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II Sénèque et son école.
ОглавлениеVous nous regardez comme des assassins et des voleurs; c’est un fait que je déplore; mais je ne vous en fais pas un crime, car vous n’êtes que l’écho et non l’auteur de ces accusations infâmes. Elles viennent de loin, et remontent au premier siècle après Jésus-Christ. A cette époque, vivait un personnage célèbre, orateur, écrivain, philosophe distingué, fils de rhéteur, rhéteur lui-même ; précepteur et principal ministre de l’empereur Néron : on le nommait Sénèque le philosophe.
Entre les différentes sectes philosophiques, il embrassa celle des Stoïciens, ouvrit une école qui fut bientôt très fréquentée; et devint même le chef de cette secte, si fameuse par l’austérité de sa doctrine, par son mépris, au moins apparent, de la douleur et de la mort. Eh bien! c’est ce personnage qui a été notre plus ancien et plus acharné détracteur; c’est lui qui le premier a lancé contre nous ces calomnies venimeuses, dont l’effet se fait encore sentir après dix-huit cents ans. Voici dans quelles circonstances.
Malgré toute son éloquence et sa philosophie, il ne semble pas que Sénèque ait été un modèle accompli de toutes les vertus, et que ses paroles n’aient pas valu mieux que ses actions. Ce qu’il y a de certain, c’est que divers historiens, parmi lesquels Dion Cassius et Tacite, lui reprochent les faits les moins dignes d’un honnête homme, comme d’avoir profité de son passage aux affaires, pour amasser par tous les moyens des richesses énormes ; de n’avoir écrit en faveur de la pauvreté, qu’au milieu de toutes les jouissances du luxe; d’avoir, pour plaire à Néron, approuvé l’empoisonnement de Britannicus et l’assassinat d’Agrippine, sa propre bienfaitrice; d’avoir donné dans de grands écarts de conduite, etc...
Ces écarts furent tels, paraît-il, que la première femme de Claude, l’impératrice Messaline, qui n’était pourtant pas scrupuleuse en matière de mœurs, s’en montra elle-même scandalisée; l’accusa d’intrigues criminelles avec Julie, fille de Germanicus, et le fit condamner à l’exil, in carcere duro. Or, comme notre île servait alors de lieu de déportation aux Romains, il fut relégué sur la côte occidentale du cap Corse. On y voit encore, au délicieux canton de Luri, une vieille tour, appelée Torre di Seneca, où il resta huit ans enfermé. On eût bien fait de l’y laisser toute sa vie.
Perchée sur un roc de 300 mètres de hauteur; exposée sans défense à toutes les fureurs des vents; sans cesse entourée de brouillards et de nuages flottants; éternellement battue à son pied par les vagues; souvent frappée à son sommet par la foudre; triste, nue, désolée au dedans comme au dehors, cette tour, il en faut convenir, devait être une pauvre résidence pour un homme accoutumé, comme Sénèque, à toutes les jouissances de Rome; possédant de merveilleux palais et des ameublements splendides, des jardins délicieux et de somptueuses maisons de campagne. Il était donc naturel qu’il s’ennuyât dans sa tour et y éprouvât de cuisants regrets : mais, comme, d’autre part, à côté du simple mortel, il y avait en lui le chef des stoïciens, il était permis de croire que, après avoir fait tant de beaux discours et de beaux livres sur la fermeté d’âme et la patience, le mépris du plaisir et de la souffrance, il profiterait de l’occasion pour confirmer ses théories par la pratique, et donner au monde un mémorable exemple de résignation et de courage. Il n’en fut rien : sa vertu n’était qu’hypocrisie ; sa philosophie, qu’orgueil. Au contact de l’épreuve, le masque tomba ; le héros s’évanouit, comme dit un de vos grands poètes, ne laissant à sa place qu’un homme faible et misérable autant et plus que beaucoup d’autres.
Au lieu donc de faire bravement tête à l’orage, il fléchit et se courbe, s’arrachant les cheveux, pleurant comme un enfant, accusant le ciel et la terre, invoquant les dieux et les hommes, ne rêvant qu’aux moyens d’obtenir sa grâce; ne reculant pour cela devant aucune manœuvre, s’aplatissant devant l’affranchi Polybe, l’indigne favori de Claude; lui adressant les supplications les plus humbles, les adulations les plus viles.
Tant que vécut Messaline, ses démarches furent sans succès; il avait beau, soir et matin, monter au sommet de sa tour, pour découvrir le navire apportant les lettres d’abolition et de grâce ; pas plus que la sœur Anne, il ne voyait rien venir : mais cette princesse ayant été assassinée par ordre de son mari, et remplacée par Agrippine, mère de Néron, celle-ci obtint son rappel, et le combla des plus grandes faveurs ; ce qui ne l’empêcha point d’applaudir à sa mort et d’innocenter le parricide! Tant de bassesses ne le sauvèrent pas des mains de son terrible élève. Impliqué, à tort ou à raison, dans la fameuse conspiration de Pison, il se vit condamné comme ses complices; mais, à cause de ses talents et de ses anciennes fonctions, on voulut bien, par exception, lui laisser le choix de son supplice. Il choisit de se faire ouvrir les veines, comptant qu’en s’en allant ainsi goutte à goutte, pour ainsi dire, il s’éteindrait sans s’en apercevoir et sans souffrir; mais, malgré sa contenance et son air composés, malgré la sécurité apparente de son visage, le faste et l’orgueil de ses paroles, il avait une telle peur de la mort, que, quand on lui ouvrit les veines, son sang s’était déjà refroidi d’avance; il n’en coula pas une seule goutte! Et l’on fut, pour le tuer, obligé de le mettre dans un bain chaud dont la vapeur, mêlée à celle de quelques liqueurs, l’asphyxia.
Je vous demande pardon de m’appesantir sur ce triste personnage; mais comme il a fait à la Corse plus de mal que personne, il me semble qu’en vous le montrant tel qu’il fut, c’est enlever du poids à ses calomnies et rendre service à mon pays. Après sa condamnation, Sénèque avait été conduit dans sa prison par la voie la plus courte, sans avoir la faculté de faire dans l’intérieur du pays un voyage d’observations et d’études. Pendant les huit ans de sa captivité, il ne voyagea pas davantage, et n’eut de relations qu’avec ses geôliers et ses gardiens. Après sa libération, il se sauva par la ligne droite, impatient de revoir la ville de Rome, ce siège des plaisirs et des honneurs. De sorte que, ni avant, ni pendant, ni après son séjour au cap Corse, il ne vit rien de l’intérieur de notre île: il en partit sans en connaître les sites et les produits, les habitants et les mœurs. Or, voici la peinture qu’il fait du pays :
« Cette terre ne porte ni arbres fruitiers, ni arbres d’agrément ; elle ne produit rien de ce que les autres nations recherchent, et peut à peine nourrir ceux qui la cultivent... Quoi de plus nu que ce rocher? Où celui qui tient à l’abondance, éprouve-t-il plus de privations? Quoi de plus horrible que l’aspect de ce pays, etc.? »
Comment! La Corse est un pays stérile et nu, ne produisant ni arbres fruitiers, ni arbres d’agrément, ni rien de ce que les autres nations recherchent, quand il n’est pas en Europe une contrée où la végétation soit plus active, plus variée, plus vigoureuse! Quand nulle part le climat et le sol ne se prêtent mieux à toutes les cultures! Quand elle nourrit toutes les plantes et tous les fruits, que produit le grand empire végétal, compris entre les Pyrénées et les Alpes, les Balkans et le Caucase, l’Euphrate et la mer Rouge, le Sahara et les Canaries! Quand, malgré les ravages opérés par des spéculateurs avides, il nous reste encore quarante-six admirables forêts, contenant cent soixante-six espèces indigènes d’arbres, d’arbrisseaux et d’arbustes, parmi lesquels, presque par exception, le pin Laricio, le plus bel arbre de l’Europe ! Quand Napoléon a pu, avec vérité, dire, à Sainte-Hélène : La Corse a des parfums, que je n’ai retrouvés nulle part; à l’odeur seule je la reconnaîtrais les yeux fermés! Quand l’ingénieur, chargé par le ministre de Choiseul, de lui faire un rapport, avant l’annexion, se résumait en disant : La terre y est si fertile que, si vous y plantez un bâton, il prend racine et porte des fruits! Quand il est de notoriété publique que, pour la variété, le pittoresque et le grandiose des paysages, la Corse ne le cède à aucune contrée de l’univers! Évidemment, Sénèque n’a vu de la Corse que le roc qui porte sa tour; et, sans la connaître, il l’a décriée, défigurée, horriblement calomniée.
Du reste, il ne traite pas autrement les habitants; et, pour que ses accusations pénètrent mieux dans les esprits et s’y gravent plus aisément, il les enchâsse dans un affreux distique, contenant à lui seul plus de venin que n’en pourraient contenir deux gros volumes. En Corse, dit-il,
Prima est ulcisci lex; altera vivere raptu;
Tertia mentiri, quarta negare deos ;
ce qui veut dire, en bon français, que nos pères se faisaient une quadruple loi, et par suite un quadruple devoir, de la vengeance, du vol, du mensonge et de l’athiéisme !
De ces quatre accusations, la première seule a du vrai; les trois autres sont d’abominables calomnies. Des voleurs! nous qui, seuls de tous les départements français, pouvons, sans crainte et sans danger, dormir la nuit la porte ouverte, et laisser nos bestiaux errer librement dans la campagne ! Nous, des menteurs! Nous, des athées! Mais permettez-moi de passer sur ce point la parole à Diodore de Sicile, historien grec, qui vivait cinquante ans avant Sénèque :
« Les habitants de la Corse, dit-il, se nourrissent de miel, de lait et de viande, que le pays leur fournit largement. Ils observent entre eux les règles de la justice et l’humanité, avec beaucoup plus d’exactitude que les autres barbares. Ils sont toujours certains de retrouver leurs brebis, sur lesquelles chacun met sa marque, et qu’ils laissent ensuite paître dans les campagnes, sans que personne les garde. Le même esprit d’équité paraît les conduire dans toutes les circonstances de la vie; etc... »
Voilà deux témoignages tout à fait contradictoires; si l’un dit vrai, l’autre dit faux. Or, quel intérêt pouvait avoir Diodore à dissimuler les vices de nos pères, pour leur prêter des vertus qu’ils n’auraient pas eues? Il avait visité la Corse, dans le cours de ses voyages, mais il n’en avait reçu aucun service, et n’en attendait aucun. Ce qu’il dit est donc le cri de la conscience, l’expression de la vérité.
Sénèque, au contraire, avait un intérêt de premier ordre à nous décrier et à nous représenter sous les couleurs les plus affreuses, nous et notre pays. Epîtres, mémoires, requêtes, plaidoyers, sollicitations, démarches de tout genre ayant échoué, il ne lui restait, en effet, d’autre moyen, pour apitoyer à nos dépens la cour et le peuple, que de se représenter comme jeté dans un désert sans pain et sans eau; au milieu d’une population de bêtes féroces, altérées de sang et de carnage. Et il y réussit ! Soit à cause de son talent et de sa notoriété, soit à cause de ses hautes fonctions, ses mensonges furent accueillis à Rome, les yeux fermés; se répandirent dans les provinces, se propagèrent d’une génération à l’autre, et sont arrivés jusqu’à ce temps, où on nous les jette encore parfois au visage.
Voilà le menteur, qui n’a pas craint, dans son intérêt personnel, de déshonorer un peuple qui ne le méritait pas et dont il n’avait point à se plaindre. Est-ce notre faute s’il avait fait ce que lui reproche l’histoire? S’il avait été mis en jugement pour son inconduite, condamné à l’exil, enfermé dans la tour du cap Corse? Est-ce notre faute, s’il manquait de cœur et d’énergie et ne savait pas supporter les coups du sort? Est-ce à nous qu’il devait s’en prendre? Est-ce nous qu’il en devait punir?
O le misérable hypocrite! Il a de la chance de n’être plus de ce bas monde; mais si jamais je le rencontre dans l’autre, il fera bien de passer au large... Et je lui en veux d’autant plus que, non content de nous avoir nui par lui-même, il a fondé une école de calomnie, dont les membres suivent pas à pas ses exemples.
Dans unes de vos meilleures comédies, après avoir lu à son maître un passage du même Sénèque, sur le mépris des richesses, le domestique ajoute :
Ce Sénèque, Monsieur, est un excellent homme.
Était-il de Paris? — Non! il était de Rome,
répond brutalement le joueur décavé.
Si vous me demandiez : — Les imitateurs de Sénèque sont-ils aussi de Rome? — Non, répondrais-je ; ils sont de Paris et des quatre coins de la France, car ce sont justement les fonctionnaires de tout ordre que le gouvernement nous adresse.
De ces fonctionnaires, très peu demandent spontanément à être envoyés en Corse. Le grand nombre, pour ne pas dire la totalité, n’y vient qu’à son corps défendant, le cœur gros, les yeux pleins, l’esprit tourmenté par les distiques de Sénèque, l’imagination assaillie de visions et de spectres lugubres.
En débarquant, leur premier soin est de chercher des yeux un gendarme, de tâter si leur revolver est bien armé dans leur poche; puis ils s’en vont à leurs fonctions comme des galériens à leur chiourme, sans attrait, sans ardeur, voyant tout en noir, s’ennuyant, ne songeant qu’aux moyens de s’en retourner au plus vite. C’est, avec une légère variante, la disgrâce et l’exil de Sénèque; il n’y manque qu’une chose, la tour du cap Corse.
Qu’écrivent-ils à leurs protecteurs et à leurs Polybes ? Quels sont les arguments qu’ils emploient pour les attendrir et les apitoyer sur leurs infortunes? Ils se servent du procédé de Sénèque ; déclament contre la Corse, qui ne leur a rien fait, contre ses habitants, qui ne leur ont pas fait davantage; et c’est encore à nos frais que leur rapatriement s’opère. On les voit en conséquence aller et venir, filer et défiler, paraître et disparaître, comme des ombres chinoises, qui traversent la scène en courant, et vont les unes sur les autres se précipiter dans l’abîme; le tout, bien entendu, au grand détriment du pays qu’ils n’ont pas eu le temps de connaître et de servir; sans emporter, mais sans laisser le plus petit regret.
Et, quand une fois ils sont rentrés chez eux, Dieu sait les absurdités et les fables qu’ils racontent de nous ! Ils n’en diraient pas davantage, s’ils venaient de faire le tour du monde ; s’ils arrivaient des brasiers de l’Équateur et des glaces du Pôle, du pays des tigres et des cannibales; et comme jusqu’ici la France ne nous a guère visités que dans la personne de ses fonctionnaires, il s’ensuit qu’elle nous connaît par eux, à peu près comme Rome nous connaissait par Sénèque.
Ceci d’abord sur l’origine de la mauvaise réputation qui nous a été faite, et dont nous avons eu tant à souffrir.