Читать книгу Aventures extraordinaires d'un savant russe: Le Soleil et les petites planètes - H. de Graffigny - Страница 3
CHAPITRE PREMIER
ОглавлениеOÙ NOS HÉROS ONT DES TIRAILLEMENTS D'ESTOMAC
lcide fricoulet était ce qu'on appelle un bon garçon, et si, pour des causes qu'il tenait à garder secrètes, il n'aimait pas les femmes, tout au moins avait-il un cœur excellent.
Aussi, tout en applaudissant in petto à l'aventure qui soustrayait son ami Gontran à l'enfer du mariage, il ne pouvait s'empêcher, en même temps, de déplorer cette même aventure qui frappait si cruellement le comte de Flammermont.
Semblable à un fou, celui-ci criait et gesticulait, insultant Sharp, appelant Séléna, sondant en vain l'immensité où, dans l'irradiation solaire, aucune trace du véhicule n'apparaissait déjà plus.
—Gontran! cria l'ingénieur, Gontran!
Mais le jeune homme, tout entier à sa douleur, n'entendait pas et continuait à s'absorber dans sa recherche.
Fricoulet reporta alors son attention sur Ossipoff qui, sous la violence de l'émotion, s'était évanoui entre ses bras.
Les jambes molles, le corps inerte et la tête ballante, le vieillard demeurait sans mouvement, et sans le souffle pressé qui s'échappait de sa gorge contractée, il eût pu passer pour mort.
Fricoulet, le seul qui eût conservé son sang-froid—et pour cause, puisqu'il n'était ni le père, ni le fiancé de Séléna, Fricoulet sentait cependant la nécessité de prendre une décision.
—Je ne puis pas demeurer là éternellement, murmura-t-il, ce vieillard a besoin de soins; quant à Gontran, pour un peu il deviendrait fou.
Seulement alors, il s'aperçut que le cratère s'était peu à peu vidé des assistants qui le remplissaient au moment du congrès; dans le lointain, de longues files de Sélénites disparaissaient par les voies souterraines, semblables à une bande de lapins qu'un étranger vient troubler dans leurs ébats.
—Les égoïstes! pensa Fricoulet, pas un seul d'entre eux n'est venu s'enquérir de ce qui est arrivé.
À ce moment, une main se posa sur son épaule; il se retourna et reconnut Telingâ.
—Hein! s'écria l'ingénieur, vous seriez-vous jamais douté qu'il pût exister sur ce monde lumineux qui éclaire durant la nuit le pays des Subvolves, des gredins semblables!
Le sélénite hocha la tête sans répondre.
Puis, après un moment:
—Il faut vous hâter, dit-il.
—Me hâter! répliqua Fricoulet, me hâter de quoi faire?
—De partir d'ici.
L'ingénieur fixa sur son interlocuteur des yeux ahuris.
—Mais où voulez-vous que nous allions? demanda-t-il.
Telingâ posa son index sur le front du jeune homme.
Le sommet des montagnes s'estompait graduellement.
—Non, non! exclama celui-ci, j'ai bien ma tête, rassurez-vous, seulement, je ne comprends pas pourquoi vous me dites de me hâter de partir d'ici.
—La nuit, répliqua laconiquement le sélénite.
Et il étendit le bras vers l'horizon.
Le sommet des montagnes et des cratères avoisinants s'estompait graduellement et l'ombre agrandie des dentelures volcaniques s'allongeait jusqu'aux Terriens.
En même temps, dans l'azur profond des cieux, dont aucun nuage ne troublait l'impassible et morne sérénité, les étoiles commençaient à scintiller.
—Brrr! fit tout à coup Fricoulet, on dirait qu'il vous tombe sur les épaules un manteau de glace.
—Il ne faudrait pas tarder, fit observer Telingâ; déjà les Sélénites, dont la constitution est cependant plus en rapport avec ces brusques changements de température, ont rejoint leurs chaudes demeures souterraines... croyez-moi, il serait dangereux pour vous et vos amis de demeurer plus longtemps ici...
—Vous avez raison, répliqua Fricoulet, je me sens déjà glacé jusqu'aux moelles.
Puis, avec autant de facilité que s'il n'eût pas plus pesé qu'une plume, l'ingénieur enleva Ossipoff et le jeta sur ses épaules; ensuite il courut à Gontran, le prit par le bras et l'entraîna vers la grande salle mise à leur disposition par le directeur de l'observatoire de Maoulideck.
Il avait fait à peine quelques pas que soudain il s'arrêta.
—Et Farenheit! exclama-t-il.
Tout préoccupé de l'état d'Ossipoff et de la douleur de Gontran, Fricoulet avait totalement oublié l'Américain, dont le souvenir lui était, à l'instant, revenu brusquement.
—Je ne puis pourtant pas abandonner ainsi ce malheureux, dit-il.
Et, en dépit des observations de Telingâ, il revint à grandes enjambées vers l'endroit où était tombé sir Jonathan.
Atteint en pleine poitrine par les éclats meurtriers de la cartouche de Sharp, l'Américain gisait sur le sol, les membres raides, la face rigide et convulsée par la rage, les yeux vitreux et le poing encore crispé sur la crosse de son revolver, dans l'attitude où la mort l'avait saisi.
—Mais il vit! s'écria Fricoulet, trompé par cette apparence de mouvement.
Telingâ secoua la tête.
—Le froid s'est déjà emparé de lui, murmura-t-il; l'âme s'est envolée vers les sphères supérieures, et ce n'est plus que sa dépouille mortelle que nous avons sous les yeux.
—Je veux au moins lui donner une sépulture, insista l'ingénieur.
—Le sol est déjà congelé, répliqua le Sélénite, et vous vous épuiseriez en vain à le vouloir creuser... au surplus, ce serait une précaution inutile... le froid va dessécher ce corps, le momifier, et lorsque le soleil luira à nouveau, vous en pourrez faire ce que bon vous semblera.
Fricoulet jeta sur le cadavre de son compagnon un regard attristé et, suivi de Telingâ qui précipitait sa marche, il se mit à fuir devant l'ombre profonde qui, tombant des sommets, envahissait derrière lui le cirque lunaire, enveloppant d'un silence de mort ces roches titanesques, au pied desquelles, saisi par le froid épouvantable des espaces, le cadavre de Farenheit se congelait en grimaçant.
Arrivé dans la salle qui déjà, pendant quinze fois vingt-quatre heures, leur avait servi d'habitation, et où force leur était d'attendre le retour du soleil, Fricoulet étendit le vieillard sur la couche de Fédor Sharp.
Puis il fouilla dans l'une des nombreuses poches dont ses vêtements étaient munis, et en tira un petit bougeoir qu'il alluma; à la lueur vacillante de ce lumignon, la salle prit aussitôt un aspect sinistre et funèbre; des ombres monstrueuses s'accrochaient aux saillies des parois, faisant paraître plus petits encore les trois Terriens, rassemblés dans une encoignure.
—Fichtre! grommela Fricoulet, il ne fait pas gai ici!
Il secoua brusquement les épaules pour chasser le voile de tristesse qui menaçait de l'envelopper ainsi qu'un linceul; puis, s'approchant de M. de Flammermont qui s'était laissé tomber sur une couchette et demeurait immobile, la tête penchée sur la poitrine, les yeux fixés sur le sol, engourdi dans une torpeur désespérée, il lui posa la main sur l'épaule.
Le jeune comte tressaillit, releva la tête et regarda son ami, avec, sur la physionomie, la stupeur première de l'homme que l'on arrache brusquement au sommeil.
—Voyons! Gontran, dit l'ingénieur, voyons!... sois homme! que diable!... en vérité, j'ai honte de te voir abattu ainsi.
M. de Flammermont haussa les épaules dans un geste accablé et murmura ce seul mot d'une voix navrée:
—Séléna!
Pour le coup, Fricoulet s'impatienta et, frappant du pied:
—Eh! s'écria-t-il, quand tu demeureras là, immobile, inerte comme un cratère, à te désoler et à appeler Séléna!... crois-tu, par hasard, que c'est là ce qui te la rendra?
—Me la rendre! murmura Gontran; hélas!... elle est perdue!... perdue à jamais...
Et, après un moment, il poursuivit avec amertume:
—Ah! pourquoi ce gredin ne m'a-t-il pas tué comme Farenheit? au moins, c'en serait fini de la souffrance.
Fricoulet leva les bras au ciel.
—Voilà! exclama-t-il, du parfait égoïsme ou je ne m'y connais pas!... eh bien! et nous! est-ce que nous ne comptons pas un peu aussi dans ton affection!... moi, particulièrement, est-ce que je n'ai pas un peu droit à ce que tu ne fasses pas si bon marché de ton existence?
Il se tut et reprit:
—Car, ce bonheur dont la perte te désespère, est-ce que jamais tu aurais pu même le toucher du bout du doigt, si je ne t'avais fait la courte échelle pour te permettre d'y atteindre?...
—Où veux-tu en venir? demanda M. de Flammermont.
—À ceci, tout simplement: c'est qu'il pouvait arriver, pour ton amour et tes intentions matrimoniales, quelque chose de plus fâcheux que l'enlèvement de Mlle Séléna.
Le jeune comte fixait sur son ami des yeux que l'ahurissement agrandissait.
—Je comprends de moins en moins, balbutia-t-il.
—Il faut que la douleur t'obscurcisse les idées. Comment! ce que je te dis ne te paraît pas lucide, lumineux? Admets cependant qu'au lieu d'enlever ta fiancée, ce coquin de Sharp soit parti tout seul.
À cette supposition, Gontran poussa un soupir navrant.
—Hélas! dit-il.
—Seulement, poursuivit l'ingénieur, admets aussi qu'au lieu de tuer, avant son départ, ce pauvre sir Farenheit, ce soit moi que Sharp ait abattu.
Il se tut, puis se croisant les bras:
—Crois-tu que Séléna n'aurait pas été, alors, bien plus perdue pour toi qu'elle ne l'est actuellement? ah! mon pauvre ami! c'est pour le coup que le brave M. Ossipoff se fût aperçu de la nullité scientifique de son futur gendre.
—Eh! riposta M. de Flammermont, que m'importe maintenant l'opinion de M. Ossipoff? je n'avais consenti à jouer cette comédie que par amour pour sa fille... mon bonheur est perdu à jamais...
L'ingénieur l'interrompit d'un geste bref.
—Perdu, dit-il, et pourquoi cela?
Gontran, comme mû par un ressort, se redressa.
—Que signifie? balbutia-t-il d'une voix tremblante.
—Que je considère ton bonheur comme compromis, mais non perdu.
Le comte lui saisit les mains.
—Parle, fit-il avec angoisse, aurais-tu quelque espoir... quelque projet?...
—De l'espoir! non; mais, en tout cas, je n'ai aucune désespérance: je suis furieux, j'enrage, j'étranglerais Sharp avec une jouissance infinie; mais, en ce qui concerne Mlle Ossipoff, si j'étais à ta place, je ne me désolerais qu'après avoir retrouvé son cadavre.
—Le retrouver, murmura Gontran, penses-tu que cela soit possible?
—Eh! riposta l'ingénieur avec un haussement d'épaules plein de fatuité, peut-il y avoir quelque chose d'impossible à des hommes comme nous?
Et, tout heureux de voir Gontran sorti de la torpeur première dans laquelle l'avait plongé la disparition de sa fiancée, il s'écria:
—Allons! sursum corda[1]!... Que ce malheur, loin de nous abattre, nous mette, au contraire, le diable au corps pour nous faire sortir triomphants de la lutte gigantesque que nous avons entamée contre l'Infini.
Un gémissement retentit derrière l'ingénieur et la voix douloureuse d'Ossipoff se fit entendre:
—Hélas! il ne s'agit pas, pour nous, de lutter contre l'Infini, mais bien contre notre propre nature. Que parlez-vous, M. Fricoulet, de courir à la poursuite de Sharp, alors que, dans quelques heures, nous ne serons plus que des cadavres?
Le jeune ingénieur ne put retenir un mouvement de surprise.
—Comment, fit-il, vous aussi, vous vous laissez abattre?
Puis tout à coup se redressant, il s'écria d'une voix vibrante, enthousiasmé par la difficulté même des obstacles qu'il s'agissait de vaincre:
—Eh bien! puisque vous son père, vous son fiancé, vous l'abandonnez, c'est moi qui irai au secours de Mlle Séléna.
Gontran saisit la main de son ami et la serra énergiquement.
—Dispose de moi, Fricoulet, prononça-t-il d'une voix ferme; ce que tu me diras de faire, je le ferai; partout où tu iras, j'irai, car en vérité, j'ai honte de mon abattement et de ma désespérance!
—Mais, insensés que vous êtes, exclama le vieillard, ne songez-vous donc pas qu'en s'emparant de notre obus, ce misérable nous a ravi, non pas seulement le moyen de quitter le sol lunaire, mais encore le moyen d'y pouvoir subsister?
Gontran devint tout pâle.
—Que voulez-vous dire? balbutia-t-il.
—Que nous n'avons plus qu'à mourir de faim; il ne nous reste plus ni vivres, ni eau, ni air...
—Allons donc! riposta M. de Flammermont, les Sélénites trouvent bien moyen de vivre.
—Parce que les aliments dont ils font usage contiennent les principes nutritifs nécessaires à leur organisme.
—Mais qui vous prouve que notre estomac ne s'accommoderait pas, lui aussi...?
Le vieillard lui coupa la parole, d'un geste désespéré.
—Eh! dit-il, croyez-vous que j'aie attendu jusqu'à aujourd'hui pour m'en assurer?... L'analyse chimique m'a démontré que nous ne saurions nous plier à l'alimentation lunarienne.
Ces paroles furent accueillies par un gémissement et un cri de rage, le premier poussé par Gontran, le second échappé des lèvres de Fricoulet.
Les trois hommes se regardèrent pendant quelques instants, silencieux et atterrés.
La situation était en effet terrible: lutter contre l'impossible était encore à la hauteur de leur audace, mais lutter contre la faim...
Ce fut l'ingénieur qui reprit le premier la parole.
—Mourir de faim! exclama-t-il, avoir fait plus de quatre-vingt-dix mille lieues pour venir mourir de faim sur la lune! En vérité, ce serait stupide, et si les bons astronomes terriens apprenaient jamais cela, ils en éclateraient de rire devant leurs télescopes.
Et il se mit à arpenter furieusement la salle de long en large.
—Stupide tant que tu voudras, riposta M. de Flammermont, la réalité n'en est pas moins là qui nous montre un garde-manger absolument vide.
—Il nous reste, il est vrai, la ressource de danser devant, reprit l'ingénieur; mais encore qu'hygiénique, je ne sache pas que la danse ait été jamais considérée comme un exercice réconfortant.
Puis, après un moment:
—Voyons, nous sommes ici trois auxquels, cela est indéniable, aucun des secrets de la science moderne n'est inconnu, et nous ne trouverions pas le moyen de nous sustenter dans le monde que nous avons atteint!... cela est absolument invraisemblable.
Gontran hocha la tête.
—Tu en parles à ton aise, fit-il; inventer un système de locomotion qui vous fasse franchir des millions de lieues à cheval sur un rayon lumineux ou dans un courant électrique! parcourir l'immensité planétaire! visiter le soleil et les étoiles! ce n'est rien... mais inventer un gigot ou un beefsteak sans avoir sous la main la matière première, c'est à dire un mouton ou un bœuf! cela, je le déclare au-dessus de mes forces.
Fricoulet claqua ses doigts avec impatience.
—Ma parole! exclama-t-il, tu me ferais croire que tu es aussi bourgeois que tous les bourgeois qui s'empressent aux tables des bouillons Duval ou des restaurants à trente-deux sous du Palais-Royal. Comment, tu en es encore à croire que le gigot et la côtelette sont indispensables à l'existence de l'homme?
Il agita désespérément ses bras dans l'espace et s'écria:
—Que diront les gens du xxe siècle, quand ils liront qu'à l'époque éclairée que nous prétendons être, on croyait encore à des machines semblables.
Ce disant, il s'était tourné vers Ossipoff comme pour lui demander son approbation.
Mais le vieillard n'avait pas entendu un seul mot de ce qui venait de se dire entre les deux amis.
Accroupi sur sa couchette, il paraissait fort occupé à noircir une page blanche de son carnet, avec force chiffres et dessins.
Enfin il releva la tête et s'écria:
—Sharp n'atteindra pas Vénus avant vingt-cinq jours... c'est dans un mois seulement que la planète arrivera en conjonction avec le Soleil et à sa plus grande proximité de la Terre, dont elle ne sera plus séparée que par douze millions de lieues à peine.
—Une futilité, murmura amèrement le jeune comte, ce n'est vraiment pas la peine d'en parler.
—Avez-vous tenu compte, dans vos calculs, demanda Fricoulet, du poids moins considérable que transporte l'obus?
—Parfaitement, et j'ai trouvé que la durée du voyage se trouve diminuée de quatre jours, dix-huit heures, quatorze minutes, trente secondes, par suite de la suppression des deux cent quatre-vingt-cinq kilos que nous représentons tous les quatre.
—Cependant le poids de Sharp doit être défalqué de cet allégement.
Ossipoff inclina la tête.
—J'y ai pensé: Sharp pesant quatre-vingts kilos, ces quatre-vingts kilos retranchés de deux cent quatre-vingt-cinq donnent, pour l'allégement de l'obus, un poids de deux cent cinq kilos, lesquels représentent, effectivement, une augmentation de vitesse qui se traduit par quatre jours...
—Dix-huit heures, quatorze minutes, trente secondes de moindre durée dans le voyage, ajouta Gontran.
—C'est bien cela.
—Et à quoi tendent ces calculs? demanda railleusement le jeune comte.
—À ceci tout simplement, répondit Fricoulet qui coupa sans façon la parole au vieillard: qu'il nous faut trouver un moyen de locomotion assez rapide, pour que dans vingt-cinq jours nous arrivions, nous aussi, sur Vénus, afin de happer ce coquin de Sharp et de délivrer Mlle Séléna.
Ossipoff tendit silencieusement la main au jeune ingénieur et la serra avec énergie.
Gontran demanda:
—En vérité, mon pauvre ami, ne te berces-tu pas là de vaines espérances?
—Eh! exclama Fricoulet; je te répète qu'à nous trois, nous arriverons à vaincre les difficultés les plus insurmontables... du reste, moi j'ai pris comme devise, cette parole vieille comme le monde, mais qui a toujours réussi à ceux qui ont eu foi en elle: «Aide-toi, le ciel t'aidera.»
Puis, frappant sur l'épaule de son ami:
—Quant à toi, cette défiance de toi-même provient d'un excès de modestie... l'amour de la science t'a déjà fait accomplir des miracles... tu ne me feras pas croire que Mlle Séléna ne soit pas capable de te faire faire des choses plus surprenantes encore...
Le jeune comte, malgré sa tristesse, ne put s'empêcher de sourire.
Après un court silence, le jeune ingénieur reprit:
—Donc, par suite du vol de ce coquin de Sharp, nous voici à peu près dans la même situation que Robinson sur son île, avec cette différence cependant que Robinson pouvait cueillir aux arbres des fruits qui, sans l'engraisser précisément, l'empêchaient tout au moins de mourir de faim, tandis que nous...
Tout à coup, il s'interrompit, se frappa le front d'un geste inspiré et, s'accroupissant sur le sol, tira de sous la couchette de M. Ossipoff une caisse qu'il ouvrit.
Elle contenait quelques douzaines de biscuits et quatre boîtes de conserves.
—Comme quoi, dit-il, une bonne action est toujours récompensée.
—Qu'est-ce que c'est que cela? demanda le vieillard.
—Une attention de Mlle Séléna à l'égard de Sharp, ne voulant pas l'abandonner ici sans ressources, elle avait exigé de moi que je lui laissasse, sans en rien dire à personne, cette petite réserve.
—Cette enfant a toujours eu un cœur d'or, murmura le vieux savant tout attendri.
—Aussi, cette bonne action va-t-elle lui profiter, riposta Fricoulet.
—Comment l'entends-tu? demanda Gontran.
—Dame! pour que nous puissions l'arracher à son ravisseur, il faut que nous construisions un moyen de locomotion... or, pour cela, il nous faut du temps, et pendant ce temps-là, nos estomacs réclameront leurs droits.
M. de Flammermont désigna le contenu de la boîte.
—Est-ce là-dessus que tu comptes pour nous sustenter tous les trois?
—Non, mais pour nous donner le temps de construire d'autres aliments.
—Construire! exclama Gontran, le mot est joli.
Puis, sérieusement:
—Alors, ajouta-t-il, tu en reviens à ton idée première de fabriquer gigots et côtelettes.
En entendant ces mots, Ossipoff fixa sur l'ingénieur des regards surpris.
—M. de Flammermont plaisante, n'est-ce pas? dit-il.
—Assurément, car telle n'est pas ma pensée.
—Explique-toi, alors, exclama Gontran un peu piqué.
—Je veux, tout simplement, chercher à nous procurer des éléments assimilables et permettant à notre organisme de réparer les pertes de substance journalières, causées par les dépenses de forces auxquelles nous nous livrons.
M. de Flammermont haussa les épaules.
—Eh! tu vois bien, dit-il; tu en reviens à mes moutons, dont les gigots sont, je crois, les seules substances assimilables susceptibles de nous rendre les services réparateurs dont tu parles.
—Mais, mon pauvre ami, riposta Fricoulet, la perte de ta fiancée te tourne absolument la tête; autrement tu te rappellerais que dans cette viande, base de la nourriture humaine, l'eau, absolument inutile, entre pour les quatre cinquièmes du poids,... le cinquième restant est composé de matières solides, telles qu'albumine, fibrine, créatine, gélatine, chondrine, etc...
—Je suis d'accord avec toi sur ce point, répliqua M. de Flammermont railleur... fabriquons donc de la viande, car pour l'eau, nous en avons en quantité... allons! où se trouvent ton albumine, ta fibrine, etc, etc...
Ossipoff lui répondit:
—Point n'est besoin de tout cela, mon cher enfant; car, parmi les substances qui composent la viande, il en est un certain nombre absolument impropres à la nutrition, partant complètement inutiles; la chondrine et la gélatine, par exemple. D'autres comme la fibrine, l'albumine, ne sont point des corps simples, mais des combinaisons, suivant des proportions connues, d'oxygène, d'hydrogène, de carbone, et d'azote. Nous n'avons donc aucunement besoin de pain et de viande pour notre nourriture. Tous nos efforts doivent tendre à extraire des matériaux séléniens les corps véritablement nutritifs et à nous les assimiler.
—Autrement dit, ajouta Fricoulet, faisons de la synthèse.
Gontran, sur les lèvres duquel un sourire railleur courait depuis quelques instants, s'écria en croisant les bras:
—En vérité! je vous admire,—si j'ai bien compris vos explications, il s'agirait de nous livrer tout simplement à des travaux d'analyse chimique... or, le premier point, le point indispensable pour mener à bien ce beau projet, ce sont les instruments... or...
Fricoulet, dont les yeux erraient à travers la pièce, fit un brusque mouvement:
—Inutile d'en dire davantage, interrompit-il d'un ton triomphant; je prévois ton objection; et voici de quoi y répondre triomphalement.
Il courut de l'autre côté de la salle, chercha quelques secondes dans un coin d'ombre, et revint traînant sur le sol, avec précaution, une caisse qu'il déposa aux pieds de M. de Flammermont.
—Qu'est-ce que cela! demanda celui-ci.
—Eh bien! dit à son tour Ossipoff.
—C'est votre boîte d'instruments!
—Comment cela?
—Vous savez bien; c'est cette caisse que l'on avait mise de côté pour analyser, dans un moment de loisir, la composition de l'atmosphère lunaire... or, les différents événements qui se sont précipités pendant notre séjour, nous ont fait différer indéfiniment cette étude par un bienheureux hasard, cette boîte a été oubliée ici et elle va nous servir, je vous le promets.
Et frappant sur le couvercle, il dit plaisamment à M. de Flammermont:
—Avec cela, vois-tu bien, nous allons te fabriquer des gigots et des pains de quatre livres puisque ces aliments sont absolument indispensables à ton bonheur.
La boîte une fois ouverte, le vieux savant ne put contenir une exclamation de plaisir à la vue des instruments enfouis dans la paille.
—Un eudiomètre, un anéroïde, des thermomètres, une boussole, des tubes, des éprouvettes, une boîte de réactifs, murmura-t-il, tandis que son visage s'éclairait à chaque découverte qu'il faisait, en voilà plus qu'il ne nous en faut.
Et, après un moment:
—Procédons par ordre, dit-il, la première chose à faire est de nous assurer de la composition de l'air que nous respirons et de l'importance de l'atmosphère, n'est-ce pas votre avis, mon cher Gontran?
—Parfaitement si, parfaitement si, répéta par deux fois le jeune homme.
Et il ajouta in petto, en se grattant l'oreille;
—Pourvu qu'il ne lui prenne pas fantaisie de me consulter sur la cuisine qu'il va faire!
Ce pensant, il coula un regard suppliant sur Fricoulet.
Celui-ci comprit cette muette prière et, réprimant un sourire, demanda au vieillard:
—Quelle méthode allons-nous suivre?
Et aussitôt, se reprenant:
—...Allez vous suivre pour opérer?
Le vieux savant réfléchit un instant.
—Mon Dieu!... Je pensais tout d'abord à la méthode eudiométrique imaginée par Gay-Lussac... mais, comme vous savez, on n'opère que sur de très petits volumes de gaz, d'où il résulte de grandes chances d'erreur; or, au point où nous en sommes, je n'ai pas le droit de me tromper et il me faut arriver à des résultats scrupuleusement exacts.
—En ce cas, s'écria Fricoulet, employez le phosphore; c'est le procède le plus simple et aussi le plus rapide.
—J'y pensais, répliqua sèchement Ossipoff.
Il prit dans la boîte à réactifs un verre à pied qu'il remplit aux deux tiers d'eau distillée, puis, plongeant dans l'eau, il enfonça une éprouvette graduée et contenant exactement cent centimètres cubes d'air, après quoi, il fit passer dans l'éprouvette un long bâton de phosphore humide.
Cela fait, il alla déposer l'appareil dans un coin et se mit à déballer les autres instruments.
Alors le jeune comte, qui avait regardé curieusement cette opération, attira Fricoulet en arrière.
—Explique-moi, lui chuchota-t-il à l'oreille.
—Le bâton de phosphore que tu vois reluire dans l'ombre, répondit l'ingénieur à voix basse, absorbe l'oxygène de l'air ambiant et se combine avec lui; tout à l'heure, quand le phosphore ne sera plus entouré de fumées blanches et qu'il aura perdu tout son rayonnement, Ossipoff retirera l'éprouvette et, comme elle est graduée, il n'aura qu'à ramener le nouveau volume de gaz à la pression initiale, pour constater qu'une certaine partie en a disparu, absorbée par le phosphore.
—C'est l'oxygène, n'est-ce pas? fit Gontran.
—En effet; et le gaz, demeurant dans l'éprouvette, devra être de l'azote...
—À moins cependant que l'atmosphère lunaire soit autrement composée que l'atmosphère terrestre, ainsi que je l'ai entendu dire à plusieurs reprises par M. Ossipoff.
À ce moment, le vieillard poussa un cri et, désignant la bougie de Fricoulet:
—Nous allons nous trouver dans l'obscurité, fit-il.
La mèche, en effet, se carbonisait et ne jetait plus que des lueurs vacillantes.
—Ah! si l'on pouvait faire du gaz, soupira Gontran.
Ossipoff frappa ses mains l'une contre l'autre:
—Pourquoi pas? exclama-t-il, j'entends du gaz liquide; c'est très simple, puisque nous avons de l'alcool et de la térébenthine.
Et pendant qu'il faisait le mélange dans un flacon de verre ordinaire, Fricoulet fabriquait, à l'aide d'une bande de coton, une mèche qui, plongée dans le liquide et allumée, s'enflamma aussitôt, répandant une lueur éclatante.
Gontran était stupéfait.
—Oh! ces hommes de science! pensa-t-il.
Mais déjà Ossipoff était passé à une autre occupation, et tout en rangeant ses instruments, il disait:
—Il ne faut pas nous en tenir à l'air; car l'eau doit également concourir à notre nutrition; vous avez été, tout comme moi, à même de remarquer que l'eau lunaire a un goût tout différent de l'eau des fleuves et mers terrestres... J'ai idée que l'analyse nous y fera découvrir quelque élément dont nous pourrons tirer parti... cette analyse, je vous propose de la faire par la pile électrique, laquelle nous donnera le rapport du volume des gaz, et ensuite, par l'évaporation qui laissera des résidus dont il nous sera facile de connaître la nature; hein! approuvez-vous cette manière de faire?
Gontran, auquel cette question était plus spécialement posée, hocha la tête d'un air entendu.
—Assurément, répondit-il; cette marche me paraît être celle qu'il faudrait suivre, si...
—Si?...
—Si nous étions en possession de l'instrument indispensable, c'est-à-dire de la pile électrique.
—Là n'est point l'obstacle, répliqua Fricoulet, car nous pouvons en construire une facilement.
Et, au regard interrogateur du jeune comte, il répondit:
—Le zinc qui double cette boîte, les sous que les uns et les autres nous avons dans nos poches, enfin un peu de drap emprunté à nos vêtements, ne voilà-t-il pas tous les éléments constitutifs d'une pile; nous la mouillerons d'eau additionnée d'un peu d'acide sulfurique, et le courant que nous obtiendrons sera plus que suffisant pour produire l'électrolyse du liquide...
Et comme Gontran s'extasiait:
—Ce procédé n'a rien de neuf, ajouta le jeune ingénieur; il date de l'an 1800 et fut employé par Nicholson et Carlisle pour faire la première analyse de l'eau terrestre.
Tout en parlant, il avait découpé en rondelles un morceau du pan de sa redingote, pendant que Ossipoff en faisait autant du zinc arraché au couvercle de la boîte.
Et M. de Flammermont les regardait monter la pile, en hochant la tête d'un air de doute.
En dépit des explications qui lui avaient été fournies, il ne pouvait se faire à l'idée que de toutes ces manipulations sortirait quelque chose de nutritif et de stomachique.
—Parbleu! pensait-il, s'il en était ainsi qu'ils le prétendent, l'expression terrestre «vivre de l'air du temps» se trouverait être juste!... et ce serait par trop bizarre.
Tout à coup il poussa une légère exclamation qui attira l'attention d'Ossipoff et de ses compagnons.
—Qu'y a-t-il donc? demanda Fricoulet.
—Le bâton de phosphore est éteint, répliqua M. de Flammermont.
Le vieillard abandonna la pile aux mains de l'ingénieur et s'en fut chercher l'appareil.
Après avoir retiré le phosphore de l'éprouvette et fait rapidement ses calculs, il s'écria triomphalement:
—Hurrah!... je ne m'étais pas trompé dans mes suppositions.
—Auriez-vous trouvé par hasard, un mouton dans cette éprouvette? demanda plaisamment le jeune comte.
Ossipoff sourit et répliqua:
—Non; mais quelque chose assurément qui pourrait peut-être remplacer la chair de ce quadrupède.
Gontran ouvrit de grands yeux.
—Il y a, poursuivit le père de Séléna, qu'au lieu d'être composé, comme sur la terre, de soixante-dix-neuf parties d'azote pour vingt-une parties d'oxygène, l'air que nous respirons est composé de volumes égaux de ces deux gaz!
—Eh! s'écria Fricoulet, voilà pourquoi nous n'éprouvons aucune souffrance de la basse pression de l'air.
Un instant après, Ossipoff et l'ingénieur demeuraient courbés sur le voltamètre, examinant en silence les bulles de gaz qui se dégageaient de la pile et remplissaient les éprouvettes.
—C'est bizarre! murmura le vieillard à mi-voix.
Fricoulet prit une goutte de l'eau soumise à l'analyse et l'étendit sur sa main.
—Parbleu! exclama-t-il, j'en étais sûr.
—De quoi étiez-vous sûr? demanda le vieux savant.
L'ingénieur examina encore méticuleusement la goutte d'eau, et répondit:
—Cette eau, pas plus que l'air lunaire, n'est composée de même que sur terre.
—Que prétendez-vous donc?
—Qu'elle contient deux fois autant d'oxygène que l'eau terrestre et qu'elle est composée de trois volumes de ce gaz pour un d'hydrogène.
—Mais, en ce cas, fit Gontran, c'est de l'eau oxygénée!
—Assurément.
—Elle est imbuvable?
—Pas le moins du monde, mais il faut auparavant la distiller pour la débarrasser de son surplus d'oxygène.
Seul, Ossipoff ne disait rien; les lèvres pincées, les yeux à demi-voilés sous les paupières abaissées, le menton dans la main, il paraissait plongé en une méditation profonde.
—À quoi pensez-vous donc, monsieur Ossipoff? demanda Gontran.
—Je songe que nous avons de l'oxygène, de l'hydrogène et de l'azote... et qu'il ne nous reste plus à trouver que du carbone.
—Du carbone! exclama le jeune comte! Qu'en feriez-vous donc, si vous en aviez?
—Je le mettrais en présence, et dans certaines proportions, des corps que nous possédons déjà... et de cette combinaison naîtrait la substance destinée à nous servir de nourriture.
Gontran, en entendant ces mots, eut un haut-le-corps prodigieux.
—Ah! par exemple! murmura-t-il, si je m'attendais à celle-là!...
Fricoulet lui poussa le coude, et se penchant vers lui:
—Un vrai savant, chuchota-t-il, doit s'attendre à tout.
M. de Flammermont comprit cet avertissement et se promit de dissimuler, à l'avenir, des étonnements capables de donner à Ossipoff des soupçons sur la capacité scientifique de son futur gendre.
Le vieillard cependant demeurait silencieux, les regards fixés sur ses fioles de réactifs et ses appareils.
Soudain ses compagnons l'entendirent répéter plusieurs fois, comme se parlant à lui-même:
—C'est cela, oui, c'est bien cela.
Puis, il leur fit de la main, signe de s'approcher et leur dit:
—Voici comment nous allons procéder: nous commencerons par extraire de suite, au moyen de cette pile, l'oxygène et l'hydrogène de l'eau; pour l'air, nous absorberons l'oxygène par le phosphore afin de recueillir l'azote pur; quant au carbone, nous le produirons sous forme de graphite. Puis par les procédés connus, nous produirons, d'une part, l'oxygène pur à l'état solide et, d'autre part, un composé nutritif qui, sous un petit volume, possédera des qualités extraordinaires d'assimilation, cela fait nous serons assurés de nos poumons, et de nos estomacs.
Puis, se tournant vers M. de Flammermont:
—Quand nous serons arrivés à ce résultat, je ferai appel à toute votre intelligence, mon cher enfant, pour nous procurer un nouveau moyen de locomotion qui nous permette de nous lancer à la poursuite de Sharp.
Sans doute, en ce moment, la vision de sa douce fiancée passa-t-elle devant les yeux du jeune homme, car il s'écria d'une voix vibrante:
—Comptez sur moi, monsieur Ossipoff, et s'il ne dépend que de ma bonne volonté, nous rejoindrons ce coquin, fût-il dans le soleil.
Une grande émotion s'empara du vieillard qui attira le jeune comte sur sa poitrine et l'y tint longtemps serré étroitement.
Fricoulet, pendant ce temps-là, examinait minutieusement l'état du garde-manger, c'est-à-dire le contenu de la boîte, que la prévoyance de Séléna avait fait laisser à la disposition de Sharp.
—Mes amis, dit-il, je crois qu'il importe de nous mettre sans tarder à l'ouvrage, car nous avons devant nous pour quatre jours de nourriture, tout au plus: trente-trois biscuits, cinq boîtes de conserves d'une demi-livre chacune... et c'est tout!
—Plus une tablette de chocolat que j'avais emportée dans ma poche pour grignoter pendant le congrès, ajouta Gontran, je la mets dans la communauté.
Ce disant, il sortit le précieux comestible et le remit à Fricoulet qui, de lui-même, s'adjugea les fonctions d'économe de la petite colonie.