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UN FANATIQUE DU «PLUS LÉGER QUE L'AIR»

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Table des matières

LE «PETIT BISCUITIER» ET SON DOMESTIQUE.—LES IDÉES DE RÉVILIOD.—UNE CONVERSATION AVEC LE CONSTRUCTEUR FRUSCOU.—L'AÉRONAT LE «RÉVILIOD N° 1».—APPROBATION DES PLANS.—LE PARC D'AÉROSTATION D'ECANCOURT.—Au 1er MAI.

—Firmin!...

—Monsieur m'a appelé?...

—Oui, je t'ai fait cet honneur. Personne n'est venu pendant mon absence?...

—Que Monsieur me pardonne!... Il est venu plusieurs personnes, au contraire, pendant que Monsieur était absent.

—Et qui était-ce?... Parleras-tu, bourreau, avec tes circonlocutions?...

—Si Monsieur me bouscule, je suis dans le cas de m'embrouiller...

—Ah! quelle patience!...

—Il est d'abord venu l'ami de Monsieur...

—Lequel, d'ami?... Il y a tant de gens qui se disent mes amis pour pouvoir m'emprunter de l'argent à l'occasion!...

—C'est celui qui a un nom si difficile à prononcer, M. Je ne sais qui...

—Genestweski, le Russe, probablement?...

—M. Genetséqui, c'est cela même, Monsieur.

—Je ne m'étais pas trompé, en ce cas. Et après?...

—Il est venu ensuite... Ah! l'abonneur...

—Comment, à la bonne heure, qu'est-ce que tu me chantes-là?...

—Je prie Monsieur de m'excuser. Je veux dire l'abonneur, l'assureur, enfin l'individu qui veut inscrire Monsieur contre les accidents de sport.

—Ah! ce courtier que j'ai déjà mis trois fois à la porte! Il est entêté, l'animal. Je t'ai donné l'ordre de lui répondre que je n'y serais jamais pour lui.

—Je n'ai pas manqué de suivre les ordres de Monsieur, d'autant plus que Monsieur était réellement sorti.

—C'est tout?...

—Ah! Il est encore venu un gros, qui fait l'important et qui a une voix de centaure. Il m'a dit qu'il fallait absolument que vous alliez le voir le plus tôt possible, qu'il avait besoin de vous parler.

—Un gros, qui a une voix de stentor... T'a-t-il au moins dit son nom?...

—Certainement, et j'allais le dire à Monsieur quand Monsieur m'a coupé le fil...

—C'est?...

—Monsieur Fruscou, ingénieur!...

—Fruscou!... Le constructeur de mon aéronat!... Tu ne pouvais pas le dire plus vite, triple lambin!...

—Je ne pensais pas, Monsieur...

—Tu ne pensais pas!... Tu ne penses jamais rien d'ailleurs!... Il n'y a pas de place, dans la noisette qui te sert de tête, pour une idée tout entière, et il faut un maître aussi patient que je le suis pour endurer tes lenteurs, mon pauvre Firmin!...

—Alors, c'est vrai que Monsieur veut monter aussi en ballon comme Messieurs ses amis?...

—Oui, Firmin, et je t'emmènerai avec moi dans le voyage que je projette d'entreprendre. Tu me feras la cuisine sur le moteur du ballon et je te réserverai une cabine à l'intérieur du ballonnet compensateur.

Les rares cheveux du digne valet de chambre du Petit Biscuitier, Claude Réviliod,—car c'est dans l'appartement particulier de cet amateur fanatique d'aérostation que la conversation qui vient d'être rapportée s'échangeait,—se dressèrent sur son crâne dégarni.

—J'espère que Monsieur veut plaisanter!... balbutia-t-il.

—Est-ce que tu refuserais de me suivre, par hasard?...

—Monsieur connaît mon dévouement pour lui, depuis trois ans que je suis à ses ordres, après quatorze ans passés au service de la famille. Je suivrai Monsieur, mais ce sera ma mort sûre!...

—Comment ta morsure?... Tu n'as pas terminé avec tes continuels coq-à-l'âne, Firmin?... Je finirai par te mettre en disponibilité, comme un officier qui a commis une boulette!... En attendant, va t'informer si le déjeuner est prêt!

—Monsieur est servi!... s'empressa de répondre le domestique.

—Tant mieux, car il va me falloir mastiquer avec célérité et vigueur. Je suis extraordinairement occupé cette après-midi. J'ai au moins cent cinquante-trois rendez-vous, sans compter Fruscou qui m'attend, à ce que tu viens de me dire.

—Avec son auto, Monsieur y arrivera bien!...

—Que le ciel t'entende, Firmin, car il y va de la réussite de mes projets les plus chers!...

La conversation entre Claude Réviliod et son fidèle Firmin prit fin sur ces mots. Le jeune homme passa de son cabinet dans la salle à manger où il s'attabla hâtivement.

Trois mois s'étaient écoulés depuis la fondation de l'Aéro-tourist-club par le marquis de La Tour-Miranne, aidé d'une douzaine d'amis. On était dans la première quinzaine de janvier, ce qui expliquait le surmenage dont se plaignait le petit Biscuitier. Il avait, en effet, à satisfaire en même temps aux convenances mondaines, en cette période qui suit le renouvellement de l'année, et à suivre la réalisation de ses idées, car il n'avait pas renoncé, loin de là, à ses projets de navigation aérienne à l'aide de ballons dirigeables.

Dans diverses circonstances: au Salon de l'Aéronautique, à la quinzaine d'aviation de Juvisy et chez des amis communs, Réviliod avait eu l'occasion de rencontrer l'un ou l'autre des membres de l'Aéro-tourist-club. Après échange des politesses et lieux communs d'usage, il était obligatoire que la conversation tournât sur le chapitre, plus que jamais à l'ordre du jour, de la locomotion aérienne.

—Eh bien!... entamait d'un ton ironique Réviliod, ça marche votre Société? Combien êtes-vous maintenant d'adhérents?...

—Nous ne cherchons pas, pour l'instant, à augmenter le nombre des membres du Club, lui répondait l'interpellé. Nous tenons d'abord à faire nos preuves.

—Les accidents répétés causés par l'aéroplane, la mort de Selfridge, de Lefebvre, du capitaine Ferber ne vous refroidissent pas un peu?...

—Ils ne nous découragent pas, et nous espérons bien les éviter, en prenant les précautions indiquées par l'expérience.

—Bonne chance, dans ce cas. Pour ma part, je préfère m'en tenir au dirigeable. Au moins je disposerai toujours d'un flotteur de sûreté dans le cas d'une panne subite.

—Avez-vous oublié la catastrophe du République?... Voyez à quoi a servi le fameux flotteur de sûreté dans cette circonstance!...

—Oui, mais il y a moyen d'éviter un accident aussi ridicule que la rupture d'une branche d'hélice, et ce moyen je compte bien l'employer.

—Alors, vous comptez toujours faire du tourisme en dirigeable, cette année, Réviliod?...

—Certainement, je compte bien vous démontrer, par des preuves irréfutables, que le ballon, bien agencé, bien compris et bien conduit, peut fournir des résultats autrement intéressants que vos espèces de cerfs-volants-boîtes à moteur. Pendant que vous ferez de méchants sauts de crapaud, à deux ou trois mètres au-dessus des taupinières de la plaine, moi je planerai superbement à la hauteur qui me plaira, et je franchirai sans peine en une heure l'espace que vous mettrez une journée à parcourir, encore heureux si vos moteurs n'ont pas de ratés et ne vous obligent pas à prendre terre toutes les trois minutes.

—Vous êtes dur pour l'aéroplane, Réviliod, mais je vous trouve un peu partial; car il me semble que vous oubliez aussi les nombreux inconvénients de l'aéronat comparé à l'aéroplane, surtout dans un voyage par étapes. Il vous faudra des hangars d'abri à tous vos points d'arrêt et un personnel nombreux et expérimenté pour vous permettre d'atterrir sans danger.

—Vous exagérez la fragilité du ballon. D'ailleurs, pensez-vous que je vais prendre un aéronat de 4.000 mètres cubes de capacité comme le République?

—Que comptez-vous donc employer?...

—Je tiens à vous en faire la surprise. Vous verrez cela au mois de mai prochain, et vous serez forcé de reconnaître que j'avais raison dans mes assertions.

—Évidemment, vous pouvez avoir un appareil parfait en tous points. Votre fortune vous le permet. Il n'empêche que, jusqu'à plus ample informé, je conserve ma confiance dans le principe de l'aéroplane.

—Principe erroné et qui ne peut conduire à rien de bon vous le verrez. Mais il n'est, je le sais, pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, et, puisque vous refusez de prêter l'oreille aux meilleures raisons théoriques, je vous donnerai la preuve expérimentale de la valeur de mes affirmations.

—Et je serai heureux, dans ce cas, de reconnaître que je me suis trompé! répondait courtoisement l'interlocuteur du Petit Biscuitier.

L'hiver, cependant, s'écoulait, et pendant que le président de l'Aéro-tourist-club et ses amis s'occupaient de la mise en chantier des véhicules aériens destinés, dans leur pensée, à remplacer les automobiles terrestres qui ne leur offraient plus d'attraits, Réviliod, de son côté, cherchait un constructeur capable de réaliser ses plans. Ce constructeur il finit par le trouver dans la personne de Fruscou, un aéronaute de valeur, ancien élève et collaborateur de Gabriel Yon, qui avait contribué pour sa bonne part au développement pris depuis vingt ans par les questions de locomotion aérienne.

M. Maurice Fruscou avait édifié à Boulogne-sur-Seine un immense établissement où l'on fabriquait non seulement tous les organes, entrant dans la composition d'un matériel aérostatique ordinaire, mais toute la partie mécanique nécessaire aux ballons captifs et aux dirigeables: voitures-treuils pour parc d'aérostation militaire, appareils à hydrogène pour le gonflement, moteurs à vapeur et à essence, fixes et transportables, etc. Enfin un atelier venait d'être organisé pour la construction des aéroplanes, monoplans et polyplans dont les commandes affluaient.

Après un déjeuner rapidement expédié, Claude Réviliod descendit dans la cour du petit hôtel particulier qu'il habitait avenue du Bois de Boulogne. Son auto, son chauffeur en livrée vert sombre, sur son siège, l'attendait, prête à démarrer.

—Vite, Tiburce!... dit-il. A Boulogne, chez Fruscou, l'aéronaute.

Le chauffeur acquiesça d'un geste muet et prit sa place au volant. Un instant après, l'auto glissait silencieusement sur le macadam de l'avenue; sa vitesse s'accélérait, et, vingt minutes plus tard, elle stoppait devant la porte principale du grand établissement civil d'aérostation.

Le Petit Biscuitier venait à peine de franchir le seuil du vaste hangar contenant les ballons en cours de fabrication, qu'une voix tonitruante se fit entendre.

—Tiens! cet excellent M. Réviliod!... Enchanté de vous voir, nous allons régler la question de votre dirigeable!

—Ayant appris votre visite infructueuse ce matin, je me suis empressé d'accourir, répondit le jeune homme en secouant amicalement la main que lui tendait le célèbre aéronaute. Alors les plans sont terminés?...

—Oui, les études sont achevées et je n'attends plus que votre ordre de mise en chantier.... Mais entrez donc, je vous prie, dans mon bureau, je reviens de suite avec les bleus.

Maurice Fruscou s'éloigna, pendant que l'aspirant navigateur pénétrait dans la pièce indiquée. Deux minutes après, le constructeur était de retour, tenant à la main un rouleau de papiers qu'il étendit sur une table à dessin placée devant la fenêtre.

—Voici d'abord une vue générale en élévation de votre futur yacht aérien le Réviliod n°1, fit, d'une voix dont il s'efforçait vainement d'atténuer les sonorités, le grand fournisseur des flottes aériennes françaises.

—Le Réviliod n°1, oh! oh!... Cela me paraît bien un peu prétentieux, pour un modeste amateur qui n'a encore qu'une demi-douzaine d'ascensions à son actif, interrompit le Petit Biscuitier. Je ne m'appelle pas Santos-Dumont ou Blériot, moi!...

—Peut-être serez-vous un jour plus célèbre qu'eux!... riposta sérieusement Fruscou. Ils ont débuté comme vous, mon cher client!... Mais enfin, le nom à donner à votre navire pourra être choisi plus tard et à votre convenance. Pour l'instant, il s'agit de déterminer ses dimensions et son aménagement.


—Vous avez décidément adopté un cube de quinze cents mètres, je vois, reprit Réviliod penché sur le dessin et l'examinant curieusement.

—C'est le chiffre qui convenait le mieux, étant donné que vous ne transporterez que trois personnes à votre bord, en sus de l'équipage nécessaire, et que vous voulez cependant un moteur robuste et puissant.

—C'est en effet, une chose qui me paraît indispensable et à laquelle je tiens.

—Eh bien! sur la force ascensionnelle totale, je peux prélever le poids d'un moteur de 70 chevaux avec son approvisionnement d'essence et d'eau pour huit heures!...

—C'est merveilleux, et je vous en félicite, car cela nous procurera évidemment une vitesse double de celle que nous eût donné un moteur de 35 H.P.

—Hélas non! mon cher Monsieur.

—Comment cela?...

—Pour doubler la vitesse de marche d'un navire, il faut, ainsi que l'expérience l'a montré, non pas doubler, mais octupler, c'est-à-dire multiplier par huit la puissance de la machine motrice, car, d'une manière générale, le travail moteur par seconde, ou la force dépensée, ce qui revient au même, est proportionnel au cube des vitesses, dans l'air comme dans l'eau.

—Ah! diable!... Alors, nous n'irons pas beaucoup plus vite en ce cas!...

—Je vous demande pardon. En donnant à la carène du ballon une forme générale analogue à celle de l'aéronat le France de Renard et Krebs, qui peut, encore aujourd'hui, servir de modèle et de point de départ, une puissance motrice de huit chevaux fournira une vitesse propre de six mètres environ.

En octuplant cette puissance, nous doublerons donc la vitesse, et votre moteur de 70 chevaux vous donnera dans les environs de douze mètres par seconde, près de 44 kilomètres à l'heure en air calme.

—On ne filera pas comme des hirondelles ou des aéroplanes, mais je ne tiens pas, après tout, à une rapidité de marche extraordinaire. Tout ce que je demande, c'est de ne pas être trop fréquemment immobilisé à terre par la force du vent.

—Rassurez-vous à ce sujet. D'après les recherches effectuées pendant de longues années à l'établissement de Chalais-Meudon, on peut affirmer qu'un ballon dirigeable possédant une vitesse propre de douze mètres par seconde peut évoluer dans tous les sens à travers l'atmosphère 815 fois sur 1.000, c'est-à-dire plus de trois jours sur quatre, et qu'il pourrait remonter le courant aérien, avec une vitesse de deux mètres par seconde, 708 fois sur 1.000. Vous voyez donc que votre crainte est vaine et que vous ne devrez pas rester trop souvent fixé à la terre!...

—Vous me rassurez sur ce point, mais je voudrais bien l'être également sur la question des atterrissages qui n'est pas, je l'avoue, sans me préoccuper...

—A quel point de vue?...

—Devrai-je faire édifier des hangars partout où je voudrai m'arrêter?... Il faudra bien des garages pour mon automobile aérienne!...

Le grand constructeur se mit à rire.

—N'est-ce que cela qui vous embarrasse, fit-il. Sachez donc que j'ai résolu la question. Évidemment il vous faut de toute nécessité un port d'attache, un hangar fermé où le dirigeable pourra être remisé tout gonflé. Mais, pour un voyage par escales, il suffira d'expédier, à chaque endroit fixé d'avance pour un arrêt, un matériel de campement que j'ai combiné et expérimenté avec mes aéronats militaires. Rien n'est plus simple que la mise en place de ce matériel qui permet de soustraire le ballon à l'action des rafales, et je mettrai votre équipage au courant. Il n'y aura que dans le cas relativement rare où une violente tempête éclaterait sans que vous ayez le temps de regagner votre hangar d'abri, que ce matériel se trouverait insuffisant, et alors vous dégonfleriez en quelques secondes en ouvrant le chemin de déchirure du ballon.

—Vous vous chargez de me fournir un bon pilote et un mécanicien pour la conduite de l'aéronat?...

—Oui, je vous donnerai un de mes élèves comme aéronaute: Jules Neffodor, et comme mécanicien un garçon très débrouillard et pour qui le moteur à pétrole n'a pas de secrets; Gellinier, tel est son nom. Vous en serez très satisfait.

Les yeux du Petit Biscuitier s'étaient portés vers un tableau suivi de nombreux chiffres et qui occupait tout un angle du grand dessin représentant le navire aérien en question. Maurice Fruscou suivit la direction de son regard et reprit:

—Ah! vous regardez le tableau des poids. J'ai serré la question de près comme vous pouvez le voir, et j'ai gagné plus de 200 kilos sur le total. Voyez plutôt!

Et l'ingénieur lut les chiffres suivants:

Aéronat Réviliod n° 1, cube 1.500 mètres, ballonnet à air 150 mètres, force ascensionnelle nette: 1.450 kilogrammes.

Enveloppe vernie (ballonnet à air compris) Housse de suspension et ralingues Quille, empennage stabilisateur, soupapes Poutre-armée, nacelle A reporter Report Moteur de 70 chevaux complet Essence et eau pour huit heures de marche Ventilateur pour le service du ballonnet Hélice à deux palettes en toile et acier, et son arbre Gouvernails horizontaux et verticaux Poids de cinq personnes (à 70 kil. chaque) Accessoires divers, outils, etc Lest de route Force ascensionnelle au départ Total 330 40 45 115 530 530 80 150 35 65 30 350 40 150 20 1.450 kilos. — — — kilos. kilos. — — — — — — — — — kilos.

—En effet, en effet, marmotta le néophyte; il me semble que vous n'avez rien oublié. Seulement 150 kilos d'essence et d'eau pour alimenter pendant huit heures consécutives un moteur de 70 chevaux, cela me paraît fort peu; car je crois savoir qu'il faut compter un demi-litre d'essence par heure et par cheval. Or, 70 chevaux demandent 35 litres, et pour huit heures cela fait 280 litres. D'autre part, on perd bien quatre litres d'eau à l'heure par évaporation avec un 70 H.P. soit encore 32 kilos pour huit heures. J'arrive donc à un total de 228 kilos au lieu de 150.

—Et vous en concluez, n'est-ce pas, que mes calculs ne sont pas justes?...

—Dame!...

—Eh bien! mon cher client, votre conclusion n'est pas exacte, parce que vous ne tenez pas compte d'un point de première importance....

—Bah! Et lequel donc?...

—Le moteur à pétrole a l'inconvénient de délester constamment le navire aérien pendant son fonctionnement, si bien que le ballon perd inutilement du gaz par suite de sa tendance à s'élever. Or, votre moteur est à quatre cylindres, indépendants deux par deux; c'est-à-dire qu'il est formé, en réalité, de deux moteurs à deux cylindres pouvant fonctionner indépendamment l'un de l'autre. L'un de ces moteurs est alimenté de pétrole gazéifié dans un carburateur suivant le procédé ordinaire, mais l'autre peut être alimenté à volonté par l'hydrogène du ballon, dont il absorbe 16 mètres cubes à l'heure. L'aéronat, qui se trouve délesté de 18 litres d'essence et 5 d'eau, soit 20 kilogrammes, perd dans le même temps 20 kilos de force ascensionnelle. Le gain et la perte se trouvent donc contrebalancés, grâce à ce dispositif nouveau, et il en résulte que l'appareil conserve son équilibre en hauteur.

—Oui, mais en huit heures j'aurai perdu 128 mètres cubes d'hydrogène!... fit observer le client.

—Et dépensé 140 litres d'essence et 40 d'eau, soit les 150 kilos prévus au tableau. C.q.f.d!... riposta le constructeur. Il est bien certain qu'il faudra ravitailler le dirigeable en hydrogène, pétrole et eau, à chacune de ses escales! C'est là une inéluctable nécessité!... Mais voyez, en revanche, quels avantages vous retirerez de l'usage d'un semblable moteur, avec lequel vous pourrez, ou bien naviguer à petite vitesse en ne faisant travailler que deux cylindres sur quatre et en alimentant à volonté ces cylindres, soit d'hydrogène, soit d'air carburé, ou bien aller à une vitesse plus grande en faisant fonctionner les quatre cylindres. Vous avez, en réalité, deux moteurs indépendants que vous pouvez accoupler au besoin ou faire travailler individuellement en cas de panne de l'un des deux. C'est un gros, gros avantage et que ne possède aucun des aéronats actuels!...

L'aéronaute s'échauffait en parlant.

—Oui! Vous allez disposer d'un navire aérien qui sera pourvu des tous derniers perfectionnements suggérés par une expérience déjà longue. L'équilibre longitudinal, transversal et vertical de l'aéronat est assuré; sa vitesse lui permettra de sortir au moins trois jours sur cinq et de revenir à son point de départ. Il pourra camper au besoin en plein champ pour passer la nuit sans redouter d'être emporté par la brise ni exiger tout un régiment pour le retenir!...

Claude Réviliod, qui avait consulté sa montre, tout en feuilletant les dessins d'exécution, parvint à endiguer le torrent d'éloquence du redondant constructeur. Il coupa:

—Vous avez raison, mon cher Fruscou, et d'ailleurs je m'en remets entièrement à vos lumières pour me procurer ce qui pourra se faire de mieux. Je vous ai dit que, pour obtenir le summum de la perfection en fait de dirigeable de plaisance, la question d'argent passait pour moi au second rang. Par conséquent n'épargnez rien pour que la réussite soit complète.

—Vous pouvez en être assuré. A moins, bien entendu, de temps exceptionnellement mauvais et de tempêtes, la solidité du matériel sera parfaite.

—Bien. Résumons donc cette conversation. Voici l'ordre de mise en chantier d'un dirigeable qui devra être conforme en toutes ses parties aux plans que vous venez de me soumettre. Nous sommes le 12 janvier, à quelle date prenez-vous l'engagement d'effectuer la livraison?...

Le grand constructeur réfléchit un instant.

—Le 30 avril prochain, répliqua-t-il enfin, tout le matériel sera rendu au parc de manoeuvre que vous m'indiquerez.

—Ce parc ne sera pas très éloigné. Vous connaissez Triel sur la Seine?...

—Triel, oui. J'y suis descendu de ballon, il y a deux ans. Un douze cents mètres cubes. Figurez-vous...

—A quelques kilomètres de là, sur le versant des bois de l'Hautie regardant la vallée de l'Oise, coupa Réviliod, j'ai eu l'occasion d'acheter une propriété de près de quatre hectares entourée de hauts murs et d'arbres très élevés. Je vais la faire aménager en vue de l'usage auquel je la destine, c'est-à-dire faire niveler les pelouses.

—Et surtout édifier un hangar abrité des vents d'ouest, je vous le recommande!

—J'ai pris rendez-vous pour cet après-midi même avec un architecte spécialiste que je compte charger de ce travail.

—Le ballon mesurant 7 m. 50 de diamètre au maître-couple et 48 m. 50 de longueur, le hangar devra avoir les dimensions suivantes: longueur 50 mètres, largeur 12 mètres, hauteur maximum 15 mètres. La face d'avant de ce hangar devra être démontable pour sortir et rentrer le ballon à volonté.

Le Petit Biscuitier prit note sur son carnet de ces chiffres, et il serra la main de l'ingénieur aéronaute.

—Voilà donc qui est convenu, dit-il. Le premier mai prochain, je serai au parc d'Ecancourt afin d'assister à l'arrivée du matériel que le hangar sera tout prêt à recevoir. Vous penserez également à envoyer un appareil à gaz pour produire l'hydrogène nécessaire au gonflement...

—Je ne l'oublierai pas.

—Combien faudra-t-il de temps ensuite pour ajuster les machines et préparer l'aérostat?

—Une douzaine de jours au plus.

—Bon, en ce cas nous serons prêts vers le 15 mai, c'est tout ce qu'il faut.

—Vous pouvez compter sur moi pour cette date.

—Je me fie à votre parole. A fin avril, donc!...

Et sur une dernière et cordiale étreinte, le futur navigateur aérien regagna sa voiture tout en monologuant:

—Je serai prêt avant les autres. Nous verrons alors qui l'emportera de l'aéroplane ou du dirigeable. A nous deux, mon petit La Tour-Miranne, à nous deux!...

Le tour de France en aéroplane

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