localité, vont-ils le consulter [20].
La colère des médecins était si violente que l'infortuné rebouteur craignait toujours d'être assassiné par ses confrères patentés et il n'osait sortir de chez lui sans être accompagné d'un homme de la maréchaussée [21].
Nous ne savons si la santé des malades se trouvait bien de cette existence agitée, mais ce qui est certain, c'est que leur moral s'en accommodait fort.
L'usage, nous l'avons dit, était de saigner les baigneurs dès leur arrivée, pour les mieux préparer à l'action des eaux. Mme de Boufflers, son frère, la princesse, Mme de Boisgelin, se soumirent docilement à cette fâcheuse obligation, puis ils commencèrent leur traitement, mais sans s'astreindre à un régime trop sévère. Ils fréquentaient la société, où ils avaient retrouvé un grand nombre de leurs amis, et ils faisaient de nombreuses excursions dans les environs, si bien que le temps se passait rapidement et agréablement.
Depuis un an bientôt qu'elle voyage et vit avec son frère et sa belle-sœur, Mme de Boufflers a ressenti les bienfaisants effets d'une société aimable et d'une distraction sans cesse renouvelée; elle a retrouvé son équilibre physique et moral, et les tristes événements de l'année 1766 ne sont déjà plus pour elle que de lointains souvenirs.
Mais elle a pris goût à cette existence errante, et maintenant elle redoute le moment où il lui faudra enfin se résigner à une solitude qu'elle n'a jamais connue. Dans l'espoir d'éloigner encore le terme fatal, elle imagine de faire, aussitôt sa cure terminée, un nouveau déplacement et des plus séduisants.
Depuis longtemps elle caressait l'idée d'aller rendre visite à l'ermite du mont Jura, à ce prestigieux Voltaire dont elle avait gardé si délicieux souvenir, et qu'elle n'avait pas revu depuis dix-huit ans, depuis les années éblouissantes de 1748 et de 1749. Le séjour que son fils avait fait près du philosophe en 1764, les récits émerveillés du jeune homme avaient redoublé le désir de Mme de Boufflers d'aller revoir son vieil ami. La récente correspondance qu'elle venait d'entretenir avec lui lui inspira l'idée, une fois sa cure achevée, de faire un voyage en Suisse et de le terminer par un séjour chez le philosophe.
Comme en voyage il est plus agréable d'être en nombreuse société, elle décide d'entraîner avec elle son frère et sa belle-sœur qui ne demandent pas mieux; sa fille, Mme de Boisgelin; sa grande amie, Mme Durival; et enfin le cher et indispensable Panpan, qui, lui aussi, veut revoir son ami Voltaire. Ainsi la fête sera complète, la marquise ne laissera pas de regrets derrière elle et l'on ne s'ennuiera pas en aussi aimable compagnie.
En attendant, Mme de Boufflers consulte des cartes, prépare des itinéraires, et, comme si elle allait à la découverte de pays inconnus, elle interroge anxieusement ceux de ses amis qui connaissent la Suisse, sur l'état des chemins, les difficultés de la route, les ressources du pays, les auberges, etc., etc.
C'est à Panpan qui est resté à Lunéville que la marquise fait part de ses projets, projets qui ont pour lui un intérêt tout particulier, puisqu'il est arrêté, décidé qu'il sera du voyage. En même temps elle lui raconte les menus incidents de la vie de Plombières:
«Plombières, 30 juillet 1767.
«Mon cher Veau,
«Je suis bien étonnée de ne vous avoir pas encore écrit, car je n'ai pas encore cessé de penser à vous, malgré la foule qui m'environne. Il y a prodigieusement de monde ici, et comme je passe à peu près la journée chez Mme de Beauvau, je vois tout.
«Il n'y a que Mme de Gimel et moi dans notre maison; aussi y suis-je fort bien. Le pauvre prince qui était mal, et sans se plaindre, part demain matin, ce qui m'afflige fort.
«M. de Beauvau pense toujours au voyage de Genève. Quoi qu'il en soit je partirai vers le 8 ou le 10 août, et je vous attendrai autant qu'il vous plaira.
«La duchesse de Cossé arrive de Ferney. Elle a parcouru toute la Suisse. Vous croyez bien que je lui ai un peu parlé des chemins; elle dit, comme les autres, qu'ils sont plus beaux que partout ailleurs et que Voltaire est plus aimable et surtout plus poli que jamais.
«Nous voyons beaucoup ici le baron d'Holbach et M. de Tolosan. Le premier est un bien bon homme, et a, dit-on, beaucoup de connaissances; mais le second est parfaitement bon et parfaitement aimable.
«L'abbé de Mitri et sa sœur sont arrivées avant-hier, ce qui m'a fait faire une partie de trictrac à tourner, avec M. de Vaugrave. C'est la seule depuis que je suis ici et je n'y ai point du tout pensé, mais toujours à vous, mon bon Veau.»
Quelques jours après nouvelle lettre [22].
«Plombières, 3 août 1767.
«Mais, mon cher Veau, la tête te tourne donc?
«Mme la duchesse de Cossé a passé ici il y a quatre jours en revenant de Ferney. Tout le monde lui a fait des questions sur son voyage. On s'étonnait qu'une personne aussi délicate et qui a peur de tout, ait pu faire un voyage aussi considérable, car elle a été partout, hors dans les mauvais chemins, sur lesquels je l'ai questionnée à mon tour, en lui disant que j'étais sur le point de faire ce voyage, mais que j'étais retenue par la peur des précipices; qu'on m'avait bien dit qu'il n'y avait rien à craindre, parce que les chemins étaient fort larges, mais que j'en craignais même la vue. Elle m'a dit à cela qu'elle était tout de même et qu'elle avait une autre raison d'éviter jusqu'à l'apparence des dangers, ayant avec elle sa fille unique dont la délicatesse l'obligeait aux plus grands ménagements. Comme tu es mon fils unique, je ne saurais mieux faire que de te traiter comme Mlle de Cossé.
«Il faut vous dire encore que la duchesse m'a dit qu'il ne fallait pas aller voir le médecin de la montagne quoique tout le monde y fut; qu'elle n'avait pas osé l'entreprendre, quoique ce fût un des objets de son voyage.
«J'écris au prince pour qu'il m'envoie des chevaux avec lesquels j'irai le 15 à Fléville, où j'attendrai qu'il vous plaise de venir avec Mme Durival, pour que nous allions tous ensemble chez Voltaire.
«Sur quoi je prie Dieu de vous tenir en paix.»
P. S. (de la main de Mme de Boisgelin).
«Bonjour, mon charmant Veau. Je t'aime de toute mon âme de cochon.
«J'ai bien peur aussi des chemins de la Suisse, mais malgré cela il faut bien marcher. Pourtant il me semble que nous ne sommes pas encore prêtes à partir.
«Adieu, mon Veau, écris-moi, mais je te prie d'écrire un peu lisiblement.
«Mes compliments à Marianne [23]».
Mme de Boisgelin avait vu juste, et c'est elle qui finit par avoir raison. En dépit de tous les projets et de préparatifs déjà très avancés, Mme de Boufflers dut, au dernier moment, renoncer à son voyage pour des raisons de santé assez sérieuses. Ce ne fut pas sans de très vifs regrets.
Après la saison de Plombières, la marquise revint passer quelque temps à Lunéville, puis elle dit adieu à ses amis de Lorraine et elle partit pour Paris où elle avait décidé de séjourner tout l'hiver. Peu après son arrivée, c'est-à-dire en décembre 1767, elle écrivait à Panpan une longue lettre où elle lui confiait la grande douleur qui venait de la frapper. Bien que nous n'ayons pu reconstituer les événements auxquels elle fait allusion en termes si pathétiques, nous citons sa lettre en entier. Elle s'y montre, en effet, sous un jour tout nouveau pour nous, et elle manifeste une tendresse de cœur et une sensibilité à laquelle elle ne nous a pas habitués:
«Paris, 6 décembre 1767.
«Ah! mon Veau, que les plaisirs sont légers et courts, et que les chagrins sont longs et lourds! Mimie, ma chère Mimie, l'enfant de mon cœur, l'objet de mes affections, je l'ai mariée, à qui? à un bourreau de trois femmes au moins, avant elle, et vraisemblablement de quatre. Pendant deux mois de publicité, c'était le meilleur et le plus honnête homme du monde. Quatre jours après son mariage, c'était véritablement un monstre.
«La malheureuse m'a tout caché jusqu'au jour de son départ pour Fontainebleau où elle devait rester quatre jours, aller de là à Bordeaux pour s'embarquer. Elle m'a caché les traitements qu'elle éprouvait, à moi, à sa mère, et à tout le monde, et tout ce qu'on venait lui dire de lui. Enfin, elle me disait qu'elle était heureuse et rien ne paraissait à l'extérieur.
«Enfin, le jour de ce départ, elle m'a mandé tout, afin que l'on prît des précautions, là-bas, pour le contenir assez, pour qu'elle n'en éprouvât pas les dernières violences, et qu'elle voulait qu'on la crût heureuse, et m'assurer que sa mère ignorait tout. Jugez de ce que je devins; effectivement, une heure après, je vis la mère et lui appris tout.
«Je partis pour Praslin pour faire retarder le départ de cet homme de Fontainebleau. Enfin, après avoir été sur la roue depuis le 14 d'octobre jusqu'aujourd'hui, après bien des tourments, des dépositions et informations de M. de Sartines, prières et larmes de ma part, joint raison et crédit de M. et Mme de Beauvau, MM. les ducs de Choiseul et de Praslin ont fait consentir ce monstre par écrit à donner le choix d'un couvent à sa femme, et mille écus de pension, et lui rendre ses hardes; il reprend les diamants. Elle est chez Mme de Beauvau depuis avant-hier, qui revient aujourd'hui, et la conduit droit à Saint-Antoine, où je vais l'attendre [24].
«Qui n'en eût pas fait autrement à ma place, me condamne. Sa dernière femme était une demoiselle dont le père et la mère étaient de son quartier; la mère en était revenue depuis vingt ans. Sa fille était charmante et bien élevée avec 50,000 écus. Elle a été traitée comme celle-ci et en est morte au bout de quatre mois. Personne n'a rien dit à la mère qu'après, et sa fille lui a tout caché presque jusqu'à la mort...
«Imaginez-vous, mon Veau, mon désespoir de la savoir menacée à tout moment d'être tuée ou empoisonnée. Je respire seulement aujourd'hui, et elle m'aime encore, moi qui l'aurais menée à la mort. Je suis dans un transport de penser que je vais la voir, que je ne peux exprimer. Je ne me mêlerai jamais de rien. Mon fils se mariera s'il peut, mais sans moi.
«Adieu, mon Veau, je ne cesse pourtant encore de vous aimer.»
Qu'était-ce que cette pauvre, cette infortunée Mimie? Nous n'avons jamais pu le découvrir. Dans les centaines de lettres qui nous ont passé par les mains, nous n'avons jamais trouvé d'autre allusion à Mimie et à ses malheurs que les quelques pages que nous venons de citer.