Читать книгу Aventures extraordinaires d'un savant russe: Le Soleil et les petites planètes - H. de Graffigny - Страница 8
CHAPITRE IV
ОглавлениеTROIS MILLIONS DE LIEUES EN PARACHUTE
rusquement, Mickhaïl Ossipoff avait fait jouer le volant pendant que Fricoulet pesait de toutes ses forces sur les câbles qui arrivaient de l'extérieur en passant à travers des trous à presse étoupes.
Ils n'eurent que le temps de se retenir à une saisine; avec une secousse terrible, la sphère sortit de son alvéole et les voyageurs se trouvèrent pris dans une sorte de tourbillon qui les empêcha d'avoir conscience de la révolution qui s'opérait dans l'appareil; instinctivement, ils avaient fermé les yeux et demeuraient cramponnés aux cordes avec toute l'énergie du désespoir, le cœur angoissé par la perspective de l'épouvantable mort qui les attendait.
Quand ils reprirent possession d'eux-mêmes, ils se trouvèrent accroupis dans le dôme arrondi de la logette qui, maintenant, formait plancher sous leurs pieds; au-dessus de leurs têtes, retenu par ses douze câbles de sélénium, l'immense parachute étendait sa surface métallique.
Mickhaïl Ossipoff se tourna vers Gontran et appliqua son «parleur» sur la soupape d'échappement de son casque; ces «parleurs» avaient été légèrement modifiés pour parer aux incommodités reconnues, lors de l'excursion dans l'hémisphère visible lunaire.
Au lieu d'être tout droits, comme primitivement, ils étaient fortement coudés; une extrémité s'appliquait à une petite soupape percée dans le casque, juste devant la bouche; l'autre extrémité s'ajustait à la soupape d'échappement située, comme nous l'avons dit, au sommet même du casque. En sorte que les voyageurs pouvaient causer entre eux, sans interruption, écoutant et parlant tour à tour, comme à air libre; il leur suffisait, pour cela, d'appliquer cette extrémité du parleur sur la soupape d'échappement de celui avec lequel ils voulaient s'entretenir.
M. de Flammermont, lorsqu'on avait fait l'essai de ces appareils dus au génie inventif de Fricoulet, avait déclaré que l'on ressemblait ainsi à deux éléphants se caressant avec leur trompe.
Et le vieux savant avait dû convenir, tout en souriant, que la comparaison avait quelque chose de juste.
—Eh bien! dit Mickhaïl Ossipoff, nous voici définitivement en route pour Vénus!
—Combien de temps avant d'arriver? demanda Gontran.
—Quarante heures environ.
—Quarante heures!... nous ne pourrons jamais—moi du moins—rester aussi longtemps sans manger...
—Aussi bien, n'est-il nullement question de jeûner jusqu'à notre arrivée; il nous suffira d'introduire dans notre casque une provision du produit nutritif fabriqué par nous à Maoulideck, et l'air artificiel que nous respirons deviendra nutritif à son tour.
—Parfait... je ne vous cacherai pas que j'avais quelque inquiétude à ce sujet, car, je ne sais si vous êtes comme moi, je trouve que les émotions creusent énormément.
Et il ajouta, in petto, avec un soupir profond:
—Un beefsteak aux pommes ou une simple côtelette au cresson... oh! bœufs et moutons de mon enfance, vous reverrai-je jamais?
Puis, poursuivi par cette idée d'alimentation plus en rapport avec les goûts et les habitudes de son estomac, il demanda:
—Quarante heures, c'est bien long... n'y aurait-il pas moyen de rendre la chute plus rapide?
—Si vous trouvez un moyen... je ne demande pas mieux que de l'employer.
Il sembla à Gontran qu'en prononçant ces mots la voix d'Ossipoff avait un accent railleur; aussi fut-ce avec quelque hésitation qu'il répondit:
—Si on diminuait la surface du parachute?
Il comprit qu'il avait raison d'hésiter, en voyant le vieillard hausser les épaules.
—Nous tombons dans le vide, grommela-t-il... donc, le parachute n'a aucune action.
Sur ces paroles, prononcés d'un ton bourru, Ossipoff enleva son «parleur» et tourna les talons.
Le pauvre Gontran demeurait tout interloqué de cette brusque interruption de conversation, lorsque Fricoulet, s'approchant, se mit en communication avec lui.
—Encore une gaffe! s'exclama-t-il.
—Parle donc plus bas, riposta le jeune comte.
—Tu oublies qu'il ne peut entendre ce que nous disons,—que s'est-il donc passé?
En quelques mots, M. de Flammermont fit part à son ami de l'idée qu'il avait suggérée au vieux savant pour diminuer la longueur du voyage.
—Bast! répliqua l'ingénieur... tu es bien bon de te préoccuper pour si peu!... après la gymnastique que nous venons de faire, il est bien permis d'avoir la tête à l'envers.
Il ajouta en riant:
—D'autant plus que c'est l'exacte vérité, puisque nous avons maintenant la tête là où, tout à l'heure, nous avions les pieds!
Puis, sérieusement:
—Comment te sens-tu?
—Mais, parfaitement bien... et toi?
—L'absence de toute atmosphère ne te gêne pas?
—Aucunement.
—Allons! tant mieux...
Et l'ingénieur allait interrompre la communication, lorsque son ami, le retenant par le bras, lui demanda:
—Quelle est cette petite boule brillante que l'on aperçoit là-bas?
L'ingénieur tourna ses regards dans la direction indiquée.
—Ne penses-tu pas que ce soit notre sphère vibratoire? poursuivit Gontran.
—Cela peut être, répondit distraitement Fricoulet.
Puis, après un moment:
—Mais non, cela n'est pas... la sphère doit, tout comme nous, tomber sur Vénus.
—Alors, qu'est-ce que c'est que cette machine-là?
—Parbleu! répliqua Fricoulet gouailleur, cette machine-là est tout simplement la Lune, cette bonne Séléné à laquelle nous avons faussé compagnie depuis trois jours... maintenant, vois-tu, un peu plus loin, cette grosse étoile qui brille d'un éclat bleuâtre?...
—Il faudrait être myope pour ne pas la voir... eh bien?
—C'est la Terre.
—Ce n'est pas possible!
Fricoulet lui frappa sur l'épaule.
—Voilà une exclamation, dit-il, qui compromettrait certainement ton mariage, si M. Ossipoff l'entendait... Mon pauvre Gontran, tu n'as pas la moindre idée du monde où tu es né et je m'aperçois combien se sont trompés ceux qui ont prétendu que les voyages ouvrent l'esprit.
—Dis donc, riposta M. de Flammermont, tu n'es guère poli.
—Pour toi, poursuivit imperturbablement l'ingénieur, les sublimités de la création demeurent lettres closes... ce globe qui t'a vu naître est un astre véritable...
—...mesurant 12,000 kilomètres de large, tournant sur lui-même en vingt-quatre heures, et autour du Soleil avec une vitesse de 29 kilomètres et demi, parcourant un orbite de 74 millions de lieues de diamètre en 365 jours.
M. de Flammermont avait prononcé cela sans s'arrêter, tout d'une haleine, de la même voix monotone qu'emploie un écolier pour réciter sa leçon.
Après avoir un peu soufflé, il ajouta:
—Tu vois que j'ai bonne mémoire, mon cher; j'avais douze ans, lorsque j'ai appris cela au lycée Henri IV.
—N'aurais-tu pas plutôt lu cela, ces jours-ci, dans les Continents célestes? demanda Fricoulet.
M. de Flammermont haussa les épaules et, sans répondre à la question, demanda:
—Il n'y a aucun danger à s'endormir ainsi harnaché?
—Vois! lui dit l'ingénieur en désignant Farenheit couché au fond de la nacelle, roulé dans sa couverture et dormant à poings fermés.
Mappemonde de Vénus
Dressé pour les Aventures Extraordinaires d'un Savant Russe Par M. H. de GRAFFIGNY.
—Tu m'éveilleras quand nous serons en vue de Vénus, fit Gontran, qui s'étendit à côté de l'Américain.
L'ingénieur s'approcha de Mickhaïl Ossipoff qui, penché sur le bordage l'œil collé à l'oculaire d'une lunette trouvée dans le véhicule de Sharp sondait l'immensité sidérale.
Fricoulet se mit en communication avec lui.
—Eh bien! monsieur Ossipoff, demanda-t-il, voyez-vous quelque chose?
—Rien encore; mais je guette le moment propice de faire quelques études préliminaires sur le monde que nous allons atteindre.
—Je croyais que l'épaisseur de l'atmosphère vénusienne rendait très difficile, pour ne pas dire impossible, toute observation géographique.
—Pour les astronomes terrestres, peut-être; mais pour nous, qui flottons dans le vide... d'ailleurs, regardez.
L'ingénieur eut beau se pencher par dessus le bordage, il ne distingua rien; le disque de Vénus, fondu dans une sorte de brouillard, ne laissait encore rien apercevoir des détails de sa surface, surtout à l'œil nu.
—On est bien sûr de l'existence d'une atmosphère, n'est-ce pas? demanda-t-il.
—Parbleu! riposta le vieux savant, il y a beau jour, non seulement que l'on en a des preuves irrécusables, mais encore que l'on en connaît la hauteur, la densité, la composition... déjà, vous pouvez remarquer combien paraissent tronquées, arrondies, les extrémités des cornes du croissant vénusien...
Il eut un petit ricanement méprisant et ajouta:
—Bien que vous ne sachiez pas grand chose en astronomie, vous devez savoir cependant que cet épointement est dû seulement à la présence d'une atmosphère;... d'autre part, des astronomes ont reconnu, en étudiant Vénus spectroscopiquement, des raies d'absorption dues à une atmosphère contenant de la vapeur d'eau et analogue à l'atmosphère terrestre, mais plus dense...
—Ces astronomes ne seraient-ils pas Tacchini et Vogel? fit l'ingénieur.
Le vieux savant ne put retenir une exclamation de surprise:
—Comment savez-vous cela? murmura-t-il.
—En écoutant M. de Flammermont, qui me parlait tout à l'heure de Vénus, répondit imperturbablement Fricoulet.
Ossipoff eut un hochement de tête qui signifiait clairement «Gontran! en voilà un qui sait bien des choses»; puis il poursuivit:
—Il a dû vous dire aussi que, lors du passage de la planète devant le Soleil, tous les observateurs terrestres ont remarqué l'atmosphère de ce monde, semblable à une auréole lumineuse l'entourant extérieurement?
—Il m'a dit aussi, s'empressa d'ajouter Fricoulet, qu'à la suite de mesures très précises, on a calculé que cette atmosphère ne mesure pas moins de 194 kilomètres de hauteur, c'est-à-dire, qu'elle est deux fois plus haute et plus dense que l'atmosphère terrestre.
—Vous voyez donc bien, monsieur l'ingénieur, répliqua le savant, que vous auriez tort de vous inquiéter; allez, vous respirerez sur Vénus, aussi bien que sur Terre;... l'air sera peut-être plus riche en oxygène... mais cela n'est pas un inconvénient.
—Au contraire...
Sur ce mot, Fricoulet tourna les talons, laissant Ossipoff s'écarquiller les yeux pour chercher à surprendre quelques heures plus tôt les mystères du monde vénusien, et il alla prendre place, dans le fond de la nacelle, aux côtés de Gontran.
Combien de temps dormit-il? De longues heures sans doute, car lorsqu'il s'éveilla, secoué par une main énergique, il aperçut, à sa grande stupéfaction, Mickhaïl Ossipoff debout devant lui, débarrassé de son habit de scaphandre.
Tout de suite, il eut conscience du chemin qu'avait parcouru l'appareil, durant son sommeil.
En un tour de main, il enleva le casque de sélénium et s'écria:
—Nous sommes déjà dans l'atmosphère de Vénus.
—Ne vous en déplaise, oui, monsieur l'ingénieur, répondit railleusement le vieillard... en quinze heures, on parcourt bien des centaines de mille lieues...
—Quinze heures! exclama Fricoulet, j'ai dormi quinze heures!...
Et, un peu confus, il ajouta:
—C'est le Soleil, sans doute...
Puis, se penchant vers M. de Flammermont, il appliqua son parleur sur la soupape de son casque:
—Allons! cria-t-il d'une voix tonnante... debout... nous arrivons!
Le jeune homme, réveillé en sursaut, fit un tel bond, que Farenheit se redressa, lui aussi, tiré brusquement de son sommeil.
Rien ne peut peindre l'ahurissement des deux dormeurs en voyant leurs compagnons de voyage débarrassés des scaphandres qui les emprisonnaient.
Sans qu'il fût besoin de le leur dire, ils se déharnachèrent rapidement, avides de respirer librement de l'air véritable.
Et leurs narines se dilataient, leurs bouches s'ouvraient pour aspirer en plus grande quantité cette atmosphère froide et vivifiante qui pénétrait dans leurs poumons et faisait couler, dans leur être, une vie nouvelle.
—On se croirait sur Terre, murmura Gontran en proie à une félicité sans mélange.
Farenheit, lui, humait l'air avec avidité, répétant à tout moment:
—De l'air! du vrai air! de l'air d'Amérique!
Le vieux savant avait déballé ses instruments et les avait suspendus aux filins du parachute.
—Que dit le thermomètre? demanda Fricoulet.
—Il marque 30 degrés centigrades et le baromètre 780 millimètres.
L'ingénieur se frotta les mains.
—Nous ne devons plus être éloignés que d'une vingtaine de kilomètres, n'est-ce pas? fit-il.
—C'est-à-dire, quelques heures de voyage à peine, répondit Ossipoff.
Cependant, Farenheit avait ramassé sa couverture de voyage et l'avait jetée sur ses épaules, à la façon d'un plaid.
—Brrr, grommela t-il, savez-vous bien qu'il ne fait pas chaud, on grillait tout à l'heure, on gèle maintenant, il n'en faut pas plus pour attraper des fluxions de poitrine...
—C'est un avant-coureur de la température qui nous attend dans Vénus, répliqua Gontran, en imitant l'exemple de l'Américain.
—C'est une preuve de la densité de l'atmosphère qui forme, entre la planète et le Soleil, un écran dont l'épaisseur la protège de l'ardeur des rayons solaires.
Ossipoff avait repris sa place au bordage et, sa lunette à la main, examinait avec impatience le monde nouveau qui se profilait dans l'espace.
—Vous vous perdrez les yeux, à ce métier-là, mon cher monsieur, dit Fricoulet en haussant les épaules.
Comme il achevait ces mots, et sans que rien eût fait prévoir un si brusque changement de temps, les brumes se déchirèrent, les nuages grisâtres s'enfuirent dans toutes les directions et, aux yeux émerveillés du Terrien, Vénus apparut, radieusement éclairée par le Soleil.
—Enfin! murmura Ossipoff.
Par un curieux phénomène de perspective que les aéronautes de notre monde n'ont pu décrire, ne s'étant jamais élancés dans l'espace à d'aussi vertigineuses hauteurs, la planète étendait, sous les pieds des voyageurs, son panorama immense dont l'horizon semblait se relever jusqu'à hauteur de l'œil, formant ainsi un gigantesque entonnoir prêt à recevoir ceux qui arrivaient à lui du fond de l'espace.
—Une chose qui m'étonne, dit soudain Fricoulet, c'est que nous ne soyons pas plus près du sol, une distance d'au moins quinze kilomètres nous en sépare, ce que je trouve anormal, étant donnée l'attraction de ce globe presque aussi gros que la Terre.
Ossipoff, qui avait entendu l'observation de l'ingénieur, se retourna et lui dit:
—Vous comptez sans doute pour rien l'action du parachute qui joue le rôle d'un frein extrêmement puissant et puis, du moment que vous parlez de la Terre, je suis obligé de vous rappeler que l'atmosphère vénusienne a une densité double de l'atmosphère terrestre, du reste, vous voyez que nous respirons parfaitement à 15 kilomètres d'altitude, une lieue et demie plus haut que l'endroit où sont morts Sivel et Crocé-Spinelli, les courageux aéronautes terrestres, vous pouvez juger, par conséquent, de la densité de cet air, au ras du sol.
—Mais, nous allons être noyés et écrasés par la pression! s'écria M. de Flammermont.
Fricoulet secoua la tête:
—Erreur, répliqua t-il, nous nous habituons peu à peu à cette pression et, progressivement aussi, le jeu de nos poumons s'accoutume à la densité de cet air, on vit parfaitement sous une pression de quatre à cinq atmosphères. Sur Terre, les plongeurs et les hydrauliciens qui travaillent dans des caissons, subissent une pression encore plus considérable, et ils n'en meurent pas... Rassure-toi donc, mon cher, nous nous trouverons très bien de notre séjour sur ce monde nouveau.
—Oh! protesta M. de Flammermont, ce n'est pas pour moi que je crains.
—Pour qui donc alors?
—Pour Séléna... sa constitution fragile...
—Ne pourra que puiser des éléments de force et de vigueur dans l'excès d'oxygène que contient l'atmosphère vénusienne.
Gontran parut soulagé d'une vive préoccupation, et son visage soucieux se rasséréna quelque peu.
—Ah! mon cher enfant, lui dit Ossipoff, il est bien fâcheux que vous vous soyez endormi, il y a vingt-quatre heures; vous eussiez certainement éprouvé grand plaisir à étudier avec moi les phases de la planète.
—Vous êtes mille fois aimable d'avoir pensé à moi, répondit le jeune homme avec le plus grand sérieux, mais la fatigue m'a terrassé... j'ai cependant pu, avant de m'endormir, constater que Vénus ressemblait hier au croissant de la Lune à son premier quartier.
—Et c'est bien simple à comprendre, ajouta le vieillard, donnant avec empressement une explication qu'on ne lui demandait pas, l'orbite de Vénus étant intérieur à celui de la Terre, cette planète tourne vers nous, tantôt sa face éclairée, tantôt son hémisphère obscure, tantôt partie de l'une et de l'autre.
—À quel moment Vénus est-elle le plus près de la Terre? demanda Farenheit.
Le vieillard poussa un profond soupir.
—Malheureusement, répondit-il, c'est quand elle est nouvelle et absolument obscure; lorsqu'elle est pleine, elle se trouve de l'autre côté du soleil, c'est-à-dire à plus de soixante millions de lieues au lieu de dix. C'est même là une des causes des difficultés que l'on éprouve à étudier la géographie de ce monde, car lorsqu'il est le plus près de nous, on n'en voit qu'une infime partie.
—Je sais, quant à moi, déclara Gontran sérieusement, que mon illustre homonyme n'a pu, jusqu'à présent, distinguer nettement les taches signalées par certains astronomes sur le disque de Vénus.
—Bravo! lui cria à l'oreille Fricoulet, véritablement émerveillé de l'aplomb de son ami.
—Continents célestes... page 163, lui riposta, sur le même ton, M. de Flammermont.
—Vous dites? demanda, en se retournant brusquement, le vieillard qui avait déjà ressaisi sa lunette.
Ce fut l'ingénieur qui prit la parole.
—Gontran, répondit-il, était en train de me donner de très intéressants détails sur les travaux auxquels se sont déjà livrés Bianchini, Cassini, Denning...
—C'est Bianchini qui a le mieux réussi; car il est parvenu à dresser un rudiment de carte portant trois mers dans la région équatoriale et une dans chaque région polaire; cette carte signale également des continents, des promontoires, des détroits...
—Mais, dit Fricoulet, c'est en 1726 que Bianchini dressa cette carte, et depuis cette époque, on a dû la compléter et la modifier sensiblement.
—Erreur absolue, mon cher monsieur, répliqua le vieux savant, non seulement cette carte n'a pas été modifiée, mais ses indications, malgré les progrès de l'optique, n'ont même pas été vérifiées.
—Mais pour faire à cette époque des études que personne, après lui, n'a pu contrôler, Bianchini avait donc des instruments merveilleux, demanda Farenheit.
—C'est surtout à la pureté du beau ciel d'Italie que Bianchini doit les découvertes qu'il a faites.
—Ou cru faire... observa Gontran.
Le vieillard tressaillit.
—Vous dites?... fit-il d'une voix émue.
—Je dis: ou qu'il a cru faire; car, pour que mon illustre homonyme n'ait pu distinguer nettement ces taches...
—Errare humanum est, déclara sentencieusement Ossipoff; toujours est-il que si Bianchini a été le jouet d'une illusion d'optique, Cassini, Webb, Denning et d'autres encore se sont trompés également, car ces taches: océans, continents et promontoires, eux les ont vues aussi.
Il avait prononcé ces paroles d'un ton vibrant, un peu agressif, si bien que M. de Flammermont répliqua sèchement:
—Pour moi, vous me permettrez de m'en tenir à l'opinion de mon illustre homonyme, car, de ces continents, que connaît-on?
—Je vous ai déjà dit, et je répète que, par suite de sa situation dans l'espace, Vénus présente, pour ceux qui ont entrepris de l'étudier, des difficultés considérables et qui s'opposent à ce qu'on ait sur elle des notions aussi exactes que celles que l'on possède sur la Lune ou sur Mars, par exemple. Aussi, en 1833 et 1836, les sélénographes Beer et Madler ont dessiné l'aspect de Vénus; leurs dessins ont été refaits, en 1847, par Gruithuisen et, en 1881, par M. Niester, à l'observatoire de Bruxelles.
—Tout cela est fort joli, s'exclama brusquement Jonathan Farenheit, mais le résultat?
—Le résultat est qu'on est certain de l'existence de montagnes très élevées sur Vénus; le relief géographique est considérable et, les mêmes forces en action sur la Terre s'étant également donné jeu sur ce monde, il s'ensuit qu'il existe des volcans, des chaînes de montagnes: mais quant à des mesures précises sur tout cela, on n'en a pas.
—Donc, les Continents célestes ont raison! s'écria triomphalement M. de Flammermont.
—Ai-je donc dit qu'ils eussent tort? répliqua le vieux savant d'un ton piqué.
Pour faire diversion Fricoulet demanda:
—J'ai entendu soutenir quelquefois cette théorie: que Vénus avait un satellite.
Gontran considéra son ami avec stupeur, le croyant devenu fou subitement; mais sa surprise fut bien plus grande encore, lorsqu'il entendit Ossipoff répondre en hochant la tête:
—Beaucoup d'astronomes ont cru voir, en effet, le satellite dont vous parlez; quant à moi, malgré les nombreuses brochures publiées à ce sujet, je persiste à considérer son existence comme problématique... vous me répondrez qu'il est difficile, d'un autre côté, d'admettre que des savants comme Cassini, Horrebow, Short et Montaigne aient mal vu ou aient pu prendre, pour argent comptant, une illusion d'optique.
—Alors comment expliquer?...
—Pour moi, il n'y a que deux explications possibles: ou bien, ils ont pris pour un satellite de Vénus une petite planète passant dans le même champ optique, ou bien ce satellite, très petit, n'est visible de la terre que dans des conditions tout à fait exceptionnelles.
—Il se peut encore, observa Gontran, que, depuis ces observations, ce satellite soit tombé sur la planète.
—Cette supposition n'a rien d'invraisemblable: aucune loi naturelle ne s'opposant à ce qu'un semblable phénomène puisse se produire.
Ils en étaient là de leur conversation, lorsque soudain Fricoulet, qui avait tiré son chronomètre, s'écria:
—Comment diable! se fait-il que nous ne descendions pas plus vite que cela... nous devrions être arrivés depuis longtemps.
—Et il semble que nous ne bougions pas, ajouta Farenheit.
—Pardon, répliqua Gontran, nous bougeons, au contraire; mais pas dans le sens perpendiculaire, dans le sens horizontal.
Il étendit son bras vers l'avant et déclara:
—Nous filons bon train de ce côté.
L'écran nuageux, qui s'était un moment entr'ouvert, venait de se refermer, et les voyageurs se trouvaient plongés de nouveau dans la masse épaisse de l'atmosphère.
Après avoir contrôlé l'affirmation du jeune comte et constaté, en effet, qu'emporté par un courant d'air formidable, l'appareil filait avec une vitesse prodigieuse, le vieux savant s'écria:
—Mais il ne faut pas nous laisser dévier... il nous faut descendre... descendre au plus vite... où que ce soit... mais descendre, sinon...
Il eut un geste tragique.
—Le parachute est trop léger, fit Jonathan Farenheit.
—Ou l'atmosphère trop dense, riposta l'ingénieur.
—Mais que faire? grommela l'Américain.
—Nous alourdir est impossible, murmura Ossipoff.
Ils se regardaient tous, anxieux, ne sachant quelle résolution prendre.
—Coupons les filins qui nous retiennent au parachute, dit tout à coup l'Américain, et laissons-nous tomber à la grâce de Dieu.
Fricoulet haussa les épaules.
—C'est de la folie, murmura-t-il.
—Il y a, dans la vie, des moments où les folies sont les seules choses que l'on puisse faire raisonnablement, grommela Farenheit.
—Mais cette folie vient de me suggérer une idée, dit à son tour M. de Flammermont.
Ossipoff lui prit les mains:
—Ah! mon cher ami, parlez... parlez vite.
—Je pense que si l'on diminuait la force de résistance du parachute nous tomberions plus rapidement...
—Facile à dire, grommela l'Américain humilié du peu de succès de sa proposition, mais à exécuter...
—Si l'on diminuait la surface du parachute, proposa le vieux savant.
—Génial! s'écria l'ingénieur.
Il fouilla dans la boîte à outils, y prit une pince en acier qu'il passa dans sa ceinture et cria:
—Laissez-moi faire, cela me regarde.
D'un bond, il avait sauté sur le bordage et empoignant à deux mains l'un des cordages de sélénium qui reliait la logette au parachute, il s'élevait à la force des bras.
Mais la pesanteur, presque nulle sur la Lune, avait repris son empire, et il semblait au jeune homme qu'il fût devenu lourd comme du plomb.
—Fricoulet! appela M. de Flammermont, Fricoulet!
Mais lui ne répondait pas et continuait à grimper, lentement, il est vrai, et, malgré son énergie, il crut plusieurs fois qu'il allait défaillir.
Enfin ses mains atteignirent les bords du plateau métallique et s'y cramponnèrent désespérément, mais, harassé par cette ascension de dix mètres le long de ce câble gros à peine comme le petit doigt, c'est en vain qu'il tentait de se soulever par ce jeu des muscles, qu'en terme de gymnastique, on nomme un rétablissement, il ne pouvait y parvenir.
Le découragement allait s'emparer de lui lorsque son pied, rencontrant une patte d'oie,—on nomme ainsi la suture de deux filins,—s'y arc-bouta et lui permit de se hisser enfin sur le parachute.
Le plus fort était fait, et après avoir soufflé quelques instants, le courageux ingénieur, s'aidant des genoux et des mains, se traîna sur la surface polie du parachute, arrachant, de distance en distance, avec sa pince, les écrous qui reliaient l'une à l'autre les plaques de sélénium.
—Descendez! descendez! cria soudain Ossipoff, nous tombons!
Fricoulet arracha encore quelques plaques qu'il lança dans l'espace, puis, tranquillement, il remit la pince à sa ceinture et, se laissant glisser le long d'un câble, rejoignit ses compagnons qui l'attendaient avec anxiété.
Ils tombaient, en effet, avec une vertigineuse rapidité, passant au travers des couches nuageuses comme une flèche.
Soudain, une épouvantable détonation retentit, semblable au bruit de dix coups de foudre éclatant simultanément; une lumière intense, aveuglante sembla embraser l'espace, jetant sur le parachute comme des lueurs d'incendie, en même temps que les vents, subitement déchaînés, s'emparaient de l'appareil et l'entraînaient, dans un épouvantable tourbillon, vers le sol.
—Un orage, cria à pleine voix Mickhaïl Ossipoff pour rassurer ses compagnons.
—La mer! la mer! cria à son tour Gontran qui, à demi-penché hors de la nacelle, cherchait à percer les nuages en feu.
Sous l'effort du vent, le voile qui cachait le sol venait de se déchirer, et à un kilomètre au-dessous de l'appareil, s'étendait, à perte de vue, une nappe d'eau élevant, avec un bruit horrible, des vagues monstrueuses couronnées d'aigrettes électriques.
Le parachute, tournoyant sur lui-même, tombait comme une pierre.
La parachute tombait comme une pierre.
—Des bateaux!... j'aperçois des bateaux! hurla Farenheit pour se faire entendre malgré les sifflements de la tempête.
—Nous en serons quittes pour prendre un bain sérieux, riposta Fricoulet, ces bateaux nous sauveront.
Ce furent les dernières paroles prononcées.
La nacelle venait de glisser dans le creux d'une vague; une montagne d'eau s'abattit sur elle, la chavirant, la roulant comme une simple épave.
Puis, entraînée par le poids du parachute qui, lui aussi, s'était abattu dans la mer, elle coula à pic, entraînant, dans les profondeurs mystérieuses de l'Océan vénusien, Ossipoff et ses hardis compagnons.