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UN ENNEMI DANS LA PLACE

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Table des matières

UN ADVERSAIRE DU PROGRÈS.—LE PÈRE ET LE FILS.—UN DUC CHEZ UN OUVRIER.—JE NE SUIS PAS UN TRAÎTRE, MONSIEUR!—CHARLES BADER DIT CHARLOT.—AU PARC D'AÉROSTATION D'ECANCOURT.—GONFLEMENT DU DIRIGEABLE.—LES RANCUNES DE M. FIRMIN.—UNE MISSION MYSTÉRIEUSE.

L'inauguration du champ d'aviation d'Aérovilla avait fait sensation.

Tous les journaux «bien informés» avaient publié le compte rendu de la fête donnée à l'aérodrome de Puiseux et n'avaient pas ménagé leurs éloges à Martin Landoux, l'ancien recordman cycliste et automobiliste transformé en aviateur consommé, tout à la fois ingénieur, constructeur et pilote expert. La Tour-Miranne, interviewé, avait exposé ses projets et ses ambitions, et le Tour de France en aéroplane commençait à avoir ce que l'on appelle «une bonne presse».

Toutefois ce bruit ne fut pas sans déplaire à certaines personnes, et ce, pour différents motifs. Tel fut le cas pour le duc de La Tour-Miranne et Claude Réviliod, entre autres.

Le duc de La Tour-Miranne était très entiché de sa vieille noblesse. Fidèle au culte du passé, il détestait cordialement toutes les inventions du siècle, et était persuadé que c'était déroger et manquer de respect aux glorieux ancêtres de sa race que de s'occuper de choses bonnes pour les bourgeois et autres manants qu'il méprisait cordialement. Il avait approuvé Robert tant que celui-ci s'était borné à pratiquer les sports mondains, tels que l'escrime et l'hippisme; il avait été jusqu'à lui tolérer le yachting, ce sport de millionnaire, et l'automobilisme, bien qu'il le blâmât hautement de prendre au volant la place d'un laquais. Il s'était hérissé, quand l'unique héritier, du nom et des biens de La Tour-Miranne avait fait l'acquisition de son premier aérostat et accompli une série de voyages aériens réellement remarquables. Lorsqu'il apprit qu'à la suite de son voyage à la grande semaine d'aviation de Reims, Robert, en compagnie de quelques amis, avait fondé l'Aéro-tourist-club, il lui avait adressé une sévère mercuriale en lui enjoignant de ne pas donner suite à son projet ridicule d'exécuter un voyage de circumnavigation aérienne autour de la France, comme un véritable saltimbanque. Les comptes rendus des journaux relatifs à la fête donnée à l'occasion de l'inauguration d'Aérovilla, portèrent à son comble l'exaspération du noble représentant de la vieille France, et il enjoignit à son fils de venir lui expliquer ses projets. L'entrevue entre ces deux caractères opposés, l'un admirateur du passé, l'autre épris du progrès, le père les yeux obstinément fixés en arrière, le fils regardant vers l'avenir, ne pouvait manquer d'être mouvementée.

—Ainsi, monsieur, commença dédaigneusement le duc, vous avez donc persisté, malgré mes avis et mes conseils, dans vos folies?...

Robert de La Tour-Miranne releva la tête, prêt à défendre les idées qui lui étaient chères et qu'il croyait justes, fût-ce contre son père, envers lequel il professait cependant un profond respect, sans se permettre de critiquer, même en pensée, les convictions surannées chères à celui qui était le chef de la famille.

—N'avez-vous pas honte, poursuivit M. de La Tour-Miranne, de vous mêler, avec le nom que vous portez, à des exhibitions telles que je viens d'en lire le récit dans les gazettes!... Avoir transformé les magnifiques haras de notre cousin, le prince Muret, en vélo..., non, en a-é-ro-drome, ainsi que vous dites dans votre jargon, n'est-ce pas inouï, en vérité!... Quelle mouche vous a donc piqué pour que j'aie le déplaisir de voir le dernier de ma race se transformer en acrobate, car ce sont des acrobaties que vos prétendues expériences scientifiques...

—Mon père!... voulut dire le président de l'Aéro-tourist-club.

Celui-ci ne lui permit pas de parler. Il continua:

—Je vous ai déjà adressé à plusieurs reprises des observations au sujet des singulières occupations auxquelles vous vous plaisez depuis quelque temps. Il me déplait fort de voir le nom des La Tour-Miranne mêlé à des entreprises aussi ridicules que celles dont parlent les feuilles en ce moment, et j'entends que vous cessiez au plus tôt toute participation à des exercices qui ne peuvent que vous déconsidérer aux yeux de tous les gens sensés!...

—Me permettrez-vous, mon père, de vous expliquer...

L'autoritaire gentilhomme étendit le bras vers son fils, et avec dédain:

—Que pourriez-vous me dire pour vous excuser?... Je le sais d'avance, parbleu, c'est que vous êtes majeur et libre de mener la vie qui vous convient sans que moi, votre père, je puisse vous adresser une observation. C'est une erreur, monsieur. Je dois veiller à ce que rien ne vienne jeter un lustre fâcheux sur le nom que nous ont légué de glorieux ancêtres. Or, c'est déchoir que de se mêler ainsi que vous le faites au mouvement qui entraîne le monde à la conquête de découvertes d'un intérêt contestable. Nos aïeux ne connaissaient ni l'électricité, ni les aéroplanes, et cependant ils n'en ont pas moins fait de grandes et utiles choses. Laissez donc ces vaines recherches aux petites gens, et ne vous mêlez plus à cette société hétéroclite d'ingénieurs aux mains noircies de cambouis, et rappelez-vous la devise de notre maison: Primus inter pares! Vous m'avez entendu?...

Le sportsman avait contenu son impatience pour écouter la longue harangue de son solennel ascendant.

—Je regrette, mon père, répondit-il fermement quoique respectueusement, de différer d'opinion avec vous au sujet de l'avenir réservé à la grande question de la locomotion aérienne, actuellement à son début et qui réclame, pour aboutir, le concours de toutes les énergies, de toutes les intelligences et de toutes les bonnes volontés. Permettez-moi de vous faire remarquer que je suis loin d'être seul à penser de cette façon dans notre monde, et je vous citerai, si vous le voulez, une vingtaine de personnes portant les plus grands noms de France et qui patronnent ces expériences que vous regardez comme de simples prouesses acrobatiques...

Le duc secoua la tête.

—Ces personnes ont tort, voilà tout, et ce n'est pas une raison pour que vous suiviez leur exemple!... Mais je vous en ai dit assez, et j'espère encore que vous ne m'obligerez pas à prendre des mesures extrêmes, au cas où vous ne tiendriez pas compte des volontés que je viens de vous exprimer.

Robert contint un mouvement de révolte.

—Mais pourtant je ne fais rien de répréhensible et de nature à entacher le renom de notre maison, s'exclama-t-il. Je ne puis pas, pour un scrupule que je trouve exagéré, abandonner l'entreprise en cours et laisser mes amis dans l'embarras...

—Il suffit!... scanda M. de La Tour-Miranne d'un ton glacial. Vous persistez à tenter ce voyage en aéroplane qu'annoncent les journaux?...

—Je ne saurais me désister, sans perdre ma propre estime, mon père.

—Très bien!... Insister davantage serait superflu, je m'en rends compte. Dans ce cas, j'agirai, afin d'éviter l'esclandre que je redoute et d'où notre nom sortirait diminué. Je ne vous retiens plus, monsieur. Courez donc vous donner en spectacle avec vos camarades; nous n'avons plus rien à nous dire désormais!...

Le jeune homme fit un geste pour retenir son père, mais déjà le vieux gentilhomme, soulevant la draperie d'une portière, avait disparu, le laissant libre de méditer ses paroles énigmatiques et menaçantes. Il secoua alors la tête, comme pour dissiper l'impression ressentie et murmura.

—Bah!... nous verrons bien. Son opinion se modifiera, je l'espère, lorsque nous aurons accompli avec succès notre tour de France en aéro!...

Le duc ne devait pas s'en tenir aux menaces.

Dès le lendemain, il se fit conduire aux ateliers Martin Landoux, où s'achevait la construction des deux derniers appareils destinés aux membres de l'Aéro-tourist-club. Aussitôt introduit dans le bureau de l'aviateur, il expliqua à l'ex-automobiliste les raisons de sa visite.

—Je suis, lui dit-il, le duc de La Tour-Miranne, chef de la branche aînée de la famille et père de votre jeune client, le promoteur de la mirifique idée du tourisme en aéroplane...

Le constructeur s'inclina silencieusement et offrit un siège à son illustre visiteur. Celui-ci s'en empara et poursuivit, toujours du même accent rèche et hautain qui lui était habituel:

—Pour des raisons personnelles que je crois inutile de vous exposer, je ne veux pas que cette idée baroque ait de suite, ou, tout au moins, que le dernier représentant des La Tour-Miranne participe à cette exhibition que je considère comme du banquisme tout pur. Par amour-propre plutôt que par conviction, mon fils s'est refusé, malgré ma volonté nettement exprimée, à se dédire, et il prétend rester le chef de cette caravane aérienne que je crois fermement exposée à tous les désastres. Je veux lui éviter, même malgré lui, l'humiliation qu'il se prépare, et, puisque vous êtes le fabricant de l'instrument qu'il veut diriger, je viens à vous franchement pour vous demander sans ambages d'empêcher la réalisation de cette tentative que je crains de voir sombrer dans le ridicule.

Martin Landoux, ébahi, ne sut que répondre, et il se gratta la tête avec embarras. Enfin, il parvint à balbutier:

—Je ne vois vraiment pas, monsieur le duc, comment je pourrais vous aider...

—La chose me paraît cependant aisée!... répliqua M. de La Tour-Miranne avec une pointe d'impatience. Il suffît de mettre la machine que mon fils doit conduire hors d'état de fonctionner. Je compte sur vous pour lui démontrer ensuite l'impossibilité de se confier à un instrument semblable, surtout pour exécuter un voyage de quelque étendue. D'ailleurs, je suis tout disposé à vous dédommager de la perte matérielle que le service que je réclame de vous pourrait vous causer.

—Mais, monsieur, je ne suis pas le seul constructeur d'aéroplanes existant en France! se récria le mécanicien. Si je faisais ce que vous désirez, M. de La Tour-Miranne s'adresserait immédiatement à l'un de mes confrères qui lui livrerait un appareil fonctionnant parfaitement. Une manoeuvre telle que vous me la conseillez n'aurait donc aucun résultat et n'empêcherait nullement mon client d'accomplir le voyage que vous voulez empêcher!

—Ta! ta! ta!... Croyez-vous donc que j'ignore ce qui se passe actuellement dans votre industrie naissante!... On ne trouve pas encore, je crois, des aéroplanes en magasin et tout prêts à être livrés! Je me suis renseigné: on demande actuellement un délai de livraison d'au moins trois mois, comme autrefois pour les automobiles. Que le marquis s'amuse donc à voleter avec son appareil au-dessus des haras de notre cousin le prince Muret, je n'y vois nul inconvénient. Tout ce que je désire, c'est que la veille du fameux départ pour le Tour de France projeté, il survienne quelque anicroche mettant irrémédiablement hors de service sa mécanique. Il sera ainsi forcé de laisser partir les plus enragés de ses compagnons. Avant qu'il ait pu se procurer un autre instrument pour les rejoindre, il est fort probable que la caravane se sera évanouie en fumée, ou tout au moins piteusement disloquée. On ne verra donc pas un La Tour-Miranne figurer dans cette mascarade, et c'est tout ce que je désire. Vous avez compris?...

L'inventeur planta son regard incisif dans les yeux du gentilhomme qui, déjà, cherchait son carnet de chèques dans une poche de côté de son pardessus fourré. Il prononça énergiquement:

—Je le regrette, monsieur le duc, mais je ne suis pas l'homme des petites combinaisons que vous me faites l'honneur de m'exposer. Martin Landoux ne mange pas de ce pain-là et il ne trahit pas les intérêts qui lui sont confiés par ses clients.

Le duc redressa sa haute taille et ses yeux lancèrent des éclairs.

—Vous oubliez que je suis le père, monsieur, et que j'ai le droit d'empêcher ceux qui portent mon nom de commettre une sottise insigne, telle que ce ridicule voyage!...

—Entreprise audacieuse, mais réalisable avec mes aéroplanes, monsieur! s'écria avec feu le mécanicien. Imposez donc, si vous le pouvez, votre volonté à votre fils, mais moi je ne trahirai à aucun prix la confiance qu'il a mise en mes modestes capacités.

M. de La Tour-Miranne haussa les épaules, et, pour masquer son désappointement, il articula d'un ton qu'il s'efforça de rendre sarcastique:

—Je croyais trouver en vous un homme raisonnable, mais je constate que c'était trop espérer d'un inventeur infatué de la valeur de ses créations. Je laisse donc le hasard faire son oeuvre, mais je conserve la conviction que le dernier mot n'est pas dit et que ce malencontreux voyage n'aura pas lieu malgré tout, car je n'ai nulle confiance dans toutes ces machines dont vous êtes si fier et que les causes les plus minimes détraquent sans remède!

—Nous vous démontrerons le contraire, monsieur!... riposta Martin Landoux, piqué. Le tour de France en aéroplane s'effectuera, quoi que vous en disiez, et loin d'essayer de détraquer les machines, j'en serai le médecin et les guérirai de leurs pannes.

—Terminons, conclut brièvement le duc. Voulez-vous vingt-cinq mille francs?...

—Je ne m'appelle pas Bazaine, monsieur. Je me nomme Martin Landoux!...

—Le gentilhomme réprima un mouvement de colère et regretta intérieurement le temps où ses nobles aïeux auraient récompensé une semblable réponse par une volée de coups d'étrivières. Il se leva brusquement et d'une voix que la colère faisait chevroter.

—Je vois que le marquis vous a chèrement payé pour que vous défendiez pareillement ce que vous croyez à tort être son intérêt. Je regrette de ne pouvoir vous convaincre de votre erreur. Adieu, monsieur le fabricant d'aéroplanes; vous regretterez bientôt d'être resté sourd à ma prière!...

—Ce serait manquer à la plus vulgaire probité commerciale, monsieur, et, si vous voulez bien y réfléchir, vous reconnaîtrez que je ne puis vous répondre autrement que je le fais.

M. de La Tour-Miranne sortit et Martin Landoux demeura seul devant son bureau encombré de paperasses et de dessins. Le mécanicien resta plusieurs minutes immobile, repassant dans sa mémoire les paroles de son noble interlocuteur. Enfin il se dressa et secoua les épaules avec un geste intraduisible.

—Au diable! monologua-t-il, voilà un singulier citoyen que le père de M. Robert! Il n'a guère confiance dans les créations scientifiques du temps, ni dans les capacités de son fils, vrai!... Et venir me proposer vingt-cinq mille francs pour détraquer son moteur, mon moteur à moi, le moteur Martin Landoux, il n'a pas peur!... Le plus malheureux, c'est que, si M. Robert persiste dans ses idées, comme il est probable, cela va amener la discorde dans sa famille! Mais je n'y peux rien! J'ai fait ce que je devais et n'ai pas à me repentir de ce que je lui ai dit à ce vieux nobliau!

L'inventeur fut interrompu dans ses réflexions par quelques coups discrets frappés à la porte de son bureau. Il cria machinalement.

—Entrez!...

La porte s'ouvrit et un personnage d'aspect bizarre apparut dans l'encadrement de la baie ouverte.

Qu'on se figure une espèce de gnome d'un peu plus de quatre pieds de haut, une épaule plus élevée que l'autre, les jambes disproportionnées avec le reste du corps, déjetées et cagneuses, les bras, de longueur également démesurée, terminés par des mains noueuses et larges comme des omoplates de mouton, à l'instar des pieds qu'on eût pu comparer à deux périssoires. Le tout était surmonté d'une énorme tête ronde, aux cheveux hérissés, de couleur moutarde, et dans laquelle on remarquait tout d'abord une immense ouverture allant presque d'une oreille à l'autre et crénelée sur toute sa longueur de rocs verdâtres et inégaux qui étaient les dents du personnage. Une joue était sillonnée d'une cicatrice couleur lie de vin, couvrant la pommette et atteignant le sourcil qui recouvrait un oeil clignotant, dardant par moments des lueurs inquiétantes.

Cet individu était habillé en ouvrier mécanicien, c'est-à-dire vêtu d'une «salopette» et d'une veste d'un bleu déteint par suite d'un usage prolongé. Un mauvais veston de confection et un foulard complétaient cette tenue plus que modeste.. Le nouveau venu tenait d'une main sa casquette de cuir et de l'autre une lettre cachetée.

Martin Landoux demeura un instant interloqué en considérant l'étrange visiteur.

—Pardon, excuse, patron, si je me permets de vous déranger, fit alors l'arrivant. On m'a dit qu'il y avait de l'embauche dans vos ateliers et je me suis présenté...

—Pourquoi n'êtes-vous pas aller trouver le contremaître? interrogea brusquement le constructeur. Ce n'est pas d'ailleurs à cette heure que se présente pour demander de l'ouvrage!

—C'est vrai, patron, mais je suis déjà venu et on m'a dit de repasser, que vous n'étiez pas là. Je voulais vous voir pour vous remettre une lettre de recommandation que l'on m'a donnée pour vous.

—Vous avez cette lettre?...

—Certainement, patron. Tenez, la voilà!

L'individu tendit à Martin Landoux l'enveloppe qu'il tenait à la main. Avant de la prendre, l'inventeur questionna encore:

—Vous êtes ajusteur-mécanicien?... D'où sortez-vous en dernier lieu?...

—De chez Marius Gallet, à Courbevoie. Je venais alors des usines Debion et Hagraf, où j'étais au réglage des moteurs. Chez Gallet, je montais les châssis d'aéros.

—Ah!... et pourquoi en êtes-vous parti?...

Le gnome parut embarrassé. Il se dandina sur ses jambes torses avant de répondre.

—Oh! des histoires avec les camarades qui blaguaient ma tournure. J'étais leur vrai souffre-douleur. Ils m'appelaient le bosco, Quasimodo, trente-six autres noms encore. J'ai fini par me fâcher, il y a eu une batterie à l'atelier et c'est encore moi qui ai eu tort après avoir encaissé les coups de tampon des autres!...


Martin Landoux n'écoutait plus; il avait décacheté l'enveloppe et rapidement parcouru la lettre dont il avait reconnu l'écriture au premier coup d'oeil. Elle émanait du bailleur de fonds qui l'avait aidé à fonder son nouvel établissement, de Médouville en un mot. Ce dernier le priait vivement dans sa missive, d'agréer, si la chose était possible, les services de Charles Bader, surnommé Charlot, des capacités professionnelles de qui il serait satisfait, car, malgré son aspect hétéroclite prévenant de prime abord peu en sa faveur, Charlot n'en était pas moins un excellent ouvrier monteur, connaissant à fond l'agencement des machines volantes, auxquelles il était employé à l'établissement d'aéronautique et d'aviation de Marius Gallet.

Sa lecture terminée, le constructeur reporta les yeux sur l'ouvrier qui était resté debout tournant sa casquette entre ses gros doigts noirs.

—Vous connaissez M. de Médouville qui vous a remis cette lettre, interrogea-t-il.

—Moi, pas du tout, patron, répliqua Charlot.

—Alors, comment se fait-il?...

—C'est un ami de M. de Médouville, un client de M. Gallet qui sait comment je travaille, et que j'ai été trouver après avoir perdu ma place. Je lui ai demandé s'il ne connaîtrait pas pour l'instant quelque chose pour moi, il m'a dit que non, mais que M. de Médouville, lui, connaissait beaucoup de monde dans la mécanique. Alors il m'a donné un mot pour ce Monsieur, en lui expliquant ce que je savais faire, et c'est pourquoi M. de Médouville à son tour m'a donné la lettre en me disant de m'adresser directement à vous. Voilà tout, patron...

Martin Landoux qui relisait la missive de son commanditaire, ne prêta qu'une médiocre attention à ces explications, que l'ouvrier lui avait débitées avec volubilité, comme une leçon apprise d'avance, et il ne songea pas à lui demander le nom du mystérieux client ayant servi d'intermédiaire.

—C'est bon!... dit-il enfin, on va vous mettre à l'essai cette semaine, et suivant ce que vous serez reconnu capable de faire, on vous embauchera définitivement ou non. A propos, avez-vous déjà volé?...

—Moi!... Oh! non, monsieur! Je peux vous faire voir mon casier judiciaire...

—Vous ne me comprenez pas. Je vous demande si vous avez fait des vols en aéroplane?...

—Je n'ai pas eu l'occasion, patron. Je soignais surtout les moteurs.

—Mais, le cas échéant, accepteriez-vous d'accompagner des aviateurs en qualité de mécanicien, et de les suivre dans les airs.

—Oh! certainement, patron. Tel que vous me voyez, je me moque de ma peau; elle n'est pas assez belle pour que j'y attache de l'importance.

—Alors, c'est bien! conclut Landoux qui réfléchissait qu'il faudrait une équipe d'habiles mécaniciens pour suivre les audacieux promoteurs du Tour de France dans leurs randonnées. Vous viendrez demain à l'ouverture des ateliers, et samedi prochain je vous dirai ce que j'aurai décidé.

Les yeux du personnage tortu et mal dégauchi qui venait de se présenter sous le nom de Charlot Bader, lancèrent un vif éclair de satisfaction.

—Merci, patron, vous verrez que vous ne regretterez pas de m'avoir engagé!... s'écria-t-il en se dandinant sur ses jambes cagneuses.

Il se retira à reculons en faisant de grands saluts, mais une fois la porte refermée, il se redressa et marmotta d'une voix presque inintelligible, tout en renfonçant sur sa tête hirsute sa casquette de chauffeur.

—Allons, le plus difficile est fait, je suis dans la place. Il s'agit maintenant d'exécuter les ordres de monsieur Réviliod afin de gagner la prime qu'il m'a promise!...

Pour comprendre le sens des énigmatiques paroles prononcées par l'ouvrier mécanicien, il nous faut revenir à un autre personnage de notre récit, au Petit Biscuitier, très affairé par la réalisation de ses projets.

Quelques jours avant l'inauguration d'Aérovilla, tout le matériel du yacht aérien construit dans les établissements Fruscou avait été transporté sur des camions automobiles au parc d'aérostation d'Écancourt. Au centre de la propriété, sur une vaste pelouse gazonnée, se dressait le hangar en charpente devant servir de garage et de port d'attache au dirigeable. Des bâches imperméables ayant été étendues sur le sol parqueté, l'enveloppe de toile caoutchoutée, étalée de toute sa longueur, fut d'abord munie de sa soupape de manoeuvre et de ses suspentes en fils d'acier.

L'équipe d'ouvriers envoyée par Fruscou commença par opérer le montage de la nacelle, en forme de poutre armée, mesurant dix-huit mètres de longueur. Le moteur à quatre cylindres fut solidement boulonné sur le plancher, ainsi que les paliers de support de l'arbre porte-hélice. Les accessoires: embrayage, carburateur, ventilateur, réservoirs d'eau et d'essence furent disposés dans leurs emplacements réglementaires, et on termina par l'ajustage des volants de commande des divers organes du mécanisme.

La partie mécanique achevée, la nacelle fut livrée aux tapissiers chargés de son confortable et de son ornementation. Les mains courantes furent recouvertes de velours rouge, les deux pointes avant et arrière de la longue périssoire aérienne se trouvèrent enfermées dans une enveloppe de soie huilée épousant leurs contours, enfin un salon minuscule mais du plus grand luxe fut installé en arrière du carré des machines, dont on l'isola par une mince cloison en feuilles de liège. Une table légère, recouverte d'un riche tapis de peluche aux couleurs assorties à celles de la moquette du plancher, occupait le milieu de cette loge, et des sièges moelleux furent disposés tout autour. Un meuble unique, aux délicates ciselures argentées, sorte d'armoire, s'adossa à la cloison; il devait contenir tout ce qui pouvait être nécessaire pour un lunch au sein des nuages. Le propriétaire du yacht était un sybarite et tenait à trouver ses aises, même à quinze cents mètres au-dessus du plancher où rampent les tristes humains. Le plafond de ce salon minuscule était constitué par un riche baldaquin en soie bleu tendre, plissée en rayons partant du centre, et des rideaux de même tissu broché, pouvant se relever à l'aide d'embrasses en torsades terminées par un gland, fermaient à volonté les côtés de ce véritable boudoir aérien.

Pendant que les tapissiers collaient, tapaient et clouaient, les mécaniciens avaient procédé au montage des plans et empennages de stabilisation. L'appareil à hydrogène, dès son arrivée, fut mis en place à l'extérieur du hangar, et tout étant en ordre, le gonflement fut commencé. Il exigea 6.500 kilos de tournure de fer et 12.000 d'acide sulfurique à 52 degrés. L'eau nécessaire était pompée dans une citerne, et les résidus évacués dans un fossé les conduisant à l'extérieur.

Seize heures furent nécessaires pour remplir les flancs rebondis du long poisson d'étoffe qui, une fois gonflé, remplit presque complètement la haute construction de charpente. Le réglage des fils d'acier de la suspension fut opéré après que les plans, l'empennage d'arrière, le gouvernail de direction et la nacelle eurent été ajustés, et l'on put, après deux semaines de ce labeur assidu, déterminer la force ascensionnelle du yacht aéronautique.

Le pesage fut effectué dans le hangar, en chargeant la nacelle de sacs de lest rigoureusement tarés. Le constructeur Fruscou était venu assister à cette vérification indispensable, et Réviliod qui n'avait pas, depuis quinze jours, quitté le parc de cinq minutes, suivait avec anxiété l'opération.

Le chef de l'équipe, monté dans la nacelle s'employait à retirer les sacs empilés sur le plancher du carré, et les passait l'un après l'autre à ses aides. Bientôt Fruscou s'aperçut des tendances ascensionnelles de l'aéronat. Il mit la main sur le bordage, prêt à combattre par l'addition de son poids rassurant de 92 kilogrammes, tout essor intempestif du fuseau gazeux.

—Attention!... ordonna-t-il de son organe tonitruant, dont les sonorités trouvèrent un écho sous la toiture de charpente. Attention, ne retirez plus qu'un sac!...

Le sac enlevé, la longue embarcation fut agitée d'un frémissement, l'énorme carène jaune s'ébranla tout entière et avec un mouvement lent, presque insensible, le vaisseau de l'air s'enleva.

—Halte!... commanda l'aéronaute en pesant de tout son poids sur la nacelle pour la ramener au sol. Combien reste-t-il de sacs, Gilbert?...

Le chef des équipiers compta rapidement les paquets de lest.

—Vingt-quatre, monsieur l'ingénieur.

—Et vous, combien pesez-vous?...

—Cinquante-quatre kilos tout mouillé, monsieur. Fruscou établit un rapide calcul mental.

—Vingt-quatre sacs de vingt-cinq kilos, cela fait six cents kilos, plus cinquante-quatre pour Gilbert et dix pour la puissance ascensionnelle, total six-cent soixante-quatre, marmotta-t-il en aparté.

Il releva la tête, fixa Réviliod et reprit de sa voix éclatante:

—Eh bien! mon cher client, les conditions du marché sont réalisées, je crois!...

—Ah! les chiffres prévus ne sont pas dépassés?...

—Non!... nous sommes dans les limites. Vous disposez de la puissance utile voulue pour enlever cinq personnes avec les provisions de lest, d'essence et d'eau pour huit heures de marche.

Le Petit Biscuitier tendit la main à l'ingénieur aéronaute.

—Toutes mes félicitations en ce cas, mon cher constructeur.

—Alors, à quand la première sortie?

—Quand vous voudrez. Je compte sur vous, n'est-ce pas? pour nous piloter dans les débuts.

—Si cela peut vous faire plaisir, mais Neffodor vous pilotera tout aussi bien que moi!...

—Eh bien! si le temps est propice, nous ferons dimanche prochain notre première sortie d'essai, puis, si, comme il est probable, tout marche bien, nous préparerons tout pour le voyage par escales projeté.

—Il faut en effet dresser le personnel aux manoeuvres toujours délicates de la sortie et de la rentrée du dirigeable dans son hangar. Il sera également nécessaire de songer à la question du campement en plein champ. C'est donc entendu; je vous mettrai votre navire aérien au point, à partir de dimanche.

Et sur une dernière poignée de mains, les deux hommes se séparèrent.

Tandis que le Petit Biscuitier présidait à l'agencement de son aéronat, les membres de l'A. T. C., de leur côté, ne perdaient pas leur temps, et revues sportives comme journaux mondains commentaient chaque jour les progrès continus réalisés à Aérovilla par les jeunes gens dans le maniement de leurs planeurs. Claude Réviliod constatant l'avance que ses concurrents prenaient sur lui et qui lui faisait redouter d'arriver bon dernier, ne décolérait plus. Il n'était pas un coléreur auto-décolérant, ainsi que le disait, par un affreux jeu de mots scientifique, le constructeur Fruscou, qui cultivait quelquefois l'a peu près et le calembour.

Ce fut le digne Firmin qui suggéra à son maître une idée.

—Si j'étais à la place de monsieur et que j'aie la fortune de monsieur, insinua le valet de chambre, je n'hésiterais pas et je sais bien ce que je ferais pour me débarrasser de tous ces gêneurs dont les ébats gênent monsieur.

—Et qu'est-ce que ferait monsieur Firmin?... interrogea le Petit Biscuitier, goguenard. Je serais vraiment curieux de savoir l'idée qui a pu germer dans sa calebasse.

—Je donnerais la mission à un brave garçon connaissant bien toutes ces nouvelles machines, de s'introduire dans la place et, le moment convenable arrivé, de détraquer quelque chose, afin d'empêcher le départ avant l'époque fixée par monsieur.

—Tiens, tiens, et tu connais un brave garçon qui se chargerait de cette commission-là?

—Je crois que oui, monsieur. C'est le beau-frère du chauffeur qui conduit la voiture de monsieur. Il a perdu la place de mécanicien qu'il occupait dans une maison où l'on fabrique des ballons, et, comme les temps sont durs, je crois qu'il ferait tout ce qu'on voudrait. Le pauvre garçon est un peu disgracié de la nature; cependant il a un établissement en vue; il voudrait, paraît-il, se marier et ouvrir un bar, mais il n'a pas d'argent, et...

—Fais-moi venir cet olibrius-là demain, interrompit le futur navigateur aérien.

Le lendemain, Charles Bader, dit Charlot, se présenta au petit hôtel de l'avenue du Bois. Le millionnaire le reçut immédiatement et un long entretien eut lieu entre les deux hommes, entretien dont le mécanicien ne voulut rien dire, ni à son beau-frère ni à Firmin. Il affirma qu'il s'agissait simplement de tacher de s'introduire à Aérovilla pour surveiller les aviateurs qui portaient ombrage à M. Réviliod. Celui-ci lui avait promis une prime sérieuse s'il était exactement tenu au courant des faits et gestes des partisans de l'aéroplane.

—Il se contente de peu de chose, mon maître! remarqua Firmin, et je voudrais qu'il vous ait commandé de démantibuler toutes les mécaniques volantes de ces enragés!...

—Vous leur en voulez donc personnellement, demanda Tiburce, le chauffeur. Qu'est-ce qu'ils vous ont donc fait ces gens-là, que vous connaissez cependant à peine?...

—Comment, ce qu'ils m'ont fait!... Mais c'est eux qui ont fourré dans la tête de mon maître ses idées baroques d'aller se promener en l'air en ballon, et de m'emmener avec lui pour le servir là-haut! Comme si j'étais un oiseau, moi! Aussi je leur ai voué une haine féroce à ces fous-là; et je voudrais qu'il leur arrivât les pires déconvenues, pour me venger de la terrible position dans laquelle je me trouve: ou monter en ballon et risquer d'avoir le sort des aéronautes du dirigeable République, ou perdre ma place!...

—Votre mécontentement s'explique, en ce cas, repartit le conducteur d'automobiles se tournant alors vers son beau-frère, mais il n'empêche que je me demande comment tu vas t'y prendre, toi, Charlot, pour t'introduire dans la place. Tu ne vas pas aller proposer tes services à ces gens-là en invoquant la protection du patron de céans?...

—Pas si bête!... grasseya le mécanicien, ce serait le meilleur moyen d'être balancé. Non, je veux me présenter de telle manière qu'on ne se méfie aucunement de moi. Or on sait, dans la partie, que les aéroplanes employés par les jeunes gens en question sont fournis par la maison Landoux. Je vais donc me faire embaucher par Landoux.

—Comment vas-tu t'y prendre?...

—En me faisant recommander à Martin Landoux par son commanditaire. M. Réviliod m'a donné une lettre pour ce dernier, qui est son ami.

—Parfait, alors. Tâche donc de réussir, mon vieux Charlot! Si notre patron est content de tes services, tu peux être certain qu'il te récompensera royalement. Il est généreux quand il est content, M. Réviliod. Par conséquent, bonne chance!...

Ainsi s'explique la scène, retracée au cours de ce chapitre, de présentation du mécanicien, agent secret du Petit Biscuitier et chargé par celui-ci d'une mission mystérieuse au champ d'aviation. Martin Landoux, qui venait de fermement refuser au duc de La Tour-Miranne le service cependant richement rémunéré d'empêcher l'exécution du voyage aérien projeté par les clubmen, introduisait dans la place, et sans s'en douter le moins du monde, un ennemi d'autant plus dangereux qu'il était masqué et que ses intentions étaient inconnues. L'avenir ne devait pas tarder à montrer quels devaient être les résultats de cette faute.

Le tour de France en aéroplane

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