Читать книгу Aventures extraordinaires d'un savant russe: Le Soleil et les petites planètes - H. de Graffigny - Страница 5
Оглавление—Le malheureux, pensa-t-il, il se perd en ce moment... ma parole! c'est à croire qu'il est devenu fou!
—Eh! pas si fou que cela, répliqua avec un peu d'aigreur Gontran, aux oreilles duquel ces derniers mots étaient parvenus... car, si j'étais fou, il faudrait admettre que M. Ossipoff l'est devenu lui aussi!... Ne l'avons-nous pas entendu répéter plusieurs fois que la lumière, la chaleur, le son, ne sont autre chose que du mouvement et de la force?... Ah! si l'on pouvait utiliser toutes ces vibrations, toutes ces oscillations qui traversent l'éther et s'entrecroisent...
Il se tut un moment et demanda avec ingénuité:
—Et pourquoi ne les utiliserait-on pas?
Ossipoff se rapprocha de lui, les yeux grands ouverts et brillant d'une flamme étrange; puis, tout à coup:
—Ah! mon cher fils, s'écria-t-il en lui prenant les mains, vous n'avez point dit cela à la légère; je le pressens, je le devine, déjà un plan a germé dans votre tête.
Le jeune comte voulut s'en défendre.
—Tentez tout au moins quelque chose, insista le vieillard; songez que le sort de Séléna est entre vos mains; pour la rejoindre, il faut un miracle, et ce miracle, vous seul êtes capable de l'accomplir.
Fricoulet se mordait les lèvres pour ne pas éclater de rire; ce fut bien pis encore lorsqu'il entendit son ami, parlant lentement comme s'il suivait les phases d'une idée éclosant laborieusement dans son cerveau, dire au vieillard:
—On peut admettre, n'est-ce pas, que les atomes en mouvement dans le rayon lumineux que réfléchit le réflecteur, se dirigent en droite ligne avec une immense vitesse; qui empêche d'utiliser ces atomes pour la continuation de notre voyage?
L'ingénieur n'en put écouter davantage; il se pencha à l'oreille de Gontran:
—Tu divagues, mon pauvre ami, chuchota-t-il.
Mais il dut courber la tête sous le regard triomphant que lui lança M. de Flammermont, en entendant Telingâ déclarer qu'on avait déjà, de l'appareil de Wandoung, expédié à titre d'essai, dans un rayon lumineux, des objets légers.
—Par exemple! s'écria-t-il en se croisant les bras, je serais fort aise d'avoir à ce sujet quelques explications. Quelle machine employez-vous?
—Une simple sphère creuse, que l'on place au centre du grand réflecteur dont je vous ai parlé, répondit Telingâ; un son grave et continu actionne l'appareil transmetteur dont les pôles sont reliés à une puissante batterie électrique. Sous l'influence des vibrations qu'elle emmagasine, la sphère suspendue sur le réseau des oscillations électriques et lumineuses s'échappe avec une rapidité inouïe et vogue en ligne droite, jusqu'à ce que les vibrations se soient tellement affaiblies que la sphère ne soit plus animée d'aucun mouvement et s'arrête forcément. De même, si l'on supprime pendant cette course le son et le rayon lumineux, la sphère s'arrête également et retombe.
—Eh bien! demanda victorieusement M. de Flammermont en s'adressant à Fricoulet, qu'as-tu a répondre à cela?
—Rien, absolument rien, répliqua l'ingénieur, sinon que je me mets à ton entière disposition pour construire, d'après tes plans, une sphère semblable à celle dont parle Telingâ, mais de dimensions assez grandes pour nous contenir tous les trois.
Il avait prononcé ces paroles avec un sérieux si magnifique que M. Ossipoff s'y laissa prendre et murmura à mi-voix:
—À la bonne heure! voilà une modestie que j'aime, c'est grand dommage que ce garçon ne soit pas toujours ainsi.
Pourtant, il fronça les sourcils en entendant l'ingénieur murmurer à voix basse:
—Il faut certainement que le sol lunaire ait des propriétés spéciales et tout à fait différentes de celles que nous connaissons au sol terrestre, car, du diable, si de semblables combinaisons pourraient réussir sur notre planète natale!
—Comment, monsieur Fricoulet, exclama Mickhaïl Ossipoff, c'est vous qui préjugez ainsi de l'avenir? mais les quelques notions scientifiques que vous possédez vous mettent à même, plus que le commun des mortels, d'apprécier à leur juste valeur les merveilleuses découvertes enfantées par le seul dix-neuvième siècle, et ces découvertes devraient vous faire présager les miracles que nous réservent les siècles futurs.
Après cette petite admonestation, le vieux savant se tourna vers Telingâ:
—Il serait urgent, lui dit-il, que tu nous donnes le plan de ce système dont tu viens de nous parler.
Le Sélénite répliqua:
—Si toi et tes compagnons m'aviez laissé achever ce que j'avais à vous dire, vous sauriez qu'il y a, à Maoulideck, enfouies dans les souterrains dépendant de l'observatoire, toutes les pièces d'un appareil construit autrefois par des sélénites audacieux qui se proposaient d'aller visiter Vénus.
Ossipoff poussa un cri de joie:
—Et cet appareil? dit-il.
—Cet appareil n'a jamais servi... le gouvernement que nous avions alors ayant décidé qu'il était peu sage de compromettre le bonheur parfait dont jouissait alors notre planète, en établissant des relations avec un monde dont nous ne connaissions ni les mœurs ni l'état de civilisation.
—Et tu penses, demanda le vieillard tout anxieux, tu penses que l'on pourrait mettre cet appareil à notre disposition?
Avant que Telingâ eût pu répondre, Gontran s'était avancé vers Fricoulet.
—Hein! lui dit-il, tu te moquais de moi tout à l'heure, que penses-tu maintenant?
—Aux innocents les mains pleines, grommela l'ingénieur.
Il se tourna vers le Sélénite et demanda:
—Mais si votre appareil est en tous points semblable à celui que vous nous avez décrit, le réflecteur doit avoir au moins un kilomètre de diamètre?
—Et pourquoi cela?
—Songez qu'il s'agit de faire parcourir au projectile une distance de douze millions de lieues...
—Pardon, fit Ossipoff, de six millions seulement; puisque c'est à cette distance que se trouvent contiguës les zones d'attraction de la Lune et de Vénus.
—Or, dit à son tour le Sélénite, les constructeurs de l'appareil ont jugé que pour faire parcourir à un projectile une distance aussi dérisoire, il suffisait d'un réflecteur mesurant cinquante mètres de haut sur deux cent cinquante mètres de large.
L'ingénieur fit la moue:
—C'est peu, murmura-t-il.
Et s'adressant à Ossipoff:
—Ne trouvez-vous pas?
Le vieillard ne lui répondit pas; depuis quelques instants il était plongé dans une série de calculs prodigieux qui n'avaient pas couvert de chiffres, moins de trois pages de son carnet...
Enfin il poussa un soupir de soulagement et, tendant ses calculs à M. de Flammermont:
—Mon cher Gontran, dit-il, voyez donc si c'est exact.
Puis à Telingâ:
—Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, fit-il, je choisirai Maoulideck comme point de départ; la situation de cette ville, au centre de votre hémisphère, me permettra de m'élever directement pour me soustraire plus rapidement à l'influence de la pesanteur et en même temps de profiter de toute l'influence des vibrations électriques...
Le Sélénite approuva muettement d'un signe de tête.
—Vous êtes bien certain, demanda en ce moment M. de Flammermont, qui examinait avec un sérieux imperturbable, les calculs à lui soumis par Ossipoff, vous êtes bien certain de ne pas avoir fait d'erreur?
Le vieillard tressaillit et se rapprochant du jeune homme:
—Me serais-je par hasard trompé, demanda-t-il? après tout, c'est bien possible.
—Non pas, non pas, s'empressa de répondre Gontran, seulement c'est la rapidité avec laquelle vous estimez que s'accomplira ce voyage qui m'étonne.
—À ce point de vue là, vous pouvez être sans crainte; j'ai compté d'ici la zone d'attraction de Vénus, deux jours et demi, autant pour la chute... cela vous donne cinq jours terrestres.
—Mais, dans ces conditions-là, exclama Gontran, nous pourrions atteindre Vénus, avant que Sharp lui-même n'y atterrisse.
Fricoulet eut une moue dubitative.
—Peste! fit-il, comme tu y vas!... Songe donc que, pendant que nous sommes ici, immobilisés dans la nuit, le gredin voyage, neuf jours encore nous séparent du lever du soleil, et au moment ou nous verrons clair et où seulement nous pourrons nous occuper utilement de notre départ, il n'aura plus, lui, que trois millions de lieues à franchir!
Comme la mine de M. de Flammermont s'assombrissait, Mickhaïl Ossipoff lui dit:
—Au surplus, peu importe que nous arrivions avant ou après lui, le principal est que nous l'y retrouvions, ce qui ne peut manquer d'arriver si, comme l'affirme Telingâ, toutes les pièces de l'appareil sont intactes.
—Pour ma part, déclara le Sélénite, je m'engage à avoir tout préparé pour la deux centième heure du jour.
À peine les premiers rayons du soleil, dorant les cimes crénelées des cratères, eurent-ils ramené, à la surface de l'hémisphère invisible, la lumière et la chaleur, que les Sélénites, sous la direction de Telingâ, se mirent à l'œuvre.
Pendant que les uns s'occupaient à dresser, sur le sommet d'un pic qui dominait Maoulideck, d'immenses miroirs appelés à concentrer tous les rayons solaires au foyer du réflecteur parabolique, d'autres ajoutaient, les unes aux autres, les cinq cents plaques de sélénium qui formaient le réflecteur.
Ossipoff et ses compagnons ne demeuraient pas non plus inactifs, après avoir longuement examiné le véhicule étrange dans lequel ils étaient appelés à continuer leur voyage, ils étaient tombés d'accord pour lui faire subir une transformation importante et de laquelle dépendait, pour ainsi dire, la réussite de leur hardie tentative.
Ce véhicule affectait la forme d'une sphère creuse toute en sélénium, et ne mesurant pas moins de dix mètres de diamètre, à sa partie inférieure était pratiquée une ouverture d'un mètre, coupée transversalement par quatre tiges supportant, à leur entrecroisement, un axe de sélénium. L'extrémité de cet axe servait de support à un plancher roulant, grâce à des galets de bronze, sur une voie ferrée, tout comme un dôme d'observatoire, de manière à ce que la chambre, dans laquelle les voyageurs devaient prendre place, pût demeurer immobile en dépit du mouvement de rotation de la sphère.
Gontran, auquel Fricoulet détaillait minutieusement toutes les pièces de cet étrange véhicule, lui murmura à l'oreille:
—Cette sphère tournera sur elle-même!
—Assurément, une balle ne tourne-t-elle pas, au sortir de l'engin qui la lance?
Puis amenant le jeune comte à l'écart:
—Inutile de te demander, n'est-ce pas, si tu sais ce que William Crookes, le grand savant anglais, entendait par le bombardement atomique.
—Inutile, en effet, de me le demander, répondit en souriant M. de Flammermont, car tu es convaincu que je n'en sais pas un mot.
—Donc, poursuivit Fricoulet, la matière est à l'état de mouvement éternel, formidable; plus la matière est dissociée et plus ce mouvement est libéré des entraves de la cohésion; or, en emmagasinant dans la sphère les millions de vibrations produites par cette rondelle téléphonique, on met en mouvement les molécules de l'air qui agissent sur les parois de la sphère, comme le pourraient faire des milliers de petits doigts, et lui impriment une vitesse incalculable. As-tu compris?
Gontran hocha la tête.
—Si tu veux que je sois franc, dit-il, je te répondrai que j'ai peu compris, mais le principal, c'est que tu sois certain que cette machine-là peut fonctionner.
—Et comment veux-tu qu'il en soit autrement, répliqua l'ingénieur, regarde-moi ce téléphone transmetteur, dont la rondelle n'a pas moins de trois mètres de diamètre, et ces électro-aimants formidables qui doivent la faire vibrer, et cette batterie voltaïque.
Cependant, tout en écoutant silencieusement les explications de son ami, M. de Flammermont paraissait soucieux.
—À quoi penses-tu donc? lui demanda tout à coup Fricoulet.
—Mon Dieu, répliqua le jeune comte, tu vas rire de moi, sans doute, mais il me vient une crainte.
—Laquelle?
—C'est que, à une certaine distance du sol lunaire, les ondes vibrantes n'aient plus assez de force pour nous entraîner en avant.
L'ingénieur fronça les sourcils.
—Parbleu! dit-il, il se pourrait bien que cela arrivât.
Puis, s'adressant à Ossipoff:
—M. de Flammermont pense que notre force motrice ne sera pas suffisante pour nous amener jusqu'au terme du voyage.
—Et sur quoi basez-vous cette supposition? mon cher enfant, demanda le vieillard.
Pour le coup, Gontran se trouvait fort embarrassé de répondre et il lança à Fricoulet un regard désespéré.
Heureusement, ce fut l'ingénieur qui répondit à sa place en tendant à Ossipoff une feuille de son carnet.
Sur cette feuille se trouvait, inscrite au crayon, la formule algébrique suivante:
A= | √ | L 189 +v V+P | = 980,400 |
—Qu'est-ce que cela? demanda le vieillard en écarquillant les yeux.
—Ça, répondit Fricoulet, c'est la preuve mathématique que l'ami Gontran à raison.
Et comme le vieillard se tournait déjà vers M. de Flammermont, l'ingénieur se hâta de répondre à la question qui allait être posée à son ami:
—À nous trois, dit-il, nous pesons deux cent cinq kilogrammes. Or, en tenant compte de la déperdition constante de force motrice, au fur et à mesure de notre éloignement, il est facile de calculer que, forcément, il viendra un moment où cette force, diminuant constamment, deviendra absolument nulle. C'est pourquoi, représentant par v la vitesse de l'appareil et en le multipliant par L 189, intensité de la pesanteur à la surface lunaire, je les divise par V (Vénus), plus P (notre poids), j'en prends la racine carrée et j'arrive à ce résultat: à 980,400 kilomètres de la Lune, nous nous arrêterons.
M. Ossipoff avait écouté, sans les interrompre, les calculs de l'ingénieur.
Quand celui-ci eut fini, le vieillard demeura, quelques instants encore, plongé dans ses réflexions, puis enfin il murmura:
—C'est juste... fort juste... mais alors...
Il regarda alternativement ses deux compagnons et ajouta:
—Il faudrait que l'un de nous demeurât ici pour alléger l'appareil.
Fricoulet sourit:
—En ce cas, fit-il, je ne vois que moi auquel puisse convenir ce rôle d'abandonné, car ni vous ni Gontran, l'un le père, l'autre le fiancé, ne pouvez vous dérober au devoir qui vous incombe de courir après le ravisseur de Séléna.
—Je n'osais point vous le proposer, ajouta le vieillard, mais puisque vous reconnaissez vous-même qu'il n'y a pas moyen de faire autrement...
Mais cette combinaison n'était nullement du goût de M. de Flammermont.
Se séparer de Fricoulet! Fricoulet, son inspirateur, celui qui lui tendait la perche pour le sortir des bains dangereux dans lequel le plongeaient, à tous moments, les questions embarrassantes de M. Ossipoff.
Autant renoncer tout de suite à Séléna.
Non, cela ne pouvait être, cela ne serait pas: Fricoulet faisait partie de Gontran, l'ingénieur était la face scientifique du diplomate; les séparer l'un de l'autre, c'était détruire entièrement le Flammermont que connaissait M. Ossipoff et qui avait séduit le père de Séléna.
—Eh bien! dit tout à coup le vieillard en remarquant la mine absorbée de son futur gendre, qu'avez-vous donc, on dirait que cette combinaison ne vous va pas?
—Alcide est un ami d'enfance, répondit le jeune homme avec une émotion admirablement bien jouée, et vous devez comprendre que je ne puisse, de gaieté de cœur, l'abandonner.
—Préféreriez-vous renoncer à Séléna? répliqua le savant non sans quelque aigreur.
—À Dieu ne plaise! s'écria vivement le comte, mais puisque c'est la question de poids qui nous gêne, ne pourrait-on, au lieu de se séparer de Fricoulet, se séparer d'une partie de l'appareil.
Le vieux savant eut un formidable haut-le-corps.
—Se séparer de l'appareil! exclama-t-il, vous n'avez pas, je suppose, la prétention de vous envoler, comme un atome, dans un rayon lumineux.
—Cela serait-il bien impossible? riposta le jeune homme.
Puis, sans laisser à Ossipoff, qui le considérait avec des yeux hagards d'étonnement, le temps de relever cette énormité, il poursuivit gravement:
—Au surplus, une semblable audace ne m'est point venue à l'esprit; mais il me semble qu'en cherchant bien, on pourrait trouver un moyen d'alléger notre véhicule.
Il parlait lentement, scandant ses mots, hachant ses phrases, surveillant du coin de l'œil Fricoulet qui, tout en paraissant réfléchir profondément, se livrait à une mimique expressive.
Ossipoff répondit:
—Comme Telingâ m'a affirmé que nous ne pourrions être prêts à partir avant quatre fois vingt-quatre heures, réfléchissez à ce que vous venez de me dire, et si vous trouvez le moyen dont vous me parlez, je serai le premier à l'adopter... vous ne doutez pas que je me résigne avec peine à me séparer de M. Fricoulet.
Et, avec une grimace en opposition avec les paroles qu'il venait de prononcer, il serra les mains de l'ingénieur.
—Mais, ajouta-t-il, au cas où, en dépit de tous vos efforts, l'appareil devrait rester tel qu'il est actuellement et où il faudrait nous alléger...
—Alors, poursuivit Fricoulet en souriant, vous me jetterez pardessus bord, ni plus ni moins qu'un sac de lest.
Ossipoff inclina la tête affirmativement et, tournant les talons, s'en fut rejoindre Telingâ en compagnie duquel il devait se rendre au wagon de Fédor Sharp, afin de s'y livrer à une minutieuse perquisition, en ce qui concernait tous les objets dont il pouvait avoir besoin, tels que: couvertures, vêtements de rechange, appareils scientifiques, armes, etc.
À peine eut-il laissé seuls les deux jeunes gens, que M. de Flammermont s'écria:
—Eh bien! tu es encore gentil, toi!... comment! tu sais que je n'entends pas un traître mot à toutes ces combinaisons de vitesse, de poids, etc., tu t'amuses à me faire jongler avec des chiffres, et tu me laisses le bec dans l'eau.
L'ingénieur haussa les épaules.
—Tu as un aplomb si surprenant, répondit-il, que je cherche toutes les occasions de te le voir déployer.
—C'est fort bien, riposta Gontran d'un ton piqué, il n'en est pas moins vrai que tu m'as fait soulever un lièvre, et que ce lièvre, il faut que je le tue.
—Bast! tu le tueras, sois tranquille, ces machines-là, tu sais bien que ça me connaît; donne-moi seulement quelques heures et tu seras satisfait.
—Moi, cela est indifférent, c'est Ossipoff qu'il s'agit de satisfaire.
—Eh bien! il le sera.
Sur ces mots, l'ingénieur, laissant M. de Flammermont surveiller les travaux, regagna le souterrain afin de pouvoir se livrer en paix à ses méditations et à ses recherches.
Une heure ne s'était pas écoulée qu'il accourait triomphant auprès du comte:
—Eh bien? dit celui-ci.
—Eh bien! ça y est! vois plutôt.
Et il étala, sous les yeux de son ami, un croquis rapide, en disant:
—Étant établi que notre poids total était trop considérable pour que l'appareil pût nous faire franchir la distance qui nous sépare de Vénus, il fallait forcément diminuer ce poids, pour cela deux moyens se présentaient: soit vous débarrasser de moi, soit vous débarrasser de l'appareil, tu as opté pour le second de ces moyens, je n'attendais pas moins de ton amitié.
—Pardon, pardon, s'écria Gontran, je n'ai jamais parlé de nous débarrasser de l'appareil.
—Voilà où nous ne sommes pas d'accord, car c'est là-dessus qu'est basée ma combinaison.
—As-tu donc l'intention de nous faire voyager à cheval sur un courant électrique?
—Tu plaisantes, moi je parle sérieusement et je vais t'en convaincre: Les nouveaux calculs auxquels je viens de me livrer établissent que l'appareil, tel qu'il est organisé, sera suffisant pour nous conduire jusqu'aux confins de la zone d'attraction lunaire; une fois là, par exemple, les ondes vibratoires seront sans influence sur lui, alors nous l'abandonnerons.
—Tu en parles bien à ton aise! exclama Gontran, nous l'abandonnerons! mais qu'est-ce que nous devenons, nous?
Fricoulet sourit de l'inquiétude de son ami.
—Nous, poursuivit-il, nous restons où nous sommes, c'est-à-dire dans cette logette de trois mètres de haut sur trois mètres de large enclavée dans la partie supérieure de la sphère.
L'ébahissement de M. de Flammermont allait croissant:
—Mais objecta-t-il, puisque cette logette fait partie de l'appareil!
—En ce moment, oui; mais voici en quoi consiste mon innovation, au lieu de l'unir indissolublement à la sphère par des boulons rivés, ainsi que cela est, je l'y fixe au moyen de boulons à écrou, de façon à pouvoir, au moment voulu, l'en rendre indépendante.
Gontran frappa ses mains l'une contre l'autre.
—Eh! j'y suis, s'écria-t-il; c'est simple comme tout!
—Tu y es, fit narquoisement l'ingénieur.
—Parbleu! arrivé à la limite de la zone d'attraction lunaire, nous abandonnons la sphère devenue inutile, et nous continuons le voyage dans notre chambrette.
Fricoulet ne put s'empêcher de rire.
—Heureusement, dit-il, que M. Ossipoff ne peut t'entendre, car s'il t'entendait, il aurait de toi une triste opinion... Comment! malheureux, tu te laisserais tomber de six millions de lieues, dans ce cube de sélénium...
—Quels inconvénients y vois-tu?
—Une quantité... d'abord..., mais je n'ai pas le temps de t'expliquer cela; j'aime mieux continuer à te développer mon projet: autour de ma sphère, et dans une position équatoriale, j'étends une surface circulaire toute en sélénium et de trente mètres de diamètre; à cette surface, notre logette se trouve rattachée par des câbles métalliques, si bien que, après nous être débarrassés de la sphère encombrante, nous continuerons notre voyage dans notre logette formant nacelle et suspendue à un vaste parachute rigide qui ne mesurera pas moins de trois cents mètres carrés de surface; de cette façon, non seulement l'appareil se trouvera suffisamment allégé pour me permettre de prendre part à votre voyage, mais encore pour nous mettre à même d'emmener des compagnons sélénites, si le cœur leur en dit.
Comme il achevait ces mots, Fricoulet roula sur le sol, à la renverse, entraînant dans sa chute son ami Gontran. Celui-ci, pour marquer à l'ingénieur l'enthousiasme en lequel le jetait son invention, si simple cependant, s'était précipité pour le serrer dans ses bras, sans penser aux conditions spéciales de densité et de pesanteur du monde où il se trouvait; si bien que sa force se trouvant sextuplée, il était venu battre la poitrine de l'infortuné Fricoulet avec la puissance d'une catapulte.
—Fichtre! grommela l'ingénieur en se palpant avec inquiétude, ne pourrais-tu un peu penser à ce que tu fais?
Puis, après s'être convaincu qu'il n'avait rien de cassé:
—À l'avenir, ajouta-t-il, fais-moi grâce de tes manifestations amicales, elles sont trop dangereuses.
Mais en voyant l'attitude penaude de Gontran, il se mit à rire et, lui prenant la main:
—Sans rancune, n'est-ce pas... et maintenant occupons-nous de mettre à exécution le projet que tu viens de me soumettre...
—Quoi! exclama Gontran... tu veux?
—Assurément, je veux qu'aux yeux d'Ossipoff, tu passes pour avoir trouvé cela... du reste, tu l'as dit toi-même, c'est d'une simplicité enfantine... c'est l'œuf de Christophe Colomb...
C'était cinq jours après cette conversation: l'immense parachute de sélénium entourait la sphère, rattaché par des câbles à la chambrette dans laquelle devaient prendre place les voyageurs, la sphère elle-même, suspendue à deux mâts métalliques, était placée au foyer du réflecteur parabolique, il ne restait plus qu'à centrer les miroirs et le départ avait été fixé au lendemain.
Ossipoff et ses compagnons, après avoir achevé d'emménager tous les objets qu'ils comptaient emporter avec eux, avaient résolu de prendre quelques heures de repos; mais afin de ne point perdre leur temps en allées et venues inutiles, ils s'étaient étendus sur leurs couchettes aménagées dans le nouveau véhicule, en sorte que, dès leur réveil, ils n'auraient qu'à donner le signal du départ.
Harassés par la fatigue accumulée des jours précédents, ils dormaient, comme on dit vulgairement, à poings fermés, remplissant la chambrette de ronflements sonores, lorsque soudain, un bruit épouvantable, formidable, les fit bondir sur leurs pieds.
Pendant une seconde, ils se regardèrent interdits, cherchant réciproquement dans les yeux les uns des autres, l'explication d'un si brusque réveil.
Le premier, Fricoulet s'écria:
—L'ami Telingâ ne nous aurait-il pas joué le mauvais tour de nous envoyer dans l'espace sans nous prévenir?
Gontran secoua la tête.
—Non, fit-il, il m'a semblé plutôt que c'était comme le bruit d'une avalanche s'écroulant sur nous... qui sait, des rocs se sont peut-être détachés du sommet du cratère.
Ossipoff haussa les épaules et grommela laconiquement:
—Aussi invraisemblable l'un que l'autre.
—Du reste, ajouta Fricoulet, il y a un moyen bien simple de savoir ce qui vient de se passer, c'est d'y aller voir.
Ce disant, il gravissait l'échelle donnant accès à l'un des hublots qui servait de porte et allait sortir de la chambrette, lorsque tout à coup Gontran s'écria:
—Mais, Dieu me pardonne, on marche au-dessous de nous!
—Dans la sphère, exclama l'ingénieur, allons donc! tu rêves!...
Néanmoins, il redescendit et, s'agenouillant, colla son oreille au plancher de la chambre.
Quand il se releva, sa physionomie portait l'empreinte d'une profonde stupéfaction.
—Je ne sais si on marche, fit-il à voix basse, en tout cas, il se passe là-dedans quelque chose d'insolite, car j'entends un bruit dont je ne puis définir la nature.
Il achevait à peine ces mots qu'un roulement de tonnerre éclata sous les pieds des voyageurs qui, dans le premier mouvement de frayeur, firent en l'air un bond prodigieux.
—Ah! cria Fricoulet, quelle est cette diablerie?
Un second roulement, puis un troisième, un quatrième, se firent entendre, sourds et continus comme le premier.
—Ma foi, messieurs, fit Gontran, vous me suivrez si vous voulez; quant à moi, je veux savoir à quoi m'en tenir.
Il décrocha de la paroi un revolver qui était pendu parmi plusieurs autres armes, vérifia s'il était chargé et s'avança vers le hublot de sortie...
—Nous allons avec toi, fit l'ingénieur, seulement tu m'amuses avec tes précautions! Tu t'attends donc à trouver là-dedans des Indiens Comanches?
Le jeune comte ne releva pas la plaisanterie, par la bonne raison qu'il ne l'avait point entendue car, sans s'inquiéter de savoir s'il était suivi ou non par ses compagnons, il avait empoigné l'échelle rigide qui, de la chambrette, courait le long de la sphère, jusqu'à la partie inférieure.
Sans hésiter, mettant le revolver au poing, il entra dans le trou d'ombre que formait la sphère métallique et se mit à marcher carrément devant lui, mais tout à coup, une détonation retentit dont les échos, frappant les parois de sélénium et renvoyés par elles, comme un volant par des raquettes, se multipliaient, assourdissants, terrifiants.
Gontran n'était point un savant, mais c'était un homme courageux, cette attaque loin de l'arrêter, ne fit que le surexciter et il se mit à courir du côté d'où elle lui semblait être partie. Une seconde détonation éclata et il entendit siffler une balle à son oreille; alors, au hasard, il lâcha l'un sur l'autre les six coups de son revolver et jetant son arme devenue inutile il se précipita en avant. Soudain, dans l'ombre, des bras l'étreignirent, alors, ses doigts rencontrant une gorge, la serrèrent vigoureusement, et son adversaire inconnu chancela, l'entraînant dans sa chute.
—À moi! à moi! cria M. de Flammermont.
En ce moment, Ossipoff arrivait suivi de Fricoulet qui, homme de précaution, s'était muni de baguettes de magnésium.
Il en fit flamber une, et aussitôt, les ténèbres se dissipant, les nouveaux venus aperçurent Gontran formant une masse confuse avec son adversaire sur l'estomac duquel il se tenait accroupi.
—Grand Dieu! s'écria le jeune homme en bondissant en arrière, grand Dieu! c'est Farenheit.
—Farenheit! répétèrent à la fois Ossipoff et Fricoulet, en se penchant, muets de stupeur, sur le corps immobile à leurs pieds.
C'était, en effet, l'Américain, maigre, décharné, desséché pour ainsi dire, dont le magnésium éclairait le masque livide et parcheminé.
Le premier moment de stupéfaction passé, Ossipoff déclara qu'il importait de transporter au plus tôt le malheureux dans la chambrette, afin de lui donner les soins que réclamait son état.
—Je ne l'ai pas tué, au moins? demandait Gontran. Je crains de l'avoir serré un peu fort.
Sans répondre, Fricoulet jeta l'Américain sur son dos et aussi légèrement qu'une plume, le monta jusqu'à l'habitacle.
—Le pauvre diable meurt de faim, dit-il après l'avoir examiné, tâchons d'abord de lui faire absorber un peu de notre pâte nutritive.
À grand peine on arriva à desserrer les dents de l'Américain et à lui introduire dans la bouche un peu d'aliments, puis on attendit anxieusement l'effet que cela allait produire.
—Comment expliques-tu cette résurrection? demanda M. de Flammermont qui, même encore à ce moment, n'en pouvait croire ses yeux.
—D'une manière fort simple: il faut établir d'abord que la cartouche de ce gredin de Sharp, au lieu de tuer sir Jonathan, n'avait fait que le blesser, lorsque fuyant devant la nuit, nous l'avons abandonné, croyant ne laisser derrière nous qu'un cadavre, le froid l'a saisi, or, tu sais que le froid conserve et que certains animaux, les anguilles, par exemple, ont la faculté de vivre, même après avoir été gelées; c'est probablement un phénomène identique qui s'est produit pour Farenheit.
—Alors, fit en souriant Gontran, c'est le soleil qui l'aurait dégelé?
—Comme tu le dis fort bien.
—Mais comment expliquer sa conduite?
—Ceci n'étant plus du domaine scientifique, je ne puis te donner des éclaircissements mais tu pourras le lui demander à lui-même.
En ce moment, l'Américain commençait à s'agiter sur sa couche, ses lèvres se coloraient et, sur ses joues que les pommettes saillantes semblaient prêtes à crever, un peu de sang paraissait.
Durant quelques secondes, ses mâchoires se choquèrent avec un bruit de castagnettes, dans un mouvement formidable de mastication; puis, sans ouvrir les yeux, il murmura d'une voix caverneuse:
—Manger..., manger..., manger!
Comme si Fricoulet eût prévu cette demande, il avait pris, du bout des doigts une forte boulette de pâte, et profitant d'un moment ou la bouche de l'Américain s'ouvrait toute grande, il l'y introduisit.
L'effet fut, pour ainsi dire, instantané. Farenheit se dressa sur son séant, ses paupières se soulevèrent, les yeux se fixèrent successivement sur ceux qui l'entouraient, puis, leur tendant les mains:
—By God! fit-il... ce n'est donc pas ce gredin de Sharp qui a construit le ballon métallique que je voulais détruire.
Ossipoff ne put retenir un grondement.
—Détruire! s'écria-t-il.
—Que voulez-vous? en revenant à moi, dans ce désert épouvantable, je me suis traîné, comme j'ai pu, pendant quelques kilomètres, puis, tout à coup, j'ai aperçu tous ces préparatifs de départ... j'ai cru que c'était Sharp qui voulait encore m'échapper... la rage s'est emparée de moi et j'ai résolu de mourir, s'il le fallait, mais de mourir en me vengeant.
—Alors c'est contre lui que vous croyiez tirer tout à l'heure? demanda Gontran.
—Parfaitement, et heureusement que ma main tremblait.
Il s'interrompit, et avec une lueur d'envie dans la prunelle:
—Oh! dit-il, je mangerais volontiers un rosbeef arrosé d'un verre de Porto...
Fricoulet et Gontran se regardèrent navrés:
—Le seul moyen de contenter cette envie, dit enfin le jeune ingénieur, c'est de vous endormir en souhaitant que Morphée vous envoie un rêve gastronomique... car, pour nous, notre garde-manger se compose de ceci:
Et il désigna la pâte fabriquée par Ossipoff.
L'Américain fit la grimace, puis, cédant au conseil de Fricoulet, il se tourna sur le flanc et s'endormit.