Читать книгу Études sur l'industrie et la classe industrielle à Paris au XIIIe et au XIVe siècle - Gustave Fagniez - Страница 9
CHAPITRE VI
CONDITIONS POUR OBTENIR LA MAÎTRISE
ОглавлениеConditions de capacité: examen et chef-d’œuvre.—Droits d’entrée: achat du métier et droits accessoires.—Caution.—Serment professionnel.—Particularités de la maîtrise chez les boulangers et les bouchers.—Création de maîtrises.
L’apprentissage terminé, quelques corporations imposaient au candidat à la maîtrise un stage d’un an, pendant lequel il travaillait pour le compte d’autrui[405]. Mais, à l’époque qui nous occupe, la plupart ne connaissaient pas encore le compagnonnage.
L’examen et le chef-d’œuvre au contraire n’étaient pas inconnus au temps d’Ét. Boileau. Ces deux épreuves existaient quelquefois concurremment, ce qui se comprend si l’on réfléchit que chacune avait son utilité particulière, l’examen portant sur l’ensemble du métier et étant destiné à montrer si le candidat en possédait la théorie, le chef-d’œuvre devant donner par un exemple la mesure de son habileté pratique. L’examen était établi dans l’industrie des étoffes de soie et de velours[406], chez les tailleurs[407], les cordonniers de cordouan[408], les mégissiers[409], les selliers[410], les tonneliers. On le passait devant les gardes-jurés qui délivraient, s’il y avait lieu, un diplôme ou certificat[411]. Ils touchaient des droits d’examen[412].
Le chef-d’œuvre n’est nommé qu’une fois dans le Livre des métiers, et le passage où il en est question montre que cette épreuve avait lieu quelquefois avant la fin de l’apprentissage, puisqu’il parle de la situation que l’apprenti chapuiseur occupait chez son patron après l’avoir subie[413]. Mais, à côté de cette unique mention, on trouve telle phrase qui donne à penser que le chef-d’œuvre était dès lors exigé par plusieurs corporations[414]. Toutefois la plupart ne l’adoptèrent pas avant la seconde moitié du XIVe siècle.
Les gardes-jurés déterminaient le programme du chef-d’œuvre et le temps que le candidat devait mettre à l’exécuter; mais si, cédant au désir d’écarter un concurrent, ils choisissaient un sujet trop difficile, le prévôt en donnait un autre. On demandait à l’aspirant un de ces ouvrages d’un prix moyen et par conséquent d’une difficulté moyenne, comme il était destiné à en faire beaucoup. Les règlements fixaient même quelquefois la valeur de l’ouvrage de réception. Il était exécuté en présence des gardes et chez l’un d’eux. Cependant la maison commune des orfévres contenait une pièce qui, sous le nom de chambre du chef-d’œuvre, servait d’atelier et renfermait tous les outils nécessaires. La vente du chef-d’œuvre profitait à l’auteur, au moins en partie, car, chez les charpentiers, il en partageait le prix avec les ouvriers. Son œuvre était examinée par les gardes-jurés, auxquels on adjoignait quelquefois des notables du métier, ou plus rarement par des délégués de l’autorité. Le chef-d’œuvre de l’aspirant orfévre était exposé à la maison commune. La décision des examinateurs était susceptible d’appel devant le prévôt de Paris. Les fils de patrons n’étaient généralement pas dispensés de cette épreuve[415].
Après avoir subi les épreuves dont nous venons de parler, on achetait au roi le droit d’exercer le métier. Mais l’obligation d’acheter le métier, suivant l’expression des statuts, était encore exceptionnelle à la fin du XIIIe siècle, car sur les cent corporations qui firent enregistrer leurs statuts par Ét. Boileau, on n’en compte que vingt où la maîtrise soit vénale. De ces vingt, dix étaient sous la dépendance des officiers de la maison du roi; c’étaient celles des talemeliers, des forgerons-maréchaux, des couteliers, des serruriers, des fripiers, des selliers, des cordonniers de cordouan, des cordonniers de basane, des savetiers, des gantiers[416]. Ce droit fut le prix dont les artisans engagés dans les liens du servage payèrent à leur maître la liberté du travail. Il fut d’abord exigé de tous les groupes d’artisans qui obtinrent l’autorisation de travailler pour leur compte, puis la plupart des corporations réussirent à s’en dispenser et à effacer ainsi la trace de leur origine servile; mais le roi ne pouvait accorder la même faveur à celles qui étaient tombées sous la juridiction d’un de ses officiers et qui grossissaient les revenus de sa charge. Le souvenir des prestations en nature qu’elles fournissaient à leur maître avant leur émancipation se conservait encore au XIIIe et au XIVe siècle dans le nom de certaines redevances pécuniaires. C’était pour faire ferrer les chevaux de selle du roi que les maréchaux-ferrants, primitivement obligés de les ferrer eux-mêmes, payaient chacun une redevance annuelle de 6 den., à laquelle furent soumis ensuite les autres forgerons, faisant partie de la même corporation; cette redevance s’appelait les fers le roi, ferra regia[417]. Les hueses le roy étaient un droit du même genre; il s’élevait à 32 s. p. pour l’ensemble des cordonniers de cordouan, à 3 den. par personne pour les cordonniers de basane et les selliers, et était censé destiné à l’achat des houseaux du prince[418]. La vénalité des maîtrises, qui avait signalé la transition du travail plus ou moins servile au travail libre, puis était devenue, lors de la rédaction du Livre des métiers, particulière à un petit nombre de corporations, reçut dans les siècles suivants une extension croissante à proportion des progrès de la fiscalité. Par exemple, elle s’introduisit en 1304 (n. s.) chez les potiers d’étain, en 1316 chez les brodeurs, en 1327 chez les chaudronniers. Cet impôt, lorsqu’il n’était pas concédé à un officier de la maison royale, était affermé ou perçu par le roi. Dans ce dernier cas, la perception s’opérait, soit directement par le receveur du domaine[419], soit par les gardes-jurés qui en versaient annuellement le produit entre les mains de ce comptable[420]. Le montant était fixé au maximum par les statuts[421], ou variait au gré du fermier[422]. Dans les corps de métiers où la maîtrise devint vénale, elle resta généralement gratuite pour les fils de patrons[423]. Dès le temps d’Ét. Boileau, ils avaient quelquefois ce privilége. Ainsi le fils légitime d’un tisserand-drapier, avant d’être établi par mariage, pouvait, sans payer patente, faire marcher chez son père deux grands métiers et un petit. Cette faveur s’étendait au frère et au neveu; mais, pour éviter qu’un étranger en profitât sous leur nom, les uns et les autres n’en jouissaient qu’à la condition de savoir travailler de leurs mains[424]. La veuve d’un maître, qui continuait les affaires de son mari, n’était obligée d’acheter le métier que si elle se remariait avec un homme étranger à la corporation[425]. On craignait qu’un étranger participât à l’exploitation et aux bénéfices de l’industrie sous le couvert de sa femme en profitant d’une immunité toute personnelle à celle-ci. En épousant au contraire un membre de la corporation, fût-ce un apprenti ou un ouvrier[426], elle ne perdait pas son privilége. Par exception, la veuve d’un rôtisseur ne devait épouser qu’un patron, parce que la position subalterne que le mari aurait occupée chez sa femme, comme garçon de cuisine, était contraire à l’usage et à la nature[427].
Les asiles ouverts plus tard au travail libre n’existaient pas encore et l’obligation d’acheter la maîtrise s’étendait à tous les membres de la corporation, en quelque lieu qu’ils fussent établis. Seuls les boulangers de certains quartiers jouissaient de la franchise. Ces quartiers étaient la terre du chapitre de Notre-Dame, celle de l’évêque attenante au parvis, le franc-fief des Rosiers, les bourgs Saint-Marcel et Saint-Germain-des-Prés, la partie de la terre de Sainte-Geneviève et de Saint-Martin-des-Champs située hors des murs, les cloîtres Saint-Benoît, Saint-Merry, Sainte-Opportune, Saint-Honoré, Saint-Germain-l’Auxerrois, la terre de Saint-Éloi, de Saint-Symphorien, de Saint-Denis-de-la-Chartre, de l’Hôtel-Dieu, etc.[428]
Outre le prix d’achat du métier, le nouveau maître payait un droit à la corporation, une gratification aux gardes, désignée quelquefois sous le nom de gants[429] et un pourboire aux témoins de la vente[430]. Chez les fabricants de courroies, le droit d’entrée n’était dû au corps de métier qu’après un an d’exercice[431]. Dans certains métiers, il portait le nom de past et d’aboivrement, abuvrement, soit qu’il fût encore acquitté en nature, soit qu’il eût été converti en argent. Lorsqu’un jeune homme était établi boucher à la Grande-Boucherie par son père ou son tuteur, celui-ci s’obligeait, sous cautions, à donner le past et l’abuvrement et à payer les droits accessoires. Le past consistait en un repas offert par le nouveau membre à ses confrères, l’abuvrement était aussi un repas, mais plus léger, une collation. Ces deux repas de corps avaient lieu l’année de la réception, aux jours fixés par le maître et les jurés. Le maître, sa femme, le prévôt et le voyer de Paris, le prévôt du For-l’Évêque, le cellerier et le concierge du Parlement, recevaient à cette occasion du vin, des gâteaux, de la volaille, de la chair de bœuf et de porc, etc. Plusieurs d’entre eux, en envoyant chercher leur part du banquet, donnaient une légère gratification au ménétrier qui jouait dans la salle[432]. Chez les bouchers de Sainte-Geneviève, le dîner fut remplacé à la fin du XIVe siècle par un droit de six liv. par., dont moitié revenait à l’abbaye et moitié à la corporation[433]. Le past n’était pas particulier aux bouchers[434].
Certaines corporations exigeaient caution. Celle que donnaient les tondeurs de drap était enregistrée au Châtelet et garantissait, jusqu’à concurrence de six marcs d’argent, la restitution des draps livrés[435]. Plusieurs bouchers de Sainte-Geneviève ayant disparu sans payer leurs bestiaux, l’abbaye ordonna qu’à l’avenir on ne serait reçu boucher qu’en fournissant une caution de 40 livres[436].
Le récipiendaire prêtait un serment professionnel sur des reliques ou sur l’Evangile, devant le prévôt de Paris ou les gardes-jurés[437]. Les statuts des fourbisseurs défendent aux gardes de recevoir le serment d’une personne non domiciliée ou d’une moralité suspecte. Ils doivent en référer au prévôt qui peut exiger des répondants de la probité de l’aspirant. On crut devoir prendre cette précaution parce que certains fourbisseurs avaient emporté les armes de leurs clients[438]. Le serment précédait généralement l’exercice du métier. Cependant le marchand d’épiceries et d’avoirs-de-poids ne le prêtait que dans un délai de huit jours après avoir commencé son commerce[439]. Le même délai était accordé aux meuniers du Grand-Pont[440]. Les gainiers et fabricants de boucliers renouvelaient ce serment tous les mois[441].
Chez les boulangers, on n’arrivait pas à la maîtrise immédiatement après avoir acheté le métier, il fallait encore faire un stage de quatre ans. En outre, la réception avait lieu avec un certain cérémonial qui mérite l’attention, parce que, dans les autres corporations, on ne trouve rien d’analogue. Pendant son stage, le candidat payait au roi 25 den. à l’Épiphanie, 22 den. à Pâques, 5 den. et une obole à la Saint-Jean-Baptiste, 6 sols de hauban à la Saint-Martin d’hiver, enfin chaque semaine un tonlieu d’un denier et une obole de pain. Au commencement de chaque année, il faisait sur la taille du percepteur une coche, qui le libérait des redevances de l’année précédente. Les quatre ans terminés, le maître des boulangers convoquait pour le premier dimanche après le jour de l’an le percepteur, les patrons boulangers, leurs premiers garçons et le récipiendaire. Celui-ci présentait au maître un pot de terre neuf, rempli de noix et d’oublies, en lui déclarant qu’il avait fait ses quatre ans. Le maître, après s’être assuré auprès du percepteur de l’exactitude de cette déclaration, rendait le pot au récipiendaire qui, sur son ordre, le jetait contre le mur extérieur de la maison. Après quoi on entrait et on célébrait à table la maîtrise du nouveau confrère. Le maître de la corporation fournissait le feu et le vin, mais il était indemnisé par la cotisation des convives, fixée à un denier par tête[442].
Nous avons énuméré toutes les conditions exigées de l’aspirant à la maîtrise. A la différence de ce qui se passait dans certaines villes d’Allemagne[443], il n’était pas tenu de se marier ni de justifier d’une certaine fortune. La formule par laquelle débutent certains statuts: «Quiconques veut estre, etc... estre le puet s’il set faire le mestier et il a de quoi,» veut dire simplement qu’on peut s’établir si on en a les moyens, sans que la corporation ait à juger la question.
Par une exception unique, certaines corporations de bouchers n’admettaient dans leur sein que ceux qui y avaient droit par leur naissance. Les étaux de la Grande-Boucherie étaient occupés de père en fils, à l’exclusion des étrangers[444]. Ceux de la boucherie de Saint-Germain-des-Prés se transmettaient aussi héréditairement, et, à défaut d’héritiers, ne passaient qu’à des personnes originaires du bourg. Dans la suite, le monopole s’étendit à ceux qui avaient épousé une femme née à Saint-Germain, mais ils n’en jouissaient que pendant le mariage[445]. Ce monopole exorbitant permet, nous l’avons dit[446], d’assigner aux bouchers de la Grande-Boucherie une origine romaine. Les ouvriers des monnaies avaient cela de commun avec les bouchers, qu’ils se recrutaient exclusivement dans certaines familles, ce qui s’explique sans doute par le secret dont devaient être entourés leurs travaux; mais ils se distinguaient complétement des corporations industrielles en ce qu’ils étaient employés à un service public. On a donc le droit de dire que, de toutes les corporations d’arts et métiers, celles des bouchers étaient les seules qui formassent des castes.
A partir du XVe siècle, la royauté créa des maîtrises dans tous les métiers, mais au XIVe elle n’exerçait encore ce droit de joyeux avénement que pour créer des monnayers et des bouchers de la Grande-Boucherie. Si elle commença par les bouchers à concéder des lettres de maîtrise, c’est précisément parce que le commerce de la boucherie était entre les mains de quelques familles. L’établissement d’un nouvel étal augmentait le nombre de ces familles, menacées d’extinction, et tempérait un peu les abus du monopole. Aussi les bouchers s’opposaient à l’exécution des lettres de maîtrise, et l’impétrant était obligé de plaider pour se faire recevoir. Le 17 avril 1364, Charles V qui venait de monter sur le trône, donnait à Guillaume Haussecul et à sa postérité directe un étal de la Grande-Boucherie[447]. Il fallut un arrêt du Parlement (15 juin 1364) pour le faire mettre en possession. En 1371, lorsqu’il voulut céder son étal à son fils, la corporation s’y opposa en soutenant que la transmission ne pouvait avoir lieu au profit d’un enfant déjà né au moment où Guillaume s’était établi, et que la concession royale ne s’étendait qu’à la postérité future de l’impétrant. Cette subtilité ne fut pas admise, et un arrêt du 29 novembre condamna les bouchers à recevoir le fils de Guillaume Haussecul[448]. Le 6 novembre 1380, Charles VI, à l’occasion de son avénement à la couronne, nomma Thibaut d’Auvergne, boucher de la Grande-Boucherie[449]. En 1324, Jehannot le Boucher avait obtenu la même faveur de Charles le Bel[450]. Il est à remarquer que les lettres royales de provisions accordées soit aux bouchers, soit aux monnayers, ne mentionnent pas la finance payée par l’impétrant.