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Témoignage

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Par

Gérald Gaillard

Université de Lille (France)

Si j’ai beaucoup travaillé sur l’histoire de l’anthropologie française, je ne connais rien de la génération qui me précède immédiatement, car j’aurais eu le sentiment d’un conflit d’intérêts et j’ai poussé la chose y compris, presque, du côté des textes.

Je connais donc peu Jean et je ne dispose pas ici de ma documentation, je ne suis par ailleurs jamais allé chez lui et il n’est jamais venu chez moi.

Du personnel, je sais seulement que sa vie sentimentale échappe aux deux ou trois mariages qui sont presque de règle dans notre milieu et qu’il vieillit avec Michelle, et il me semble que vieillir à deux constitue une expérience anthropologique essentielle.

Je sais aussi que la thèse de sa fille portait sur la chanson française, et qu’elle enseignait le français, aux dernières nouvelles, dans un lycée.

Je sais encore que le père de Jean était musicien de jazz professionnel, voilà.

J’écris, « je sais », mais j’apprends par le curriculum composé par Abel Kouvouama, que Jean n’a pas un, une, enfants, mais deux.

Dans tous les cas, ces petits-grands faits, participent d’une silhouette que j’intitulerai : « Copans comme héros républicain. »

Il faut avoir lu la livraison du premier semestre 2019 des Cahiers pour prendre la mesure de qui est Jean Copans, car à ma connaissance, personne n’avait osé énoncer les vérités exposées dans ces pages denses et malheureusement rédigées comme dans l’urgence.

Cependant, lisez, lisez l’incroyable balayage critique de l’abondante production afro-américaine et africaine présentée dans ce « Penser l’Afrique ou connaître les sociétés de l’Afrique », c’est remarquable.

Je me souviens d’un maître que j’adorais, prenant le parti d’une étudiante d’origine subsaharienne contre un étudiant lui aussi d’origine subsaharienne, alors que dans la circonstance, la première avait manifestement tort. C’est ici l’exact contre-exemple de ce qu’est Jean Copans.

Pour lui une vérité est une vérité, il n’y a pas derrière la vérité immédiate, de vérité plus large fondée sur le genre ou l’origine de classe.

Il n’y a pas de vérité d’accommodement, stratégique ou même, j’oserai dire, de vérité politique, et cette posture, qui est celle des pages de l’article des Cahiers plus haut mentionné, a probablement eu un double prix à la fois professionnel certes, mais aussi intellectuel, car cet attachement premier à la vérité des faits, à ce que Jean appelle ici « connaissance », l’a sans doute empêché d’apprécier à sa juste mesure, la démarche de gens comme Christian Geffray, appliquant avec bonheur Lacan à notre domaine ou le travail théorique d’Alain Badiou.

Leurs propositions ne sont pas de connaissance, mais d’interprétation du monde ou de découverte toujours provisoire, et donc par essence bien évidemment toujours fausse puisque dans sa multiplicité, le réel, échappant à toute modalisation, n’est jamais que de détail.

C’est ainsi que si même Denise Paulme se piquait d’analyser structuralement les contes africains avant de se rabattre sur une classique lecture morphologique et que Les Héritiers, daté de 1964, nous apprend que les mythes sont à l’époque désignés par les étudiants comme l’objet sociologique par excellence, Jean à l’époque l’un d’entre eux, ne se laisse pas happer et je dirai emprisonner par cette mode.

Mode, car qui lit encore les quatre volumes des Mythologiques ? Leur valeur est surtout d’avoir rassemblé une bonne partie des mythologies américaines comme Jean l’a fait pour les Contes wolof, mais sans la prétention d’y découvrir les fondements de l’esprit humain1.

Il ne s’est jamais prononcé sur les thèses de Françoise Héritier, celles plutôt changeantes de Maurice Godelier, rien sur Althusser sinon de biais dans un texte resté confidentiel puisque document de travail du Centre, et intitulé – c’est de mémoire – « De l’ethnie, les silences d’une anthropologie marxiste », dont j’ai comme le souvenir qu’il précède tous les autres sur la même question.

Peu aussi sur Bourdieu, dont le travail est l’exemple d’une étape nécessaire tout en sachant que les conclusions sont parfaitement fausses, car il faut avoir l’esprit bien mal tourné pour supposer que ce n’est que dans un espoir de promotion ou de reproduction sociale que tous les parents inscrivent leurs enfants à l’École alsacienne et puis, quoi que clame Bourdieu, qui, fin lettré n’applique nullement à lui-même cette perception, Balzac en bande dessinée, ce n’est pas vraiment ça.

On ne trouve pas non plus, chez Jean, de commentaires de connivence épistémologico-critico-ricaneurs sur Griaule et l’ethnographie coloniale, à partir desquels on se bâtit facilement un petit nom, mais il en traite avec le respect critique qui convient, et il n’est pas de ceux qui militent pour ceci ou cela en cinq minutes à la télévision, en grande partie à mon opinion, parce que c’est une manière d’exister.

Je me demande ce que Jean faisait en 68, peut-être au Sénégal ? Mais je suppose qu’il n’aurait pas trouvé très sérieux d’escalader le balcon de l’appartement du musée de l’Homme avec Michel Leiris, car politiquement, on est chez lui du côté du dur.

Bien sûr, Leiris, c’est aussi le texte sur les races, mais commandité par l’Unesco, bref selon l’une de mes thèses, le développement est un beau cadeau que le capitalisme nous fait, et puis le Leiris des 121, dont Copans a salué pour ces deux occurrences le comportement.

Mais chez lui, le dur du politique, c’est l’Afrique du travail, celle des changements économiques2, de la matière sociale réelle du monde paysan et des classes ouvrières.

Pas étonnant qu’il fut choisi pour traiter de l’Afrique australe pour le Dictionnaire Bonte et Izard.

Mentionnons du côté du politique, les essentiels : sur les guerres paysannes, qui se nourrissent de la famine, et le tourisme3, qui disaient ce qu’il fallait avec une manière qui serait celle des Temps modernes où je ne lui connais pourtant pas d’article.

C’est sans doute que Copans qui dans les années 2000 et 2010 s’occupe encore du Sénégal (là encore fidélité), devine plus que la revue ne serait capable de le faire, et plusieurs de ces petits camarades, ce que dans les circonstances générales, ou la conjoncture, on appellera ça comme on voudra, ce que ne pouvait qu’être – dans la situation, un mot qu’affectionne la revue – par exemple le cas historique de Laurent Gbagbo – celui Pol-pot, etc.

Cette perspicacité étant la pierre angulaire de tous ces propos politiques, on comprend que Jean Copans se soit jeté sur les Écrits politiques de Mauss qui comme Paul Rivet se méfiait des résultats futurs de la révolution russe, mais dont il a dû sortir bien déçu, car l’histoire avance toujours du mauvais côté, ce qu’en optimiste, il s’efforce d’ignorer et c’est ce qui nous séparerait.

Si connaître les classiques modernes et les oublier est une constante chez Jean, ainsi il connaît Foucault sans jamais en faire une référence surmoïque, il y a aussi que notre intellectuel est remarquablement absent des évènements mondains (ainsi par exemple à l’inauguration du quai Branly), qu’il a continué à résider à Amiens et que l’évènement présent me semble être l’unique occasion de paillettes.

C’est ainsi que, plutôt que mondain, notre Jean est un bourreau de travail sur le mode du mineur de fond. Comment qualifier autrement les traductions4, les éditions et comités de direction, son travail pour Politique africaine ou encore la direction de la collection « Homme et société » (chez Karthala) avec ces dizaines de titres qui sont autant de pierres dans la connaissance et qui resteront, mais qui ne relèvent certainement pas des best-sellers ; le Monde et d’autres ne les mentionnent jamais et rares sont les comptes rendus, y compris dans nos Cahiers. Ça a d’ailleurs commencé tôt avec ces « Dossiers africains » dans lesquels ma génération a appris à lire et dont Jean était l’artisan quand l’apport du second directeur était plus de réseau.

C’est en 1963 que M. Copans est présent au Centre d’études africaines pour la première fois, il suit les cours d’Henri Brunschwig où ils ne sont que sept inscrits, alors que Balandier dont il suit aussi les cours en compte 90. Parmi eux et aussi pour la première fois, Jean-Loup Amselle ou Pierre-Philippe Rey qui présente un exposé sur la monnaie, quand Jean parle des « Théories politiques proposées par les auteurs africains : à partir de Kenyatta et Cheik Anta Diop. » Chez Paul Mercier et Denise Paulme, les mêmes présences et mentionnons, car souvent oubliés, les Pollet et Pierre Smith.

Ce sont l’année suivante deux exposés d’un Jean étudiant : l’un portant sur les vieilles villes africaines, l’autre intitulé : « Pression démographique et contrainte au changement : besoin de terre et rébellion paysanne chez les Kikuyu ». Déjà le Kenya.

Ce que je dirai sur ce point, mais il y aurait beaucoup plus à dire, est que Copans ou Amselle sont les premiers étudiants du CEA, car si le Centre voit formellement le jour cinq ans plus tôt, c’est comme satellite voulu par Lévi-Strauss et comme on sait, ça s’est mal passé.

Ainsi, à l’exception de Claude Meillassoux, jusqu’en 59, les présents, tels Michel Izard, Robert Jaulin, ou Ariane Deluz, sont des levi-straussiens venus recevoir un peu de formation africaniste.

C’est d’ailleurs Jean qui rédige la nécrologie de Claude pour les Cahiers et honte à L’Homme si comme je le crois, il n’y a rien. Après les levi-straussiens arrivent les jeunes gens que Balandier recrute à l’Institut d’études politiques et à l’École normale supérieure.

Copans s’inscrit dans la vague très différente qui est permise par la création de la thèse de troisième cycle et ceux qui la composent sont des étudiants en quelque sorte vierges, et qui seront strictement le produit du Centre.

Et puis ensuite, une remarquable fidélité au maître. Et pourtant, Balandier en avait, des défauts, mais Copans lui resta fidèle aussi bien affectueusement que théoriquement, et même jusqu’à un livre de plus de 300 pages après la disparition5. Et on ne peut pas dire que cette fidélité lui ait rapporté, car c’est bien tardivement qu’il accède à la Sorbonne et derrière des Maffesoli ou des Affergan.

Africaniste complet jusqu’au bout des ongles et presque strictement africaniste, à l’exception de rares écarts surprenants, tel Aux origines de l’anthropologie française (La Société des observateurs de l’homme6), ce n’est que tardivement que Copans nous donne un peu autre chose avec, par exemple, les deux petits 128 composant un exercice de synthèse sortant totalement du style convenu de ce genre de manuel et d’abord en situant historiquement les choses.

Peu d’insistance sur le boire et le manger de l’enseignant que sont le don et la kola, mais la liste chronologique des premiers terrains7.

La « connaissance » est à mon sens une passion très Troisième République, celle de l’héritage des Lumières. Mais « à part ça », en quoi qualifier Jean Copans de Héros de la IIIe ?

Elle a de multiples visages, notamment l’abandon à Pétain, mais on oublie souvent que les députés communistes étaient déjà exclus de l’Assemblée depuis un moment et que 80 députés ont voté contre, ce que je trouve personnellement ne pas être un si mauvais score et je pense qu’aujourd’hui ce serait plus tragique.

Mais pour vous, pour moi, pour chacun la IIIe ce sont d’abord les instituteurs à la conquête des campagnes, lire, écrire, penser, exercer son esprit critique en homme libre.

Croire au progrès, à l’humanité et savoir que c’est très lent, très lent, n’est-ce pas ici le discours de La Longue marche de la modernité africaine.8

Tiens : « longue marche » : c’est comme un écho.

Si je ne partage pas son optimisme, c’est à Jean Copans que j’ai pensé lorsqu’il m’a semblé que j’arrivais à l’âge de soutenir une habilitation et bien que nous ayons et avions peu en commun, il m’a accueilli avec une générosité dont je le remercie, il y aurait plus à dire et il faudrait plus de temps.


1 Édition, choix, adaptation avec Philippe Couty, Contes wolof du Baol, d’après une traduction de Ben Khatab Dia, Paris, Union générale d’éditions, 10/18, « La voix des autres », 1976 ; rééd. Paris, Karthala, « Contes et légendes », 1988.

2 Avec (avec Ph. Couty, J. Roch et G. Rocheteau), Maintenance sociale et changement économique au Sénégal. 1 Doctrine économique et pratique du travail chez les Mourides, ORSTOM, 274 p. (3 chapitres sur 10).

3 Critiques et politiques de l’anthropologie, Paris, Éditions F. Maspero, « Dossiers africains », 1974 (éd. et présentation), Anthropologie et impérialisme, Paris, F. Maspero, « Bibliothèque d’anthropologie », 1975 (dir.), Sécheresses et famines du Sahel, Paris, F. Maspero, « Dossiers africains », 1975. Vol. 1, Écologie, dénutrition, assistance (par Yves Albouy, Bruno Boulenger, Thierry Brun, Jean Copans, etc.) ; Vol. 2, Paysans et nomades (par Pierre Bonte, Jean Copans, Suzanne Lallemand, Christine Messiant, etc).

4 Traduction de Frederick George Bailey, Les règles du jeu politique : étude anthropologique (Stratagems and spoils, a social anthropology of politics), Paris, Presses universitaires de France, Bibliothèque de sociologie contemporaine, 1971. Traduction de Mahmood Mamdani, Citoyen et sujet : l’Afrique contemporaine et l’héritage du colonialisme tardif (Citizen and subject: contemporary Africa and the legacy of late colonialism), traduction de Jean Copans avec la collaboration de Michelle Copans, Paris, Éditions Karthala ; Amsterdam, SEPHIS (South exchange programme for research on history of development).

5 Jean Copans, Georges Balandier. Un anthropologue en première ligne, Presses universitaires de France, 2014.

6 Édition et présentation avec Jean Jamin, Aux origines de l’anthropologie française : les mémoires de la Société des observateurs de l’homme en l’an VIII, préface de Jean-Paul Faivre, Paris, le Sycomore, « Les Hommes et leurs signes », 1978 ; rééd. Paris, Jean-Michel Place, « Les cahiers de Gradhiva », 1994. (ISBN 2-85893-214-X) Livre en accès libre dans Les Classiques des sciences sociales. [Archive]

7 Introduction à l’ethnologie et à l’anthropologie, Paris, Nathan, « Sciences sociales », 1996. (ISBN 2-09190-694-8) ; 2e éd. refondue, Armand Colin, « Sciences sociales ». (ISBN 2-200-34129-6) L’enquête ethnologique de terrain, Paris, Nathan, « Sciences sociales », 1998. (ISBN 2-09-191006-6) ; rééd. L’enquête et ses méthodes : l’enquête ethnologique de terrain, Armand Colin, « Sciences sociales », 2005. (ISBN 2-200-34111-3) ; 2e éd. refondue, Armand Colin, « Sociologie, anthropologie », 2008. (ISBN 978-2-200-35452-7)

8 La Longue marche de la modernité africaine : savoirs, intellectuels, démocratie, postface d’Immanuel Wallerstein, Paris, Karthala, « Les Afriques », 1990 ; seconde éd. revue, corrigée et augmentée d’une préface, 1998.

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