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VI La Corse et le Fisc.

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Voici maintenant les hommes de calcul et d’argent, qui se plaignent que la Corse coûte à la France plus qu’elle ne lui rapporte; et, au nom des principes d’économie et de bonne administration, demandent qu’on s’en débarrasse comme d’une possession onéreuse.

Je n’ai pas présents à l’esprit les chiffres du budget : mais nous serions encore en déficit à l’égard du Trésor, qu’il ne faudrait pas s’en étonner. Les peuples nouveaux, vous le savez, commencent par la chasse et la pêche; puis ils deviennent successivement pasteurs, agriculteurs, industriels et commerçants ; telles sont les différentes étapes, par où on arrive à la civilisation matérielle.

Bien que déjà vieux dans le monde, nous n’en sommes encore qu’à la période pastorale. Notre pays est toujours en grande partie couvert de forêts, de makis et de broussailles, où paissent de nombreux troupeaux que personne ne garde, et qui fournissent à la plus part de nos besoins. Cela étant, nos paysans ensemencent, dans le voisinage de leurs habitations, ce qui est nécessaire pour le pain de la famille, et ne vont pas plus loin. Savez-vous quelle est, au moment où je parle, la proportion des terres ensemencées ?... Elle est, malgré les progrès accomplis, les six centièmes des terres cultivables, et les trois cent cinquante-deux dix millièmes de la surface totale!... L’industrie et le commerce suivant naturellement l’état de l’agriculture, les trois grandes sources de la richesse des nations se trouvent, ou peu s’en faut, à sec parmi nous. Et dès lors, comment voulez-vous que nous fassions grande figure sur les rôles du fisc?

Je vous entends me dire : — C’est votre faute! Pourquoi, sans abandonner vos troupeaux, ne pas cultiver aussi vos champs?

— Pourquoi ? pour une foule de raisons, dont voici les principales.

Parce que nos pères faisaient ainsi ; et vous savez la puissance de la tradition et de la routine;

Parce que, cernés par la mer et mis en interdit par nos détracteurs, nous ne soupçonnions pas que l’on pût faire autrement et mieux que nous ne faisions ;

Parce que, au temps des incursions barbaresques et de nos inimitiés de famille, il était dangereux de s’aventurer, et surtout de stationner dans la campagne ;

Parce que le droit de parcours et de vaine pâture, détruisant sur pied les récoltes, rendait impossible tout travail sérieux ;

Parce que l’insalubrité des parties basses et les plus fertiles de l’île éprouvait nos travailleurs au point que, en 1780, il se trouvait, dans le seul village de Serra de fiumorbo, quatre-vingt-dix veuves, dont les maris avaient été tués par les fièvres paludéennes, contractées dans la plaine d’Aléria ;

Parce que, eussions-nous eu des produits à vendre, nous n’aurions su qu’en faire; et ils nous seraient restés pour compte;

Parce que, généralement sobres et de peu de besoins, nous trouvions dans nos troupeaux et nos arbres l’essentiel de la vie, et n’en demandions pas d’avantage;

Parce que... mais en voilà assez, pour nous valoir au moins les circonstances atténuantes.

Je pourrais ajouter que nous ne sommes pas seuls coupables de cette situation; les dix ou douze gouvernements, qui se sont succédé chez vous depuis l’annexion, sont loin d’en être innocents. Qu’ont-ils fait pour nous aider à en sortir? Quelle sécurité ont-ils assurée aux propriétés et aux personnes? Quels encouragements ont-ils donnés à notre agriculture ? Quelles fermes-modèles ou écoles ont-ils créées? Quels marchés ont-ils établis, quels débouchés ouverts à nos produits? Combien de routes ont-ils tracées, combien de marais desséchés, de plages assainies ? Combien de chantiers installés, pour utiliser nos golfes et nos forêts?... Ils n’ont rien fait; pas même Napoléon, qui disait tristement à Sainte-Hélène : Je voulais consacrer trente mille hommes à la pacification de la Corse, et trente millions à sa prospérité ; le temps m’a manqué !

Et votre industrie privée, pensez-vous qu’elle n’ait rien à se reprocher aussi à notre égard?... Qu’on lui propose les affaires les plus périlleuses, sur n’importe quel point de l’univers, dans les hauteurs de l’atmosphère et les entrailles du globe; elle a toujours des millions à risquer et à perdre; elle les jouerait au besoin sur les chemins de fer de la Lune et les mines de Jupiter! Et, quand nous lui offrons de mettre en valeur ces terrains prodigieusement fertiles, qui, outre les fruits de l’Europe, produisent la canne à sucre, le coton, l’ananas, la garance, l’indigo et même le café; d’exploiter, sans péril et à gros bénéfices, nos superbes forêts, nos marbres et nos roches précieuses, nos huiles et nos vins, nos lins et notre soie, le parfum de nos fleurs et la cire de nos abeilles; toutes les richesses, en un mot, que la nature a prodiguées à notre sol et à notre mer ; quand nous lui proposons de faire de la Corse un vaste jardin d’acclimatation, où les plantes et les animaux utiles des pays chauds, qui craignent les transitions trop brusques, trouveraient tout ce qu’il leur faut pour se naturaliser et se transformer; jardin, dont seraient tributaires tous les peuples de l’Europe; quand nous lui proposons tout cela, elle a perdu la clé de son coffre, et ne peut disposer d’un centime! Aussi, quand elle reçoit sur le nez et les doigts, et fait de ces culbutes dont tressaille le monde financier, je suis toujours tenté de dire : C’est bien fait !

Enfin, en acceptant comme prouvé que nous coûtions encore plus que nous ne produisons, est-ce que l’argent est l’unique besoin des peuples? Est-ce que l’impôt n’a qu’une seule forme? Est-ce que à côté et au-dessus de l’impôt de l’argent, il n’y a pas l’impôt du sang, autrement précieux et méritoire? Quelle comparaison est en effet possible entre la somme plus ou moins forte que je verse au Trésor par douzièmes, et le sang de vos enfants, que vous livrez pour la défense commune?

Or, Monsieur, malgré la faiblesse de sa population et de ses revenus, la Corse est au premier rang pour la production militaire; il n’est pas un seul département français, qui fournisse proportionnellement autant de soldats qu’elle. Quand ailleurs on cherche par tous les moyens, bons et mauvais, à échapper à la conscription, nos jeunes gens mettent la main dans l’urne sans changer de couleur; et, de ceux que le sort épargne, trois sur cinq s’enrôlent volontairement. Vous verrez des localités de 2 à 3,000 âmes, Bonifacio, par exemple, qui ont actuellement sous les drapeaux quarante officiers, et un nombre proportionné de sous-officiers et de soldats; de sorte que l’on peut dire avec vérité que les femmes de la Corse n’enfantent que pour vos armées de terre et de mer!

Que suit-il de là? Que si nous sommes en retard chez le ministre des finances, nous sommes en avance, et de beaucoup, chez les ministres de la guerre et de la marine; et que si le premier nous cherche querelle, nous avons patriotiquement le droit de le renvoyer à ses collègues, et de faire traite sur eux.

Enfin, laissant de côté tout le reste, est-ce que quelques pièces d’or peuvent être mises en parallèle avec la sécurité que vous assure la possession de la Corse; sécurité qu’appréciait si haut Nelson, et que les Anglais ne sont pas les seuls à vous envier? Demandez-leur donc à eux-mêmes, si bons appréciateurs des positions stratégiques, si compétents en fait d’administration et d’économie; demandez-leur ce que coûtent et rapportent Helgoland, Gibraltar, Malte, Périm et tant d’autres rochers qu’ils possèdent dans toutes les mers; et sous prétexte qu’ils coûtent des millions par centaines, et ne produisent ni un écu, ni un soldat, proposez-leur de les abandonner; vous verrez ce qu’ils vous répondront ! Et cependant ces stations sont loin de leurs côtes, et n’intéressent en rien leur sécurité immédiate : mais elles intéressent leur commerce, leur marine, leur colonie des Indes ; et c’est assez pour compenser tous les sacrifices... et la Corse monte la garde à votre porte !

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