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III Que vaut la Corse pour la France?

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Sans contester à la Corse la beauté de son ciel, les aptitudes de son sol et ses richesses naturelles, plusieurs prétendent qu’elle n’a pour la France pas plus de valeur spéciale que pour le Grand Turc.

Si ceux-là sont de bonne foi, ils n’ont évidemment jamais jeté les yeux sur une carte de l’Europe; ils manquent des premières notions de géographie et d’histoire; ils ne savent pas un mot de la situation politique du monde, et des nécessités où peut tôt ou tard se trouver réduit votre pays.

C’est d’abord un fait général, incontestable et incontesté, que depuis la plus haute antiquité jusqu’à nous, Pélasges et Phéniciens, Phocéens et Etrusques, Carthaginois et Romains, Goths et Vandales, Byzantins et Arabes, Francs et Lombards, Pisans et Génois, Impériaux et Espagnols, Anglais et Français, tous les peuples enfin qui ont aspiré à dominer ou à jouer un rôle dans la Méditerranée, se sont, avec acharnement, disputé la possession de la Corse ; ce qui prouve qu’elle a été considérée par tous comme une station militaire, industrielle et agricole de la plus haute importance. Comment expliquer sans cela tant de sacrifices et de sang versé pour s’en rendre maître? Est-ce qu’on se bat ainsi, durant quatre mille ans, pour une chose sans valeur? Evidemment non; et le témoignage unanime de tant de peuples, différents par l’origine, la langue, les mœurs et la civilisation, pèse d’un autre poids que les déclamations intéressées de tous les Sénèques passés, présents et futurs. D’où il suit que la Corse possède par elle-même une grande valeur intrinsèque ; j’ajoute qu’elle a pour la France une inappréciable valeur de position.

Si la France a des amis en ce bas monde, elle a aussi des ennemis, qui ont toujours les yeux sur elle, guettant le moment favorable pour la mettre en lambeaux et l’effacer du nombre des nations. Deux fois ou trois, ils se sont crus sur le point d’atteindre le but, et de livrer aux plantes sauvages l’emplacement où se trouve Paris. Le ciel a détourné ce malheur : mais rien ne prouve que leurs mauvais desseins soient abandonnés ; que ce que l’on a vu déjà ne puisse se voir encore; que des coalitions formidables ne puissent se reformer contre vous; que, pendant que vos frontières terrestres seront envahies, des flottes puissantes ne viennent attaquer votre littoral méditerranéen.

Admettons que la Corse se trouve alors dans l’état où elle devrait être, munie d’inexpugnables fortifications sur ses points essentiels ; occupée dans ses admirables golfes par un nombre suffisant de vaisseaux de combat, de course et de transport; gardée par une armée de 50,000 hommes, que fournirait sans peine une population de 260,000 âmes, presque exclusivement composée de vieux soldats et de marins... Cela admis, vous serait-il, en cas de guerre, indifférent d’avoir la Corse pour vous ou contre vous? Là est la question.

Dans le premier cas, vous avez en elle une sentinelle avancée, surveillant le golfe de Gênes, la mer Tyrrhénienne et la mer d’Espagne ; menaçant les deux grandes presqu’îles et la Sardaigne; elle vous est un vaste camp retranché, couvrant Toulon, Marseille et votre littoral; offrant à vos flottes un excellent point d’appui, pour se porter en avant et agir sur les ailes; un refuge assuré en cas de désastre; des troupes de débarquement au besoin, barrant le passage aux vaisseaux ennemis, qui y regarderaient à deux fois, avant de s’aventurer dans vos eaux, avec la certitude d’y être pris entre deux feux. Tels sont quelques-uns des services que pourrait vous rendre la Corse.

Si au contraire elle appartient à vos ennemis, ils en feront naturellement le centre et la base de leurs opérations contre vous. De là, rayonnant dans tous les sens, leurs navires pourront détruire votre commerce dans ces mers, mettre en interdit votre littoral, insulter vos ports, couper vos relations avec l’Algérie, tenir deux ans votre flotte prisonnière dans la rade de Toulon, comme cela s’est vu en 1803; et, en cas de désastre en haute mer, vos débris tomberaient dans nos mains.

Que s’il vous semble que j’exagère l’importance de mon pays, laissez-moi vous citer une autorité, dont vous ne suspecterez pas le témoignage.

Les Anglais, personne ne l’ignore, sont doués d’un robuste appétit. Les points les plus importants du globe sont dans leurs mains; ils possèdent notamment dans la Méditerranée, Dieu sait par quels moyens, deux stations inabordables; mais ils n’en ont pas assez : il leur manque Chypre, l’Egypte et la Corse : Chypre et l’Egypte, pour leur empire des Indes; la Corse, contre la France uniquement.

Si je n’aime que fort peu Sénèque, je n’aime guère plus ces Anglais, toujours prêts à accepter toutes sortes de services; mais que l’on ne retrouve plus dès qu’on a besoin d’eux; ces Anglais auxquels il n’est pas peut-être un seul peuple qui n’ait le droit de dire : Rends-moi ce que tu m’as volé! Dieu est patient parce qu’il est éternel; mais il est impossible que l’heure de l’expiation n’arrive pas tôt ou tard pour eux.

Quoi qu’il en soit, ils ont depuis longtemps jeté leurs yeux et leur dévolu sur la Corse. Quand elle se débattait pour échapper à la maudite domination génoise, leurs vaisseaux ne cessaient de rôder sur ses flancs, semant à pleines mains les guinées, pour s’y créer des partisans; fomentant les désordres et les troubles; soldant tous les aventuriers, qui cherchaient à nous asservir à leur profit; se faisant, en garantie de leurs créances, céder par Théodore de Neuhof, le plus célèbre d’entre eux, ses droits à la couronne de Corse; et gravant cette cession sur son tombeau, afin de la rendre impérissable!

L’annexion à la France ne mit fin, ni à leurs convoitises ni à leurs démarches. Deux fois en effet, en 1793 et en 1815, à la faveur de vos embarras extérieurs, ils tentèrent de s’installer chez nous à votre place. En 1822, ils firent au fameux bandit Théodore Poli, les offres les plus séduisantes, pour le décider à travailler pour leur compte. Enfin, dans tous les projets de partage, élaborés contre vous par les coalitions européennes, c’est à eux qu’a toujours été réservée la Corse comme morceau de choix et hors part.

Que si vous êtes curieux de savoir quel intérêt peuvent avoir les Anglais à ajouter 8 ou 10 mille kilomètres carrés à leurs possessions qui, en attendant mieux, en comptent déjà plus de 26 millions, c’est-à-dire le quart de la terre habitable, voici un homme entre tous compétent, qui va vous le dire la bouche ouverte. Ce n’est autre que le plus grand homme de mer de notre siècle, le vainqueur d’Aboukir et de Trafalgar, celui qui tint deux ans votre flotte bloquée dans le port de Toulon ; qui, après avoir perdu un œil au siège de Calvi, et un bras à Ténériffe, s’ensevelit dans sa dernière victoire, l’amiral Nelson, en un mot. Or, il écrivait à son gouvernement : — Donnez-moi le golfe de Saint-Florent et deux frégates ; je me charge que pas un vaisseau ne sortira de Marseille ou de Toulon, sans tomber dans mes mains. Qu’aurait-il dit, qu’aurait-il fait, si on lui eût donné la Corse entière et une escadre?

Voilà, Monsieur, le mot de l’énigme; voilà ce qui se cache au fond du cœur de tout loyal Anglais. Ils veulent la Corse, moins pour le bien qu’ils en retireraient, que pour le mal qu’elle leur permettrait de vous faire. Et si jamais ils en deviennent maîtres, Malte et Gibraltar ne sont rien auprès de ce qu’ils feront d’elle; elle deviendra, soyez-en sûrs, le point le plus formidable de l’univers ; votre puissance navale aura reçu le coup fatal; et ils ne craindront plus, du côté de la mer, pour leur empire indien.

Comprenez - vous maintenant, ô nos frères de France, ce que vaut pour vous la Corse, et quel intérêt vous avez à la conserver? Que si vous ne le comprenez pas, alors vous méritez de la perdre; et vous la perdrez tôt ou tard.

Voyage en Corse

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