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CHAPITRE V
L’OUVRIER

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Table des matières

Embauchage de l’ouvrier.—Travail en ville et en chambre.—Travail à temps et à façon.—Taux des salaires.—Responsabilité de l’ouvrier.—Fin de l’engagement de l’ouvrier.—Rapports du patron et de l’ouvrier.

La condition de l’apprenti était au moyen âge à peu près ce qu’elle est aujourd’hui. Celle de l’ouvrier, au contraire, dépendant directement du régime industriel, diffère au moyen âge et dans les temps modernes au même degré que l’industrie manufacturière diffère de la petite industrie. Ce n’est pas que sa part dans la production et la répartition ait changé; au fabricant qui faisait les avances il apportait, comme aujourd’hui, le concours de son travail moyennant un salaire fixé indépendamment des bénéfices de l’entreprise. Mais, si l’on cesse de considérer son rôle économique pour envisager son bien-être et ses rapports avec le fabricant, on verra que la grande industrie et l’industrie corporative lui font une situation très-différente.

Tandis que le contrat d’apprentissage était passé par écrit, les conventions entre patrons et ouvriers étaient le plus souvent conclues verbalement[329]. Les ouvriers sans ouvrage se réunissaient à des endroits fixés pour se faire embaucher[330]. Les foulons qui voulaient se louer à la journée se rassemblaient devant le chevet de l’église Saint-Gervais, ceux qui travaillaient à l’année, près de la maison de l’Aigle, rue Baudoyer; ils devaient s’y rendre isolément[331]. Ces agglomérations d’ouvriers n’étaient pas sans danger; elles pouvaient donner lieu à des troubles ou au moins à des coalitions. Aussi l’autorité publique se vit quelquefois obligée de les interdire[332].

Il était défendu de faire des propositions à l’ouvrier d’un confrère[333]. Un mois seulement avant l’expiration de son engagement, il était libre d’en contracter un nouveau avec un autre patron[334], car des offres prématurées lui auraient fait négliger son travail[335]. C’est par exception qu’il pouvait, en prévenant son patron, se louer avant le dernier mois[336].

L’ouvrier n’était reçu dans un atelier qu’après avoir prouvé par serment ou par témoin qu’il avait bien et dûment fait son apprentissage[337]. La première fois qu’il prenait du travail, il jurait de travailler conformément aux statuts et de dénoncer les contrevenants, sans excepter son patron. Celui-ci était responsable de l’omission de cette formalité[338]. L’ouvrier n’entrait chez un nouveau patron que sur la présentation d’un congé d’acquit du précédent[339].

Chez les tapissiers, il payait aux gardes un droit d’un sou, chaque fois qu’il changeait d’ateliers[340]. Les ouvriers pourpointiers se faisaient payer à boire par leur nouveau camarade d’atelier, qui dépensait ainsi 2 à 3 s. pour sa bienvenue[341]. Certaines corporations l’obligeaient à avoir un trousseau; chez les foulons, le trousseau devait valoir au moins 12 den., puis, dans le cours du XVe siècle, 4 s.[342]. Dès le XIIIe siècle, le costume de l’ouvrier fourbisseur, destiné par sa profession à être en rapport avec des gentilshommes, représentait une valeur d’au moins 5 sous[343].

Il était interdit de donner de l’ouvrage aux débauchés, aux voleurs, aux meurtriers, aux bannis, aux gens de mauvaise réputation. Les ouvriers vivant en concubinage étaient, sur la dénonciation d’un membre de la corporation, privés de leur place et même expulsés de la ville; le défaut de dénonciation était puni d’une amende[344]. Le forain venu à Paris en compagnie d’une femme pour être ouvrier tisserand ne trouvait de l’ouvrage qu’après avoir justifié de son mariage soit par témoins, soit par un certificat de l’église qui l’avait marié[345].

Les statuts défendent aux ouvriers de travailler en ville, ce qui veut dire qu’ils ne doivent pas mettre leur savoir-faire au service de personnes étrangères au métier qui l’utiliseraient dans un but commercial. Le monopole du fabricant aurait été inutile, si le premier venu avait pu, à l’aide d’ouvriers, entreprendre une industrie pour laquelle il n’était pas qualifié. Mais, bien entendu, les patrons emmenaient ou envoyaient leurs ouvriers chez les clients, et ceux-ci pouvaient même les faire venir chez eux, sans l’aveu d’un patron. Toutefois, sur ce dernier point, les corporations se montraient plus ou moins libérales. Chez les brodeurs, cela était défendu, parce que les patrons n’auraient plus trouvé d’ouvriers pour exécuter leurs commandes[346]. Chez les cloutiers, les ouvriers ne travaillaient pour le public que lorsque les patrons n’avaient plus d’ouvrage à leur donner[347]. En s’adressant à de simples ouvriers, le public n’enlevait pas seulement aux fabricants les bras dont ils avaient besoin, il faisait hausser les salaires et encourageait une concurrence d’autant plus dangereuse que les ouvriers, exempts de frais d’établissement, offraient leur travail à meilleur marché. En outre, le travail en ville échappait à la surveillance des gardes-jurés. Pour toutes ces raisons, les rapports directs des ouvriers et du public, lorsqu’ils n’étaient pas interdits ou soumis à une autorisation spéciale, n’étaient que tolérés, comme un mal inévitable, par les corporations[348].

Les ouvriers travaillaient généralement chez leur patron. Il faut naturellement excepter ceux dont l’industrie ne s’exerce qu’en plein air. En outre, le travail en chambre, qui répugnait tellement à l’esprit méfiant de la législation industrielle[349], n’était pas cependant interdit dans tous les métiers. Ainsi les lormiers faisaient coudre leurs harnais hors de chez eux[350]. Les chapeliers de coton employaient aussi des ouvriers en chambre[351]. Les merciers donnaient leur soie à des ouvrières qui la filaient et la travaillaient à domicile[352].

L’ouvrier travaillait à temps ou à façon. L’auteur du Ménagier de Paris distingue les ouvriers qui, livrés pour la plupart aux travaux agricoles, se louaient à la journée, à la semaine ou pour la saison, et ceux qui travaillaient à la pièce ou à la tâche[353]. Il est difficile de dire lequel de ces deux modes de travail était le plus commun. S’il est plus souvent question dans les textes du travail à temps, c’est qu’il prêtait à des abus et nécessitait la réglementation de l’autorité[354]. Au contraire, le travail à la tâche avait l’avantage de proportionner le salaire à la peine et de garantir le patron contre la paresse et la mauvaise foi de son ouvrier. Aussi le fabricant mettait probablement l’ouvrier à ses pièces toutes les fois que le genre de travail ne s’y opposait pas. Si les textes ne s’occupent pas davantage de ce mode de rémunération[355], c’est précisément parce qu’il ne donnait lieu à aucun abus, à aucune difficulté.

L’ouvrier qui travaillait à temps se louait à la journée[356], à l’année[357] et même pour une période de plusieurs années[358]. Chez les chapeliers, l’engagement ne pouvait excéder un an[359]. Les textes qui nous parlent d’ouvriers logés et nourris chez leur patron s’appliquent surtout à des ouvriers à l’année[360]. Les tréfiliers d’archal engageaient généralement leurs ouvriers pour un an[361]. Chez les fourbisseurs, le nombre de ces ouvriers à demeure était restreint à un par atelier, à deux pour le fourbisseur du roi[362].

Le travail à la lumière étant le plus souvent interdit, la journée durait habituellement depuis le lever jusqu’au coucher du soleil. Elle se composait donc nominalement de seize heures au maximum et de huit heures et demie au minimum. Mais il faut en retrancher les heures de repas. Ajoutons que, si telle est la durée que les ordonnances applicables au travail manuel en général assignent à la journée, dans certains métiers elle se terminait à vêpres ou à complies, c’est-à-dire à quatre et à sept heures, suivant que les jours étaient courts ou longs[363]. Les ouvriers prenaient de l’ouvrage pour la soirée ou vesprée, mais ils contractaient alors un engagement nouveau, pour lequel ils se faisaient payer à part. Ainsi les ouvriers foulons, promettant de travailler consciencieusement pour leurs patrons, distinguent les vesprées des journées et des façons[364]. Les patrons prolongeaient ces veillées assez tard pour que les ouvriers, en rentrant chez eux, courussent risque d’être assassinés. Sur la plainte des ouvriers, le prévôt de Paris ordonna que la vesprée ne durerait pas au delà du soleil couchant[365]. Au XVe siècle et peut-être dès le XIVe la journée des ouvriers foulons durait de six heures du matin à cinq heures du soir, soit onze heures, en hiver (de la Saint-Rémi aux Brandons), de cinq heures du matin à sept heures du soir, c’est-à-dire quatorze heures, pendant les longs jours (des Brandons à la Saint-Rémi)[366]. La journée des ouvriers mégissiers, lorsqu’elle eut été, sur leur demande, réduite par le prévôt, commença et finit avec le jour. Le samedi et la veille des jours fériés, ils pouvaient quitter leur ouvrage au troisième coup de vêpres sonnant à Notre-Dame[367]. Pendant les mois où les jours sont le plus courts, d’octobre à février, les ouvriers tondeurs de draps se mettaient à l’œuvre à minuit. Le jour venu, ils prenaient un repos d’une demi-heure pour se rafraîchir. Ils travaillaient ensuite jusqu’à neuf heures et jouissaient alors d’une heure de liberté, pendant laquelle ils déjeunaient. Ils dînaient de une heure à deux de l’après-midi et se remettaient à la besogne jusqu’au soleil couchant. Cela faisait plus de treize heures et demie de travail effectif. Le reste de l’année, ils n’allaient à l’atelier qu’au soleil levant et y restaient jusqu’à la fin du jour. Ils avaient deux heures pour dîner et un repos supplémentaire d’une demi-heure pendant l’après-dînée pour se rafraîchir sans sortir de l’atelier. Ce règlement ne s’appliquait pas aux ouvriers à l’année[368]. Malgré l’opposition des patrons, les ouvriers tondeurs obtinrent la suppression du travail de nuit et la réduction de la journée, pendant les mois de novembre, décembre et janvier, à neuf heures et demie de travail effectif. La journée commença dès lors à six heures du matin pour finir à cinq heures du soir; elle était suspendue une demi-heure pour le déjeuner et une heure pour le dîner. Le reste de l’année, elle continua à être réglée par la longueur des jours[369]. On s’étonnera sans doute que le commencement et la fin de la journée fussent fixés d’une façon aussi vague[370], aussi sujette à contestation[371]; mais il est probable que les parties s’entendaient pour considérer comme le signal de l’ouverture et de la clôture des travaux le son de la cloche paroissiale, le passage d’un crieur public ou tout autre fait quotidien et régulier de la vie parisienne. Nous savons, par exemple, que le jour était annoncé, au son du cor, par le guetteur du Châtelet[372]. Quoi qu’il en soit, il n’y avait pas à Paris, comme dans plusieurs villes industrielles, une cloche spéciale pour appeler au travail et en annoncer la suspension et le terme[373].

Nous avons indiqué sur quel pied l’ouvrier était payé; il faut se demander maintenant si son salaire suffisait seulement à ses premiers besoins ou lui assurait en outre un certain bien-être, première condition de moralité. Quand même nous aurions des documents assez nombreux, assez précis pour connaître la valeur intrinsèque de la main-d’œuvre dans les diverses branches de l’industrie parisienne pendant le cours du XIIIe et du XIVe siècle, il resterait à en fixer la valeur relative. Or les tentatives faites jusqu’ici pour déterminer la puissance de l’argent au moyen âge n’ont pas réussi, comme le prouve la diversité des systèmes et des résultats auxquels elles ont conduit. Les conditions du marché du travail peuvent donc seules nous fournir quelques lumières sur le taux des salaires. Le prix de la main-d’œuvre, comme celui de toutes les autres marchandises, est soumis au rapport de l’offre et de la demande. Dans quel rapport la population ouvrière à Paris se trouva-t-elle avec les besoins de la production du commencement du XIIIe à la fin du XIVe siècle? Si nous ne sommes pas en mesure de résoudre avec certitude ce problème, susceptible de plusieurs solutions suivant qu’on se place à tel moment ou à tel autre de cette période, nous signalerons du moins certains faits de nature à l’éclairer. Le premier de ces faits qui se présente à l’esprit, c’est que la limitation du nombre des apprentis avait nécessairement pour conséquence de borner, dans une certaine mesure, celui des ouvriers. Mais cette considération ne doit pas faire oublier qu’on pouvait travailler à Paris pour le compte d’autrui sans avoir fait son apprentissage dans cette ville. Il suffisait qu’il eût duré le temps prescrit par les statuts parisiens[374]. Cette condition ne fermait pas la porte aux ouvriers du dehors attirés par les avantages de la capitale. Aussi voit-on les maîtres tailleurs se préoccuper des estranges varlez qui venaient à Paris et y exerçaient le métier en cachette[375]. Les ouvriers teinturiers étaient si nombreux que la moitié demeurait quelquefois sans ouvrage[376]. Les statuts des cloutiers prévoient le cas où les ouvriers ne trouveraient pas d’ouvrage chez les patrons[377]. L’existence des ouvriers n’était pas sédentaire, comme on serait porté à le croire[378], et ils ne se fixaient pas pour toujours là où ils étaient nés, où ils avaient fait leur apprentissage. L’attrait des grandes villes, la sécurité qu’elles leur offraient contre les gens de guerre[379], l’espérance de trouver du travail et de gagner de gros salaires[380], la curiosité, le désir de se perfectionner dans leur métier[381], tout contribuait à les faire changer souvent de résidence. S’il était un séjour capable de les retenir, c’était assurément Paris. Il faut donc tenir compte, dans l’appréciation du taux des salaires, de la concurrence que les ouvriers du dehors venaient faire aux ouvriers parisiens. Il est probable que ceux-ci étaient animés envers leurs concurrents de l’hostilité que les tisserands de Troyes témoignaient contre les ouvriers étrangers et qui s’est produite dans tous les temps[382]. Les fabricants occupaient en outre des ouvriers des environs, qui naturellement se faisaient payer moins cher que ceux de la ville. A la vérité, les produits fabriqués hors Paris subissaient l’examen des gardes-jurés[383]; mais ce contrôle, auquel les produits indigènes étaient également soumis, n’empêchait pas les fabricants de chercher au dehors l’économie de la main-d’œuvre. En outre, ils travaillaient eux-mêmes, et, grâce à la longue durée de l’apprentissage, leurs apprentis leur rendaient autant de services que des ouvriers. Ajoutons qu’ils pouvaient prendre parmi leurs parents des apprentis supplémentaires. Enfin, en dépit des règlements, ils se faisaient aider par leurs domestiques[384]. Ces raisons nous donnent à penser que le travail manquait aux ouvriers plus souvent que les bras ne manquaient à l’industrie, et que les patrons faisaient la loi du marché[385]. Sans doute la population ouvrière a beaucoup augmenté depuis le moyen âge, et, à ne considérer que ce fait, il semblerait que le taux des salaires ait dû baisser dans la même proportion. Mais le capital engagé dans l’industrie, la production, les échanges, enfin tout ce qui peut développer le besoin de bras, a suivi une progression plus rapide encore, de sorte qu’en définitive la proportion entre l’offre et la demande s’est modifiée au profit des ouvriers. En même temps que le taux des salaires s’est élevé, la valeur des denrées de première nécessité a diminué plus encore que celle de l’argent, et l’ouvrier, à la fois mieux payé et vivant à meilleur marché, jouit d’un bien-être plus grand. On objectera peut-être que, sous un régime industriel qui n’était pas celui de la libre concurrence, le fabricant n’était pas obligé de réduire autant que possible les salaires pour vendre aussi bon marché que ses concurrents; mais, si ce n’était pas pour lui, comme aujourd’hui, une condition de vie ou de mort, il était autant qu’aujourd’hui intéressé à diminuer le prix de revient, à payer le moins possible ses ouvriers et à augmenter ses bénéfices. Ce serait prêter au fabricant du moyen âge une équité et un désintéressement supérieurs à la nature humaine que de croire que, pouvant prendre des ouvriers au rabais, il se préoccupât de leur assurer un salaire rémunérateur et se contentât pour lui-même d’un bénéfice raisonnable.

Ce que nous disons du prix de la main-d’œuvre et du bien-être de l’ouvrier ne s’applique, bien entendu, qu’aux conditions ordinaires du marché du travail. Ce marché était naturellement soumis à des fluctuations, à des révolutions. C’est ainsi que la peste de 1348 produisit une hausse considérable et générale des salaires. La grande ordonnance de police de 1351 (n. s.) défend aux ouvriers de stipuler des salaires supérieurs de plus d’un tiers à ceux qu’ils gagnaient avant l’épidémie[386]. La main-d’œuvre enchérit également à la suite de la mortalité qui sévit à Paris et dans le reste de la France de 1399 à 1400[387]. La guerre de cent ans, les ravages des aventuriers qu’elle enfanta et amena en France eurent sur les salaires l’effet inverse, parce que, tout en réduisant la population, ces calamités publiques ruinèrent les classes riches, ôtèrent toute sécurité au commerce et diminuèrent la production et la demande de travail. Les variations monétaires, si fréquentes au XIVe siècle, changeaient la valeur réelle des salaires et obligeaient le roi à les faire taxer. L’affaiblissement du titre provoquait une hausse, et, la bonne monnaie rétablie, les ouvriers ne rabattaient pas toujours de leurs prétentions[388]. Sous l’empire de pareilles circonstances, le renchérissement de la main-d’œuvre était tel que quelquefois les ouvriers vivaient toute la semaine avec le produit de deux jours de travail. C’est ce que constate une ordonnance du mois de novembre 1354 qui leur défend de rester oisifs, d’aller au cabaret et de jouer les jours ouvrables, leur prescrit de se rendre avant le lever du soleil aux endroits où l’on venait les embaucher, détermine la durée des journées et charge les magistrats municipaux de veiller à ce que les gens valides gagnent leur vie par un travail quelconque, sous peine de vider la ville dans le délai de trois jours[389].

Les corporations s’efforçaient aussi de fixer le prix de la main-d’œuvre. Plusieurs statuts défendent d’accorder aux ouvriers des salaires supérieurs au taux traditionnel[390]. Le prix convenu entre le patron et l’ouvrier corroier pour la première journée devait rester le même jusqu’à la fin de la semaine[391]. Les corroyeurs de robes de vair ne pouvaient faire d’avances à leurs ouvriers[392].

Pour avoir une idée juste du prix de la main-d’œuvre au moyen âge, il faut songer que l’ouvrier était bien plus souvent qu’aujourd’hui nourri et logé par le patron. Les ouvriers foulons déjeunaient à leur choix chez le patron ou au dehors, mais ne dînaient pas à l’atelier, car les statuts leur recommandent de se rendre au travail sans retard après dîner[393]. Les journées des ouvriers tondeurs de draps étaient de 2 et de 3 sous, suivant qu’ils étaient nourris par le patron ou qu’ils se nourrissaient à leurs frais[394]. Les ouvriers à l’année avaient chez le patron la nourriture et le logement.

L’ouvrier loué à la tâche ou à la journée apportait ses outils, les entretenait et les remplaçait; mais, si son engagement était de longue durée, d’un an par exemple, le patron était tenu de les faire réparer et de lui en fournir de neufs[395].

Certaines corporations demandaient compte à l’ouvrier lui-même de ses contraventions professionnelles, d’autres considéraient le patron comme responsable[396].

L’engagement de l’ouvrier prenait naturellement fin par l’expiration du temps pour lequel il s’était loué ou l’achèvement de sa tâche. La mort du patron n’entraînait pas, on l’a vu, la résiliation du contrat d’apprentissage, dans lequel la considération de la personne avait cependant plus d’importance. A plus forte raison, l’ouvrier devait continuer son travail auprès du successeur du défunt. Le patron, de son côté, ne lui donnait pas congé arbitrairement. Chez les fourbisseurs, il soumettait les motifs du renvoi à l’appréciation des quatre gardes-jurés et de deux camarades de l’ouvrier[397]. L’interdiction d’achever, sans l’autorisation des gardes, le travail commencé par un camarade protégeait l’ouvrier contre les caprices du patron[398].

On n’a pas tout dit sur la condition matérielle de l’ouvrier, quand on a parlé de son bien-être, tel qu’il résulte du rapport entre son salaire et le prix des objets de première nécessité, il faut encore mesurer la distance qui le séparait du fabricant et voir les chances qu’il avait de la franchir. A ce point de vue, le sort de l’ouvrier du moyen âge était bien préférable à celui de l’ouvrier contemporain. L’industrie manufacturière exige des frais d’établissement qui dépassent de beaucoup le capital que l’ouvrier peut amasser avec son travail. Forcé de travailler toujours pour le compte d’autrui, il s’habitue à opposer ses intérêts à ceux de son patron et à voir en lui un ennemi. De son côté, celui-ci, qui le plus souvent n’a pas travaillé de ses mains, compatit peu à des misères et à des sentiments qu’il n’a pas éprouvés et ne songe qu’à s’enrichir le plus vite possible. Au moyen âge, la situation respective du patron et de l’ouvrier était toute différente. Les frais d’établissement étaient si peu considérables que tout ouvrier laborieux et économe pouvait se flatter de devenir patron. On jugera combien ces frais étaient peu élevés si l’on se rappelle la spéculation de certains forcetiers. Ces forcetiers s’établissaient, achetaient le métier, montaient une forge, prenaient un apprenti, le tout dans le seul but de céder cet apprenti avec bénéfice, après quoi ils quittaient leur forge et se remettaient à travailler pour autrui. On ne devait pas leur payer bien cher l’avantage d’avoir un apprenti un peu dégrossi par un travail de trois semaines ou d’un mois, et cependant ce qu’ils recevaient faisait nécessairement plus que couvrir leurs dépenses de maîtrise et d’installation, car ils ne se seraient pas donné la peine de placer des apprentis s’ils n’y avaient pas trouvé un bénéfice[399]. Les conditions que l’ouvrier avait à remplir avant d’obtenir la maîtrise ne constituaient pas des difficultés comparables à celles qui résultent de l’importance des capitaux exigés par la grande industrie, d’autant plus que ces conditions ne servaient pas encore de prétexte aux abus qu’elles engendrèrent plus tard. Si l’ouvrier s’élevait facilement au rang de patron, celui-ci n’était jamais un capitaliste occupé seulement de la direction générale des affaires et abandonnant à un contre-maître la surveillance de l’atelier; il travaillait à côté de ses ouvriers et de ses apprentis, leur donnait ses instructions lui-même et avait à sa table souvent les premiers, toujours les seconds. Du reste, les rapports du patron et de l’ouvrier sont bien caractérisés par les noms de maître et de valet ou sergent, que les textes leur donnent habituellement. Ces termes n’expriment pas seulement l’autorité et la dépendance, mais aussi une intimité domestique, conduisant nécessairement à la camaraderie. Quelquefois le patron, soit volontairement, soit par suite de mauvaises affaires, redevenait simple ouvrier et travaillait pour ses anciens confrères[400]. Cette vie en commun, cette facilité avec laquelle patrons et ouvriers passaient d’une classe dans l’autre, empêchaient l’antagonisme systématique qui les divise aujourd’hui. Bien entendu, les ouvriers ne laissaient pas pour cela d’avoir des intérêts distincts et de former une classe indépendante. Ils prenaient part à l’adoption et à la révision des statuts[401], avaient leurs confréries particulières[402] et leurs gardes-jurés spéciaux[403]. Leurs rapports avec les patrons donnaient même lieu quelquefois à des procès[404].

En résumé, l’ouvrier parisien du XIIIe et du XIVe siècle ne jouissait pas d’un bien-être égal à celui de l’ouvrier contemporain, mais il ne restait pas toute sa vie, comme celui-ci, dans une condition précaire; presque toujours il parvenait à s’établir et à travailler pour son compte.

Études sur l'industrie et la classe industrielle à Paris au XIIIe et au XIVe siècle

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