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CHAPITRE III

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Table des matières

LE FEU À BORD

h bien! monsieur Fricoulet, demanda Ossipoff d'un ton narquois, commencez-vous à être convaincu?

—Je fais plus que de commencer, cher monsieur, je suis convaincu, absolument convaincu; cela ne m'empêche pas d'être stupéfait de la réussite...

L'ingénieur se tourna vers M. de Flammermont.

—Et toi, Gontran? interrogea-t-il.

Le jeune comte haussa légèrement les épaules et répliqua d'un petit ton dégagé:

—Oh! moi, tu sais bien que, pas un instant, je n'ai eu l'ombre d'un doute.

—D'ailleurs, dit à son tour le vieillard, n'est-ce pas à lui qu'appartient l'ingénieuse idée, grâce à laquelle nous pouvons continuer notre voyage?... Il serait donc bien étonnant qu'il eût conçu des inquiétudes à ce sujet.

Fricoulet dissimula, sous un plissement de paupières, la lueur joyeuse que ces mots venaient d'allumer dans ses yeux; mais il eut beaucoup de peine à ne pas éclater de rire, lorsque Gontran lui dit gravement:

—Ce qui me donne une grande confiance en moi-même, c'est la persuasion en laquelle je suis que le mot «impossible» n'est pas français...

Un grognement se fit entendre derrière eux; ils se retournèrent et virent Farenheit assis sur le bord du coussin qui lui servait de couchette.

—Le mot «impossible» n'est pas américain non plus, fit-il d'un ton bourru.


Fricoulet sourit un peu et répondit:

—Vous en êtes une preuve éclatante; car, du diable! si je me serais attendu à vous voir vivant après l'étrange aventure qui vous est survenue...

—Il faut venir sur la Lune pour voir des choses semblables, dit à son tour Gontran.

—Pourquoi cela? n'avons-nous pas sur la terre des procédés de conservation de la viande par le froid? repartit M. Ossipoff.

—Avec cette différence que les bœufs et les moutons conservés de la sorte, ne ressuscitent pas, tandis que sir Jonathan est ressuscité, lui.

—Nous avons même oublié de vous demander comment vous alliez? fit Gontran.

L'Américain s'étira violemment les bras, fit craquer ses jointures avec des bruits de pistolet, et répondit:

—Mais cela ne va pas mal, je vous remercie; je sens seulement, par tout le corps, une grande courbature... c'est sans doute ce sommeil hivernal qui est cause de cela... mais un peu d'exercice va me rendre toute mon élasticité.

Ce disant, il fit mine de se lever, un geste de Fricoulet l'arrêta:

—Un peu d'exercice, répéta l'ingénieur; mais, où diable, voulez-vous en prendre? vous n'avez, pour vous livrer à cette promenade, que la cage dans laquelle nous nous trouvons, et vous avouerez que l'espace manque considérablement.

Un désappointement profond se peignit sur le visage du Yankee.

By God! gronda-t-il, en effet, c'est peu.

Puis, aussitôt, il ajouta d'un ton de stupeur:

—Ah ça! où sommes-nous?

—Dans notre nouveau véhicule, celui-là même que vous vous acharniez à détériorer, lorsque M. de Flammermont est intervenu, si heureusement pour vous et pour nous.

Farenheit promenait autour de lui des regards peu satisfaits.


—Peuh! murmura-t-il avec une grimace, c'est moins confortable que l'autre wagon.

—Que voulez-vous, répliqua Gontran, à la guerre comme à la guerre, nous devons même nous estimer fort heureux qu'un concours providentiel de circonstances nous ait mis à même de poursuivre notre voyage... autrement, je devais renoncer à l'espoir de retrouver jamais ma chère Séléna, et vous à celui de remettre la main sur votre ami Sharp.

À ce nom, qui avait toujours eu la propriété de le mettre en fureur, l'Américain fit sur sa couche un bond formidable, les dents serrées, les poings fermés, les yeux étincelants.

Mais il se produisit alors un singulier phénomène; projeté par sa force d'impulsion, il alla donner de la tête contre la paroi supérieure du projectile pour retomber sur les épaules d'Ossipoff, fort tranquillement occupé à rédiger ses notes de voyage.

Surpris à l'improviste, le vieillard perdit l'équilibre, tenta de se rattraper à Gontran qu'il entraîna dans sa chute et tous les trois roulèrent sur le plancher, pendant que Fricoulet riait aux larmes.

Ossipoff fut le premier qui se releva.

—Qu'y a-t-il? grommela-t-il tout en bougonnant... quelle est cette commotion?

L'ingénieur se tenait les côtes, incapable de prononcer une parole.

Ce fut Gontran qui répondit en se frottant les genoux:

—Parbleu! cette commotion a été produite par la chute d'un corps.

—Un bolide! exclama M. Ossipoff.

Farenheit, qui s'était relevé lui aussi, s'avança vers le vieillard:

—J'était prêt à vous faire des excuses, gronda-t-il; mais du moment que vous vous servez, à mon égard, d'expressions aussi malsonnantes...


Pour le coup, l'hilarité de Fricoulet redoubla et il fut impossible à Gontran de conserver son sérieux plus longtemps.

Farenheit et Ossipoff se regardaient dans le blanc des yeux, comme deux bouledogues prêts à s'entre-dévorer...

—Mais, mon cher sir Jonathan, réussit à dire le jeune comte, le digne M. Ossipoff n'a aucunement eu l'intention de vous insulter.

—Cependant... grommela l'Américain... bolide... bolide...

—...Est le nom que l'on donne, en astronomie, à certains corps errants dans l'espace... or, vous conviendrez qu'en l'espèce, vous avez joué un peu ce rôle.

Le visage du Yankee se rasséréna; il fit un pas encore et, tendant au vieillard sa main largement ouverte:

—Touchez-là, monsieur Ossipoff, dit-il avec dignité, pour me prouver que vous ne m'en voulez pas de vous être tombé à califourchon sur les épaules.

—Comme à saute-mouton, murmura Gontran.

—J'accepte bien volontiers vos excuses, répondit le vieux savant en touchant la main de Farenheit... seulement, je vous serai très reconnaissant de m'expliquer dans quel but vous vous êtes livré à cette bruyante manifestation.

—Je ne saurais vous le dire, et vous me voyez moi-même tout surpris de ce qui est arrivé.

Fricoulet, qui avait fini par se rendre maître de son hilarité, expliqua alors que l'Américain avait fait un brusque mouvement, sans réfléchir que plus on s'éloignait de la lune, et plus on échappait aux lois de la pesanteur, déjà si faibles à la surface même du satellite.

En entendant ces mots, l'Américain faillit témoigner sa stupéfaction par un bond non moins formidable que le premier; mais, instruit par l'expérience et se défiant de sa nature nerveuse, il se cramponna, des deux mains, aux coussins du divan et s'écria:

By God!... ai-je bien entendu?... ne venez-vous pas de dire «plus on s'éloigne de la lune»?

—Vous avez parfaitement bien entendu, sir Jonathan.

—Nous ne sommes plus sur la lune?

—Voici bientôt une heure que nous l'avons quittée.

L'effarement du digne Américain était comique à voir.

Il se précipita à l'un des hublots et demeura quelques instants, immobile, le nez collé à la vitre épaisse, sondant l'immensité.

Convaincu de la réalité, il se retourna.

—Ah çà! fit-il, comment vous y êtes-vous pris pour quitter ce sol lunaire sur lequel nous semblions échoués à jamais?

Ossipoff désigna Gontran et répondit:


—C'est encore à M. de Flammermont que nous sommes redevables de cette merveilleuse application des forces électriques.

L'Américain secoua vigoureusement la main du jeune comte.

—Au nom de ma haine, merci, fit-il d'une voix profonde; et je m'engage, si nous réussissons à mettre une seconde fois la main sur ce gredin de Sharp, à ne pas le laisser échapper... d'un seul coup, il paiera pour tous ses méfaits.

—Pardon, répliqua Gontran dont le visage avait légèrement pâli, vous m'accorderez bien que, maintenant, ce Sharp m'appartient un peu... n'ai-je pas à venger ma fiancée, ma Séléna adorée?


Farenheit se tut un moment, puis répondit:

—Ne nous disputons point encore à ce sujet; lorsque le gredin sera à notre disposition, il sera suffisamment temps d'agiter cette question.

—Il y aura un moyen bien simple de la trancher, après l'avoir agitée, dit plaisamment Fricoulet; vous jouerez la peau de Sharp, aux dés ou à la courte paille...

Pendant que les trois hommes causaient ainsi, Ossipoff consultait attentivement les instruments suspendus aux parois de la chambrette.


—Allons, allons, dit-il en se frottant les mains d'un air satisfait, le voyage s'annonce bien... le baromètre ne marquant que 350 millimètres, n'en est pas moins au beau temps; l'hygromètre à cheveu indique une humidité très modérée et les papiers ozonométriques sont intacts.

—Êtes-vous au moins certain de la route que nous suivons? demanda Farenheit.

—J'ai soumis tous mes calculs à M. de Flammermont, répliqua le vieillard, et il les a reconnus exacts.

L'Américain considéra d'un œil étrange le jeune homme qui gardait un sérieux imperturbable.

—Au surplus, fit le comte, si vous doutez, vous n'avez qu'à consulter la boussole.

M. Ossipoff se redressa et regarda tout surpris M. de Flammermont.

—Allons, bon, pensa celui-ci, j'ai dû dire une bêtise.

Il en fut convaincu en entendant Ossipoff prononcer, d'un ton un peu amer, les paroles suivantes:

—Vous plaisantez, n'est-ce pas... vous savez bien que toutes les indications de la boussole ne se rapportent aucunement au milieu que nous habitons et que, si loin de toute attraction, la boussole ne nous est plus d'aucune utilité.

Gontran, tout confus, se mordait les lèvres; mais, soudain, il eut une inspiration de génie et étendant la main vers les hublots à travers lesquels on apercevait les constellations brillantes qui étincelaient dans l'immensité sidérale:

—Aussi bien, répondit-il d'une voix vibrante, voulais-je parler de ces étoiles qui, toutes, sont autant de boussoles célestes sur lesquelles nous pouvons régler notre marche.


Un sourire entr'ouvrit les lèvres du vieux savant qui répliqua aussitôt:

—Je vous demande pardon, mon cher enfant; je ne vous cacherai pas que, de votre part, une hérésie semblable m'étonnait.

Cela dit, d'un ton tout affectueux, Ossipoff reprit ses occupations, tandis que Gontran s'en allait s'asseoir auprès de Fricoulet.

—Je t'admire, mon ami, je t'admire sincèrement, murmura l'ingénieur... Dieu sait que je suis profondément hostile à ton mariage; mais je dois avouer que, si tu réussis enfin à épouser celle que tu aimes, eh bien! là, vrai, tu ne l'auras pas volé.

—Il semble que l'amour décuple mon imagination, répliqua le jeune comte.

Farenheit, en ce moment, s'approcha d'eux:

—À quelle distance, croyez-vous que nous soyons maintenant de la Lune? demanda-t-il.

—Peuh! répondit Fricoulet en consultant sa montre, sans rien vous affirmer d'exact, je puis cependant vous certifier que nous devons en être à une centaine de mille kilomètres.

L'Américain ouvrit de grands yeux:

—Cent mille kilomètres! répéta-t-il... mais vous venez de dire que nous en sommes partis seulement depuis une heure!...

—Eh bien!... à raison de vingt-huit mille mètres par seconde,—qu'est-ce que cela fait?...

—Cent mille quatre-vingts kilomètres par heure, répondit le Yankee qui, en sa qualité de commerçant, avait le calcul rapide.

—Donc, quand je vous disais cent mille kilomètres, je n'étais pas bien loin de la vérité.

—Mais cela nous fait une marche de cinq cent mille lieues par jour... ou du moins par vingt-quatre heures!

—Rigoureusement exact, dit encore l'ingénieur qui jouissait de l'ébahissement de sir Jonathan.

Et il ajouta:

—Dans dix heures, nous atteindrons le point neutre, c'est-à-dire celui où les deux attractions de la Lune et de Vénus sont contiguës.

L'Américain était rêveur; il se livrait mentalement à des tours de force d'arithmétique.

—Mais, à ce compte-là, murmura-t-il, il ne nous faudrait, sur Terre, qu'une minute et demie pour traverser l'océan Atlantique.

—Je n'ai point fait le calcul, riposta Fricoulet, mais, étant données les proportions, il doit être juste.

Gontran poussa un soupir.

—Qu'as-tu donc? demanda l'ingénieur.

—J'ai que si nous avions eu à notre disposition un moyen de locomotion semblable, quand nous nous sommes élancés de la Terre, nous aurions atteint la Lune en trois heures.

—Tu as raison... mais puisque c'est fait maintenant, qu'as-tu à regretter?...

—Le temps perdu... qui ne se rattrape jamais, répondit gravement M. de Flammermont en élevant la voix de façon à être entendu d'Ossipoff.

Times is money, ajouta non moins gravement Farenheit.

Tout à coup l'Américain poussa un léger cri de surprise.


—Qu'est cela? demanda-t-il en étendant la main vers un coin de la chambrette... on dirait des scaphandres...

—Vous ne vous trompez pas, répondit en souriant le jeune comte, ce sont bien des scaphandres.

—Allons-nous donc avoir à voyager sous l'eau? demanda l'Américain.

—Non... mais dans le vide.

Aux regards surpris de son interlocuteur, Fricoulet vit que ses paroles n'avaient pour lui aucun sens.

—En deux mots, vous allez comprendre, dit-il, que la force électrique qui nous pousse en avant doit être, d'après nos calculs, suffisante pour nous faire pénétrer dans la zone d'attraction vénusienne; mais là, elle s'arrête et l'appareil ne nous devient plus d'aucune utilité; au contraire, son poids ne peut que rendre notre chute plus rapide... c'est-à-dire plus dangereuse... comprenez-vous?

L'Américain répondit affirmativement...

—Alors, nous abandonnons la sphère qui nous supporte et nous continuons notre voyage dans cette logette, transformée en nacelle, c'est pourquoi nous avons emporté avec nous ces appareils imaginés autrefois par des sélénites aventureux... mais, tandis que les scaphandres servent à protéger le corps contre la pression de l'eau, ceux-ci le garantiront contre l'effet mortel de la disparition brusque de cette pression atmosphérique... voilà...

—Très ingénieux, murmura l'Américain.

Et étouffant de la main un bâillement formidable, il ajouta:

By God! il me semble que j'ai envie de dormir.

—Parbleu! cela n'a rien d'étonnant, répondit Fricoulet avec un grand sérieux... voilà quinze jours que vous ne faites que cela; ce n'est pas en une heure que l'on perd ses mauvaises habitudes.

—Alors, demanda Farenheit en l'interrogeant du regard, que me conseillez-vous?

—De faire un bon somme pour commencer, ensuite, nous verrons...

Sans doute ce conseil correspondait-il exactement à l'envie secrète de l'Américain, car, après avoir bredouillé un bonsoir inintelligible, il s'étendit tout de son long sur les coussins et ne tarda pas à remplir la logette d'un ronflement sonore...

Cinq minutes après, Fricoulet dit à son tour:

—Sir Jonathan est plein de bon sens... il est, en ce moment, plus de minuit à Paris; c'est l'heure à laquelle les honnêtes gens s'endorment.


Il s'enroula dans sa couverture de voyage et balbutia d'une voix somnolente:

—Messieurs, je vous souhaite une bonne nuit...

Quelques instants ne s'étaient pas écoulés qu'un bruit grêle se faisait entendre, dominant la basse profonde de l'Américain; c'était l'ingénieur qui faisait sa partie dans le concert des ronflements.

Gontran essaya de lutter; mais ce fut en vain, le sommeil s'emparait de lui.

—Décidément, fit-il, c'est contagieux.

Et s'adressant à Ossipoff, toujours plongé dans ses écritures:

—Qu'y a-t-il à voir entre la lune et l'orbe de Vénus?

Le savant, un peu surpris, releva la tête.

—Rien, absolument rien, répondit-il... comme vous le savez d'ailleurs.

—En ce cas, riposta le jeune comte; comme ce rien ne m'offre non plus rien de récréatif, je vous demande la permission de prendre quelques heures de repos.

Le vieillard lui serra la main et il s'en fut prendre place sur les coussins, à côté de ses compagnons.

Il ne tarda pas à tomber en un rêve étrange:

Après avoir rejoint Séléna, il l'épousait et leur voyage de noces se faisait à travers les mondes célestes; bientôt, eux-mêmes se transformaient en étoiles, et unis pour l'éternité, dans l'immensité céleste, ils devenaient les astres favoris des amoureux terrestres.


Demeuré seul, Mickhaïl Ossipoff avait laissé tomber sa tête entre ses mains et rêvait, lui aussi, à son enfant adorée, disparue dans l'espace.

La reverrait-il jamais celle qu'il avait sacrifiée à sa passion pour la science; et la tentative désespérée qu'il faisait en ce moment n'aurait-elle pas un autre résultat que de lui faire faire une nouvelle étape dans le désert intersidéral?...

Ah! si, tout au moins, Sharp pouvait lui tomber sous la main... et ce n'était plus la rancune du savant, c'était la haine du père qui gonflait le cœur du vieillard et faisait bouillonner son sang dans ses veines...

Peu à peu, cependant, ses idées devinrent moins nettes; les silhouettes de Sharp et de Séléna s'estompèrent dans une espèce de brume... bientôt même, elles s'effacèrent complètement, et toute sensation de vie disparut.

Mickhaïl Ossipoff venait, lui aussi, de s'endormir.

Il était onze heures du matin au chronomètre du Yankee quand une main vigoureuse secoua le vieillard qui s'éveilla en sursaut.

—Qu'y a-t-il donc? balbutia-t-il, tout surpris lui-même de s'être assoupi dans cette position... Qu'arrive-t-il donc?

—Mais rien, cher monsieur, répondit l'Américain; seulement, comme il se fait tard...

Le vieillard regarda autour de lui; Gontran faisait sa barbe à l'aide d'un minuscule nécessaire de poche, et Fricoulet mesurait, au micromètre, l'arc sous-tendu par la planète Vénus qui s'encadrait dans le hublot du plafond.

Ossipoff s'avança vivement vers lui.

—Eh bien? demanda-t-il avec une légère inquiétude dans la voix.

L'ingénieur répondit tranquillement:

—Les prévisions de Telingâ étaient justes; voici vingt heures que nous avons quitté le sol lunaire et nous avons déjà franchi dix-huit cent mille kilomètres; nous avons donc effectué la sixième partie de notre voyage... vous voyez que nous sommes exactement dans les conditions nécessaires...


Cédant sa place au vieillard, il ajouta:

—Au surplus, regardez vous-même; on aperçoit déjà les phases de Vénus.

—Vénus a des phases! exclama Gontran.

Fricoulet lui lança un coup d'œil terrible et aussitôt le jeune comte, se reprenant, dit très haut:

—Oui, sir Jonathan, Vénus a des phases tout comme la lune.

—Mais je n'en ai jamais douté, répliqua l'Américain à mi-voix.

L'ingénieur vint se planter devant lui et déclara d'un ton doctoral:

—Vénus a été baptisée par les Terriens, de plusieurs noms: tantôt elle est l'Étoile du Berger ou l'astre du matin, tantôt Vesper, ou bien Lucifer, c'est la deuxième planète du système solaire et elle gravite à une distance moyenne de 26 millions 750 mille lieues de l'astre central: le Soleil.

—Et la Terre? questionna l'Américain.

Ce fut Gontran qui prit la parole d'un ton d'importance.

—La Terre est plus loin du Soleil que Vénus, son orbite a 148 millions de kilomètres de rayon ou 37 millions de lieues.

Fricoulet le regarda tout surpris.

—Mais tu es plus savant que je ne le croyais, lui chuchota-t-il à l'oreille.

Doctus cum libro! répondit en souriant M. de Flammermont.

—Que veux-tu dire?

Le jeune comte désigna, d'un clignement d'yeux, sa couverture de voyage.

—Devine, dit-il, ce que j'ai caché là-dessous?

—Comment veux-tu que je sache?

—Un livre que j'ai trouvé dans le boulet de Sharp.

—Un livre?


—Oui, les Continents célestes, je l'ai emporté avec moi et tandis que tout à l'heure vous dormiez tous, j'ai passé deux heures à piocher Vénus...

—Ah bah!

—Et je te promets que je connais mon sujet... Ossipoff peut me pousser des colles... avec mon vade-mecum, je ne le crains plus.

—Seulement, tu as oublié les phases...

—C'est vrai... Je les avais oubliées.

Pendant que les deux amis devisaient ainsi, Farenheit, pour passer le temps, causait astronomie avec Mickhaïl Ossipoff.

—Au delà de la Terre, il n'y a plus rien, n'est-ce pas? demanda-t-il.

—Et Mars, à 56 millions de lieues!... ne le comptez-vous donc pour rien? fit Ossipoff suffoqué par tant d'ignorance.

L'Américain, qui n'avait aucune raison de se poser auprès du vieillard pour un puits de science astronomique, répondit à la suffocation d'Ossipoff par un petit haussement d'épaules plein d'indifférence.

Puis, avec un claquement de langue de mauvaise humeur:

—Mars! bougonna-t-il... la planète protectrice des soldats... en voilà une que je supprimerais de la carte céleste, si cela se pouvait.

—Ah bah! firent ensemble Fricoulet et Gontran... et pourquoi cela?


—Parce que moi, je suis un commerçant... et que la guerre nuit au commerce... si vous saviez ce que les affaires de sécession ont fait de mal aux suifs... c'est par milliers de dollars que se sont chiffrées mes pertes de cette année-là...

—Alors, vous n'aimez pas les soldats? demanda en riant M. de Flammermont.

—Je les considère comme un facteur inutile dans la société... voyez, nous, aux États-Unis, est-ce que nous avons une armée?... et nos affaires ne vont pas plus mal... au contraire!

—Vous êtes pour la suppression des armées permanentes? fit l'ingénieur.

—Absolument... je ne comprends les uniformes qu'au théâtre... et encore les uniformes du siècle dernier, avec des grands chapeaux et des plumes blanches... des cuirasses étincelantes, des écharpes de soie... des pourpoints de velours... au point de vue décoratif, c'est fort joli. Mais dans la vie... un honorable commerçant, à son comptoir, me produit plus d'effet qu'un colonel à la tête de son régiment.

—Heu! répliqua M. de Flammermont, votre situation de citoyen de la libre Amérique vous permet d'émettre de semblables paradoxes... mais vous changeriez de langage si vous étiez, comme nous, obligés de jouer votre partie dans le concert européen.

Fricoulet se prit à rire et Ossipoff approuva de la tête la réplique du jeune comte.

En guise de réponse, Farenheit poussa un sourd grognement et, tournant lentement sur ses talons, promena autour de lui un regard circulaire, inventoriant de l'œil le matériel que les voyageurs emportaient avec eux.

—Dites-donc! exclama-t-il, il me semble que vous n'avez guère songé à la rigueur de la température... si nous devons retrouver sur Vénus des nuits de quinze fois vingt-quatre heures comme sur la Lune...

—À ce point de vue, vous pouvez être tranquille, répliqua Gontran; nous retrouverons sur Vénus des jours et des nuits répartis régulièrement, tout comme sur notre planète natale; la quantité seule diffère...

—Tiens! dit l'Américain, et pourquoi?

—Tout simplement parce que l'orbite suivie par Vénus étant intérieure, et naturellement plus courte, l'année vénusienne, au lieu d'être composée comme l'année terrestre, de trois cent soixante-cinq jours un tiers, ne compte que deux cent vingt-quatre jours un tiers.

Farenheit se grattait la tête avec énergie, ce qui était chez lui l'indice d'une forte tension cérébrale.

—Mais, dit-il, tout en ayant une orbite plus petite, Vénus pourrait cependant mettre à la parcourir, autant de temps qu'en met la Terre pour parcourir la sienne.

—Cela pourrait être, repartit Fricoulet, mais cela n'est pas; il y a même une loi établissant que les planètes tournent d'autant plus vite qu'elles sont plus proches du Soleil; c'est ainsi que Mercure fait, par seconde, 47 kilomètres ou plus d'un million de lieues par jour; Vénus 35 kilomètres par seconde ou 750,000 lieues; la Terre 29 kilomètres et 643,000 lieues; Mars 24 kilomètres et 518,000 lieues; Jupiter 13 kilomètres et 214,000 lieues; Saturne 10 kilomètres et 205,000 lieues; Uranus 7 kilomètres et 144,000 lieues.

L'ingénieur avait débité cette longue tirade sans une hésitation, ce qui fit ouvrir à l'Américain des yeux émerveillés.


—Quelle mémoire! murmura-t-il... mais si vous croyez que je me souviens seulement d'un seul de ces chiffres...

Et il ajouta:

—Au surplus, peu importe... le principal c'est que nous retrouvions là-bas une existence à peu près semblable à celle de la Terre.

—Oh!... en tous points semblable, s'empressa de dire M. de Flammermont; la rotation s'effectue exactement en vingt-trois heures, vingt et une minutes, vingt-deux secondes; la durée du jour est donc à peu près la même.

Bateau Vénusien.

Aventures extraordinaires d'un savant russe: Le Soleil et les petites planètes

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