Читать книгу Études sur l'industrie et la classe industrielle à Paris au XIIIe et au XIVe siècle - Gustave Fagniez - Страница 7
CHAPITRE IV
L’APPRENTI
ОглавлениеEntrée en apprentissage.—Obligations du patron et de l’apprenti.—Causes de résiliation du contrat d’apprentissage.
En considérant le corps de métier comme personne civile, comme société religieuse et charitable, enfin dans sa participation à la vie publique, nous n’avons fait connaître que ses caractères accessoires. Avant tout, c’était une association d’artisans exerçant une industrie par privilége et d’après des règlements qu’elle faisait elle-même. L’artisan, appartenant nécessairement à une corporation, était soumis, depuis le commencement jusqu’à la fin de sa carrière, à la discipline corporative. Nous allons étudier la situation que cette discipline faisait à l’apprenti, à l’ouvrier, au chef d’industrie, le rôle qu’elle donnait aux gardes-jurés.
On s’étonnera peut-être de nous voir compter l’apprenti parmi les membres de la corporation; mais, si l’on réfléchit que le nombre des apprentis était généralement limité par les statuts, on reconnaîtra que l’entrée en apprentissage constituait le premier des priviléges corporatifs et donnait un droit éventuel à tous les autres. La question a plus d’importance qu’elle n’en a l’air, car elle conduit à se demander sur quoi reposait le monopole des corps de métiers. Dans les professions libres, comme dans celles où le monopole est fondé sur la restriction du nombre des charges, l’apprentissage, le stage, ne sont que des moyens d’acquérir l’aptitude nécessaire à l’exercice de la profession. Dans les corps de métiers du moyen âge, l’apprentissage avait encore un autre caractère: le nombre des apprentis y étant limité, ceux-ci participaient au monopole de la corporation et en faisaient par conséquent partie.
L’apprentissage était la première condition pour exercer un métier, soit comme ouvrier, soit comme patron. Le forain, qui avait fait son apprentissage ailleurs qu’à Paris, ne pouvait y travailler sans avoir justifié devant les gardes-jurés qu’il l’avait fait dans les conditions exigées par les statuts[223]. Les fils de maîtres eux-mêmes étaient bien rarement dispensés de l’apprentissage. Ils jouissaient cependant de ce privilége chez les bouchers de Sainte-Geneviève, chez les oyers et cuisiniers, chez les potiers d’étain. Le fils d’un cuisinier rôtisseur, s’il ignorait encore son état, le faisait exercer par un garçon jusqu’au jour où, de l’avis des gardes, il était capable de l’exercer lui-même[224]. Lorsqu’un potier d’étain mourait avant d’avoir eu le temps de former son fils, celui-ci succédait à son père en plaçant des ouvriers capables à la tête de son atelier[225]. Mais, en général, le moyen âge ne connaissait pas ces industriels qui n’apportent dans une industrie que leur nom et leurs capitaux[226].
Les statuts n’imposent aucune condition d’âge ni de naissance pour être admis à l’apprentissage. Des textes relatifs à divers métiers nous montrent des apprentis entrant en apprentissage à huit, à neuf, à onze, à quatorze et à dix-sept ans, et dans la même corporation l’apprentissage pouvait commencer plus ou moins tôt[227]. L’apprenti n’avait pas besoin d’établir qu’il était enfant légitime[228]. Ce qui le prouve, c’est qu’en 1402 le prévôt de Paris plaça comme apprentie chez une tisseuse de soie une orpheline de mère, dont le père était inconnu[229]. On voit aussi par là que la condition sociale des parents n’était pas un obstacle[230].
Si les statuts ne parlent pas de la capacité requise pour entrer en apprentissage, ils exigent du patron certaines garanties. Il devait être majeur ou émancipé[231], domicilié[232], assez riche pour entretenir l’apprenti, assez habile pour lui montrer à fond son métier[233]. On tenait compte aussi de sa moralité[234].
La plupart des statuts limitent le nombre des apprentis. Sur les soixante-dix-huit corporations industrielles dont le Livre des métiers constate l’existence à la fin du XIIIe siècle, on en compte quarante-neuf où ce nombre est fixé de un à trois, et vingt-neuf seulement qui laissent pleine liberté à cet égard. Cette proportion ne fit que s’accroître. Mais, outre les apprentis que lui accordaient les statuts, le patron pouvait prendre en apprentissage ses enfants, les enfants de sa femme, ses frères, ses neveux, nés d’une union légitime[235]. Il était même permis aux selliers et aux chapuiseurs de selles d’avoir gratuitement et par charité un apprenti supplémentaire, étranger à la famille[236]. Grâce à la dérogation que subissait la règle en faveur de la famille, le patron formait un assez grand nombre d’apprentis. Il faut remarquer d’ailleurs que, dès que l’apprenti était entré dans sa dernière année, le maître avait le droit d’en prendre un autre pour remplacer le premier sans délai[237].
Si le nombre des apprentis était limité, c’était, à en croire certains statuts, à cause de la difficulté d’apprendre le métier à plusieurs personnes à la fois[238]. Cette raison avait contribué sans doute à l’adoption de cette mesure, comme le prouve une disposition du statut des laceurs de fil et de soie, qui accorde un apprenti de plus au maître dont la femme exerce le métier et peut par conséquent s’occuper personnellement d’un apprenti[239]. Mais, comme les corporations passaient par-dessus cette considération en faveur des parents du maître, il est évident qu’elles avaient obéi beaucoup plus à la crainte de la concurrence qu’à leur sollicitude pour l’apprenti, et que cette crainte n’avait cédé qu’au sentiment encore plus fort de la famille. Du reste, les liniers reconnaissent que l’intérêt des maîtres est engagé dans la question aussi bien que celui des apprentis[240].
La disposition limitant le nombre des apprentis ne restait pas à l’état de lettre morte. Le 21 mars 1395, Jean de Morville, tondeur, est condamné à l’amende portée par les statuts pour avoir pris un apprenti avant que le précédent ait terminé son apprentissage[241]. En 1409, Michelette la Chambellande, tisseuse, subit également une condamnation pécuniaire, parce qu’elle a trois apprenties, contrairement aux règlements[242]. Les corporations veillaient au maintien de cette restriction. En 1407 (n. s.), les gardes-jurés des patrons et le procureur des ouvriers mégissiers font opposition à la requête présentée au Châtelet par un confrère pour être autorisé à avoir deux apprentis[243].
Les statuts fixent souvent un minimum dans la durée et le prix de l’apprentissage. Quant à la durée, ce minimum était généralement de six ans, mais quelquefois il atteignait jusqu’à onze ans et descendait jusqu’à quatre ou même à trois[244]. Ces différences ne s’expliquent pas par la difficulté plus ou moins grande des divers métiers, car l’apprentissage était de dix ans pour les tréfiliers d’archal[245] comme pour les orfévres. Encore l’apprenti orfévre pouvait-il sortir d’apprentissage plus tôt, s’il était capable de gagner 100 sous par an, outre ses frais de nourriture[246]: disposition digne de remarque, parce qu’elle est, à notre connaissance, la seule qui fasse dépendre la durée de l’apprentissage du savoir de l’apprenti[247]. Les corps de métiers, en prolongeant l’apprentissage presque toujours au delà du temps nécessaire, s’étaient évidemment moins préoccupés d’assurer la perfection du travail que de faire jouir les patrons des services gratuits d’un apprenti expérimenté, et de ne laisser parvenir à la maîtrise qu’un petit nombre d’aspirants. On comprend en effet que, de cette façon, les vacances étaient rares et que les apprentis ne se succédaient pas rapidement.
Les patrons qui violaient les prescriptions relatives à la durée de l’apprentissage, étaient passibles d’une amende. Thomas d’Angers, tondeur, avait engagé un second apprenti lorsque le premier n’avait pas encore fini son temps, et avait fait recevoir celui-ci comme ouvrier; il subit une condamnation à l’amende, dont le taux légal fut abaissé parce qu’il n’avait pas agi sciemment[248]. Nous signalerons encore une saisie faite sur une fabricante de tissus et sur son mari, parce qu’elle avait pris une apprentie pour un temps moins long que celui fixé par les statuts[249].
Le minimum légal du prix d’apprentissage était tantôt de 20 et de 40 s., tantôt de 4 et de 6 liv. Chez les baudroyeurs, il devait être payé comptant[250], tandis que chez les fabricants de braies il l’était par annuités[251]. Mais le plus souvent les parties fixaient à leur gré le mode de payement; parfois le prix était payé moitié au début, moitié à la fin de l’apprentissage[252]. Au lieu d’argent, le patron pouvait stipuler deux années de service de plus, ou prendre l’apprenti gratuitement[253].
Dès le moyen âge, la royauté comprit que la réglementation du nombre des apprentis, du prix et de la durée de l’apprentissage, était contraire à l’intérêt public, et elle chercha à l’abolir. Une ordonnance de Philippe le Bel, rendue le 7 juillet 1307, conformément aux vœux du prévôt de Paris et de la prévôté des marchands[254], permit d’avoir plusieurs apprentis et de fixer librement le prix et la durée de l’apprentissage[255]. Cette libérale mesure ne fut sans doute pas appliquée, car on voit en 1351 (n. s.) le roi Jean établir de nouveau en cette matière la liberté des conventions[256], mais l’ordonnance de 1351 qui, parmi beaucoup d’autres dispositions, portait abrogation des règlements relatifs à l’apprentissage, fut une œuvre de circonstance. La peste de 1348 avait diminué l’offre et augmenté le prix du travail; pour atténuer les effets de la dépopulation, l’ordonnance supprimait les entraves qui s’opposaient à l’accroissement du nombre des ouvriers et taxait les salaires. Le législateur ne voulait que pourvoir à une situation transitoire, et nous croyons que, même pendant la crise, il ne réussit pas plus à faire prévaloir la liberté dans le contrat d’apprentissage qu’à faire respecter ses tarifs.
En cas d’absence dûment constatée du père, la mère pouvait être autorisée par le prévôt à mettre son fils en apprentissage[257].
Dans certaines circonstances, cet officier plaçait lui-même des apprentis. Ainsi une femme s’étant adressée à lui pour faire placer son fils qu’un père ivrogne emmenait mendier, le prévôt, du consentement du père, le mit chez un cordonnier de cordouan[258]. En vertu de son autorité, une enfant de cinq ans, abandonnée par son père, entre en apprentissage chez une fripière[259]. En 1399, il place un enfant de huit ans, sans parents connus, chez un aumussier-chapelier, dont l’habileté et la moralité étaient garanties par plusieurs confrères[260]. La même année il valide le contrat d’apprentissage passé par les exécuteurs testamentaires de Guillemette de la Combe en vertu duquel sa petite-fille, Thévenète la Boutine, était devenue l’apprentie de Jehannette la Riche, fabricante de tissus et d’orfrois. Avant de donner son homologation, il s’était assuré que le contrat était dans l’intérêt de l’enfant et que les père et mère étaient absents depuis plus de sept ans[261]. Une autre fois, c’est une orpheline élevée par charité, qui, sous ses auspices, commence l’apprentissage de la fabrication des tissus de soie[262]. Comme on voit, le prévôt n’intervient qu’en faveur des mineurs qui n’ont pas leurs protecteurs naturels.
La corporation procurait parfois aussi un patron à l’apprenti. Cela avait lieu chez les brodeurs et brodeuses pour l’apprenti que l’on ôtait au patron déjà pourvu du seul que les statuts lui accordassent[263]. Les enfants de corroyers, devenus orphelins et pauvres, étaient mis en apprentissage aux frais de la corporation[264]. Les fabricants de boucles de fer faisaient aussi les frais de l’apprentissage des fils de leurs confrères ruinés[265]. L’apprenti tisserand, quittant un patron dont il avait à se plaindre, en trouvait un autre par les soins du maître ou chef des tisserands[266]. Chez les cassetiers, l’apprenti renvoyé indûment était placé par les gardes-jurés[267]. Les gardes-jurés couvreurs donnent un nouveau patron à Henriet de Châlons, dont l’apprentissage avait été interrompu[268].
Dans la plupart des industries, le contrat d’apprentissage devait être conclu ou recordé, c’est-à-dire répété article par article, en présence des gardes ou des membres de la corporation. Ils ne jouaient pas dans cette circonstance le rôle de simples témoins; ils s’assuraient encore si le patron avait assez d’expérience et de fortune pour prendre l’apprenti[269], et, lorsqu’ils ne le trouvaient pas assez riche, ils exigeaient une caution[270]. De son côté, l’apprenti fournissait aussi des cautions qui garantissaient l’exécution de ses engagements[271].
Le brevet d’apprentissage, passé sous seing privé ou en forme authentique, soit devant notaire, soit sous le sceau du Châtelet, était déposé aux archives de la communauté, afin d’y recourir en cas de contestation[272]. Le nom de l’apprenti était inscrit sur un registre conservé à la maison commune[273]. D’après un règlement des brodeurs et brodeuses du 7 mai 1316, l’enregistrement devait avoir lieu dans un délai de huit jours après l’entrée de l’apprenti chez son maître[274]. Avant de commencer son apprentissage, il payait, ainsi que son patron, un droit de 5 s. qui revenait tantôt aux gardes, tantôt au corps[275]. Chez les boucliers de fer, le produit de ce droit servait en partie de cautionnement pour garantir aux maîtres le payement de ce qui leur était dû par les apprentis[276].
L’obéissance et le respect étaient les principaux devoirs de l’apprenti. Il exécutait tous les travaux que son maître lui commandait[277]. Pour assurer l’autorité de celui-ci et éviter les contestations, le statut des chapeliers de feutre déclare d’avance mal fondée toute réclamation de l’apprenti contre son patron[278]; mais, comme on le verra, toutes les corporations ne restaient pas sourdes à ses griefs.
Le maître devait pourvoir à l’entretien de son apprenti d’une façon convenable, digne d’un enfant de bourgeois. La chaussure, l’habillement, étaient à sa charge, comme la nourriture et le logement[279]. Pour employer une expression pittoresque du temps, il tenait l’apprenti à son pain et à son pot[280]. Mais les parties pouvaient naturellement déroger aux usages et convenir, par exemple, que la famille fournirait l’habillement. C’est ainsi qu’en vertu d’une clause du contrat d’apprentissage, Jean et Jehannette Froucard furent condamnés à fournir des vêtements d’hiver à leur fils, apprenti chez un courte-pointier[281]. L’apprenti marié était libre de ne pas manger chez son maître, et le statut des baudroyeurs lui alloue alors une indemnité de 4 den. par jour[282]. L’apprenti tisserand qui n’était pas convenablement entretenu portait plainte auprès du maître des tisserands. Celui-ci faisait venir le patron, lui recommandait de traiter son apprenti avec les soins dus à un fils de prud’homme, et si, au bout de quinze jours, le patron n’avait pas tenu compte de ses observations, plaçait le plaignant ailleurs. En outre, le maître rendait à son apprenti une partie du prix d’apprentissage, proportionnée au temps pendant lequel il avait duré. L’apprenti était-il resté trois mois chez son patron, il recouvrait les trois quarts de son argent; s’il en était sorti au bout de six mois, il avait droit à la moitié, et, après neuf mois, au quart. Lorsque le patron l’avait gardé une année entière, il ne restituait rien, parce que, la première année, l’apprenti ne lui rapportait rien et lui coûtait à peu près la valeur du prix d’apprentissage[283].
En cas de maladie, les frais de médecin et de traitement étaient supportés par les parents[284]. Ceux-ci stipulaient parfois que l’enfant irait à l’école[285]; mais cette sollicitude pour l’instruction de l’apprenti n’était probablement pas très-commune; souvent il ne passait que peu de temps à l’école, entrait de bonne heure en apprentissage et était absorbé par le métier[286]. Par contre, le patron lui faisait remplir exactement ses devoirs religieux. Les statuts, il est vrai, n’en disent rien; mais le temps que les exercices religieux prenaient au patron fait supposer qu’ils n’occupaient pas moins de place dans la vie de l’apprenti[287].
Un article du statut des chapuiseurs, qui montre l’apprenti faisant les courses du patron, révèle un abus trop facile pour n’être pas général[288]. En revanche, le maître ne pouvait l’occuper qu’à des travaux entrepris pour son compte et non pour le compte de ses confrères[289]. On comprend la différence qu’il y avait pour l’apprenti à travailler chez un industriel, pourvu d’un capital, surveillant et dirigeant chez lui son élève, ou pour un patron réduit à la condition de salarié et occupant, tantôt dans un atelier, tantôt dans un autre, une position toujours secondaire. Aussi voyons-nous le prévôt de Paris résilier un contrat d’apprentissage, sur la requête de l’apprentie, parce ce que la maîtresse de celle ci, de son propre aveu, n’est pas établie, n’a pas d’atelier et va seulement travailler chez les autres[290].
Bien entendu, la défense de travailler chez les autres visait seulement les confrères du patron et n’empêchait pas celui-ci d’emmener l’apprenti chez les clients. Rarement l’apprenti y allait seul; dans son intérêt, comme dans celui du client, il était accompagné du patron ou d’un ouvrier connaissant bien son état. Il y avait même danger à lui confier des marchandises, quand il était enfant, et les chandeliers ne furent sans doute pas les seuls à le reconnaître. Ceux-ci faisaient colporter et vendre leurs chandelles par de jeunes apprentis, peu au fait du métier, qui vagabondaient, buvaient et jouaient l’argent reçu des acheteurs; puis, pour cacher leurs détournements, trompaient le public sur le poids de la marchandise[291]. Cet abus de confiance fit ajouter aux statuts un article défendant d’envoyer par la ville des apprentis inexpérimentés et comptant moins de trois ans d’apprentissage[292].
L’apprenti subissait, plus souvent peut-être encore qu’aujourd’hui, les mauvais traitements de son maître. Un épicier, qui avait frappé son apprenti sur la tête d’un bâton auquel pendaient des clefs, obtient de la victime un pardon écrit et notarié; puis, pour faire oublier ses torts, lui permet un voyage à Reims et, au cas où il ne voudrait pas revenir, le libère de ses engagements[293]. Un apprenti orfévre est frappé d’un trousseau de clefs qui lui fait un trou et deux bosses à la tête; le père porte plainte et, sur l’aveu du patron, fait prononcer par le prévôt de Paris la résiliation du contrat[294]. Un certain Jean Persant dit Brindelle intente au For-l’Évêque une action en résiliation et en dommages-intérêts contre Jean d’Asnières et sa femme, pour avoir battu ses deux filles qui apprenaient chez les défendeurs la fabrication des orfrois. Ceux-ci présentent une exception d’incompétence, fondée sur ce que l’acte d’apprentissage a été passé sous le sceau de la prévôté de Paris, et ajournent le plaignant au Châtelet pour obtenir la remise des deux enfants et des dommages-intérêts. L’évêque de Paris fait évoquer l’affaire au Parlement qui, de l’accord des parties, la renvoie au For-l’Évêque en autorisant Brindelle par provision à mettre ses filles en apprentissage où il voudra[295]. La partie des archives du For-l’Évêque, qui s’est conservée jusqu’à nous, ne remonte pas à cette époque, de sorte que nous n’avons pu suivre l’affaire jusqu’au bout.
La justice n’attendait pas une plainte de la victime ou de sa famille pour agir; lorsqu’elle avait connaissance de sévices commis sur des apprentis, elle informait d’office. Ainsi le bailli de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, instruit qu’Isabelle Béraude, apprentie de Jean Bruières, avait répété dans sa dernière maladie qu’elle mourait par suite des mauvais traitements de son maître, qui l’avait battue et foulée aux pieds, fit saisir les biens de celui-ci, examiner le corps par un médecin, et n’accorda mainlevée au patron que sous caution et à la condition qu’il se présenterait à la première réquisition[296]. Il serait facile de multiplier les preuves de la brutalité des patrons envers leurs apprentis, et cependant les faits du genre de ceux que nous avons cités étaient bien plus communs que les textes qui les constatent. Nous ne connaissons en effet que ceux qui ont donné lieu à des poursuites judiciaires ou à des lettres de rémission; la plupart n’étaient pas portés devant la justice et restaient inconnus parce qu’il n’était pas toujours possible de les établir.
Du reste, les maîtres avaient, dans une certaine mesure, le droit de frapper leurs apprentis; c’est seulement lorsqu’ils en abusaient qu’ils étaient punissables. Un apprenti huchier avait été emprisonné au Châtelet, probablement pour s’être sauvé de chez son maître. Le prévôt de Paris, en le condamnant à remplir les obligations de l’acte d’apprentissage, rappelle au patron ses devoirs: il doit traiter son apprenti en fils de prud’homme, lui fournir les choses stipulées au contrat, il le battra lui-même, s’il le mérite, et ne le laissera pas battre par sa femme[297].
L’apprenti recevait soit une somme une fois payée à la fin ou au cours de l’apprentissage, soit un salaire. Colin le Boucher, cordonnier de cordouan, prenant Jean Béguin pour trois ans, s’engage à lui payer un franc lorsqu’il aura fini son temps[298]. Colette Brébion entre chez Colart Devin, drapier, pour apprendre à filer et à carder, à condition qu’elle touchera 10 francs au bout de ses dix ans d’apprentissage ou même au bout de huit ans, si elle trouve alors à se marier avantageusement[299]. Guérin le Bossu, à la fois tavernier, hôtelier et drapier, promet à un apprenti 4 fr., payables à l’expiration de l’apprentissage, qui est de six ans[300]. La corporation des couvreurs fournissait gratuitement des outils à l’apprenti qui sortait d’apprentissage[301].
Quant au salaire, nous rappellerons que le terme légal était abrégé pour l’apprenti orfévre, capable de gagner 100 s. par an et sa nourriture[302]. Le maître des tisserands stipulait un salaire au profit de l’apprenti qu’il faisait entrer chez un nouveau patron et qui était en état de le gagner[303]. Un apprenti pelletier demande judiciairement à son maître de pourvoir à son entretien et de le faire gagner, ou de lui rendre sa liberté[304].
Le patron charpentier se faisait payer les journées de son apprenti, sauf la première année d’apprentissage, pendant laquelle le client lui devait seulement de ce chef une indemnité de nourriture évaluée à 6 deniers[305]. Gardait-il ces journées pour lui? Nous croyons qu’une part au moins en revenait à l’apprenti. Le patron ne pouvait accorder tout de suite un salaire à l’apprenti. Celui-ci devait avoir acquis une certaine expérience et obtenir des gardes-jurés un certificat de capacité[306]. Un patron fut condamné parce qu’il donnait 8 écus par an à son apprenti, qui n’avait pas encore été interrogé et reconnu par les gardes digne d’une rémunération[307].
Le maître était responsable des contraventions professionnelles commises par son apprenti[308].
La mort du patron ne mettait pas toujours fin à l’apprentissage. L’époux survivant ou les héritiers gardaient l’apprenti, lorsqu’ils continuaient le métier et se trouvaient en état de pourvoir à son entretien et de le faire travailler[309]. Nous signalerons, par exemple, un apprenti entré chez Colin d’Andeli et sa femme, mercière, et sur lequel celle-ci n’avait perdu ses droits ni par son veuvage ni par son second mariage[310]. En voici un autre qui du service de Jean Tiphaine, pelletier, était passé à celui de Richart le Maire, pelletier-fourreur, ayant-cause du premier[311]. Lorsque l’époux survivant ou les héritiers n’exerçaient pas le métier, le contrat était forcément résilié, et alors l’apprenti était cédé à un confrère du défunt ou entrait dans un autre atelier par les soins des gardes-jurés ou du prévôt de Paris. La même chose avait lieu soit lorsqu’il devenait impossible au patron de supporter les charges de l’apprentissage, soit lorsqu’il n’entretenait pas convenablement ou maltraitait l’apprenti[312]. Le contrat était naturellement résilié de l’accord des parties, qu’une indemnité fût stipulée ou non[313]. Cependant chez les tisserands drapiers, l’apprenti ne pouvait quitter son maître, moyennant indemnité, qu’après quatre ans d’apprentissage[314]. La cession ou, comme disent les statuts, la vente[315] de l’apprenti, n’était autorisée que dans le cas de force majeure, soit que le patron fût ruiné ou atteint d’une maladie de langueur, soit qu’il passât la mer pour faire quelque pèlerinage, soit enfin qu’il renonçât complétement à sa profession[316]. Si cette cession avait été permise en dehors de ces circonstances extraordinaires, les apprentis, désireux de quitter leur maître, l’auraient forcé par leur insubordination à les céder à un confrère[317]. Quelquefois la cession n’était valable que lorsqu’elle était ratifiée par les gardes-jurés[318] ou par la famille[319] qui examinaient si elle n’était pas préjudiciable à l’apprenti. Le statut des fileuses de soie à grands fuseaux veut que la convention soit passée devant les deux jurés, qui percevaient sur chaque partie un droit de 6 deniers[320]. Chez les fileuses de soie à petits fuseaux, les gardes avaient le même droit et de plus dressaient acte du contrat[321].
L’apprenti, qui quittait son maître, ne pouvait être remplacé avant l’expiration du temps pour lequel on l’avait pris. Le but de cette défense était d’empêcher les patrons de prendre des apprentis uniquement pour les céder avec bénéfice, et de transformer ainsi leur atelier en un bureau de placement. On avait vu en effet plusieurs forcetiers s’établir et prendre des apprentis pour les vendre au bout de trois semaines ou d’un mois et redevenir de simples ouvriers. Il leur fut défendu désormais de céder leurs apprentis avant d’avoir exercé un an et un jour[322].
Lorsque l’apprenti se sauvait, il était recherché par ses cautions[323] et par son patron[324], qui, après l’avoir attendu un certain temps, en prenait un autre. Repris, il était emprisonné et remis chez son maître, ou, lorsque celui-ci l’avait remplacé, chez un autre patron. Il était redevable de dommages-intérêts et du temps qu’avait duré son escapade[325].
Des dommages-intérêts étaient dus également par l’apprenti qui, sans s’être sauvé, renonçait au métier et faisait résilier le contrat, fût-ce pour les motifs les plus respectables. Assurément, si la justice n’avait pas dû assurer avant tout la réparation du préjudice causé, elle n’aurait pas condamné à des dommages-intérêts une apprentie de quatorze ans, Guillemette Fachu que sa mauvaise santé et sa dévotion décidaient à entrer en religion[326].
Le mariage de l’apprenti, qui, dans certains métiers, mettait fin à l’apprentissage[327], modifiait seulement dans d’autres les rapports du patron et de l’apprenti[328].