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V Sommes-nous Français?
ОглавлениеQuelques mauvais plaisants nous accusent de n’être pas Français. Il est vrai que nous ne l’avons pas toujours été : mais eux-mêmes l’ont-ils été toujours ?... Quand, au milieu du cinquième siècle après Jésus-Christ, Mérovée inventa le nom de France, pour son petit royaume de Tournay, qui est-ce qui était Français depuis le Rhin jusqu’aux Pyrénées, depuis le Finistère jusqu’aux Alpes? Etaient-ce les Belges et les Bourguignons, les Bretons et les Séquaniens, les Arvernes et les Allobroges, les Aquitains et les Vascons? Etaient-ce même les Parisiens, ces Belges indisciplinés et turbulents, qui, chassés de leur pays, vinrent se réfugier dans l’île de la Cité, et y bâtirent les premières cabanes? Non; des 400 petits peuples qui occupaient alors la Gaule, pas un seul n’était Français.
Cela est un fait certain; et c’en est un autre non moins certain, qu’ils le sont tous aujourd’hui. Comment donc le sont-ils devenus? Par un procédé uniforme et le plus naturel du monde ; par leur annexion pure et simple au domaine royal.
Or le 15 août 1768, par édit authentique de Louis XV, nous avons aussi été annexés au domaine royal, au même titre que les autres provinces. Pourquoi donc cette annexion ne nous aurait-elle pas communiqué, comme à elles, le caractère et le titre de Français? Pourquoi cette sorte de baptême national aurait-il manqué de vertu pour nous seuls?
Donc nous sommes Français de droit et de fait; et j’ajouterai que nous le sommes de cœur, plus que certains de ceux qui nous accusent. Chez nous le patriotisme est dans toute sa ferveur. Si nous aimons la Corse, nous aimons aussi la France ; et nous sommes, quand il le faudra, prêts à mourir pour l’une comme pour l’autre. En est-il de même partout?
Plusieurs pensent nous terrasser, en disant : La preuve que vous n’êtes pas Français, c’est que vous parlez une langue étrangère.
Au moment de l’annexion, nous parlions l’italien ; et nous ne pouvions pas l’abandonner, avant d’avoir appris le français, à moins de nous mettre au régime des sourds-muets, et de ne plus parler que par signes. Or, pendant très longtemps, nous n’avons pas eu d’écoles où l’on enseignât le français ; et nous ne l’entendions pas, surtout dans les campagnes, parler une fois tous les mois. Comment donc aurions-nous pu l’apprendre ?
Mais aujourd’hui, grâce aux écoles de nos villages et au séjour prolongé que fait sous vos drapeaux presque toute notre jeunesse, l’italien ne sera bientôt plus chez nous qu’une langue morte.
Et non seulement nous parlons le français, mais nous le parlons mieux que beaucoup de vos provinces. Nulle part, en effet, vous ne rencontrerez chez nous de ces expressions, de ces intonations, de ces accentuations burlesques, dont vous êtes les premiers à rire, et qui indiquent l’origine des individus, aussi sûrement que le bouquet indique celle des vins. Ainsi vous n’entendrez pas dire : — La nâtion, la condamnâtion; la loè, le roè et moè, ça fait troè ; nous se reverrons; si faisain biau demain je partirons à la pique du jour; y veuletent ben, y ne peuvetent pas; commane vont tes parane, mon ser ? Parfaitemane, etc...
En outre si, pour n’être pas Français, il suffit de parler une langue différente de la vôtre, à quelle nation appartiennent donc ces populations du Midi et du Centre, qui bredouillent une multitude de patois impossibles? Que sont les Basques, les Bretons, les Lorrains, les Alsaciens et les Flamands? Ils sont moins Français que nous évidemment, attendu que leurs idiomes n’ont rien de commun avec le latin, d’où l’italien dérive comme le français. Et si vous les rayez aussi de la carte de France, qu’y restera-t-il?
Encore une accusation, vous le voyez, qui ne repose pas sur le granit et le bronze.