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XIII

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Après le départ de Léon, Madeleine s'appliqua de tout coeur à suivre les conseils qu'il lui avait donnés, et cela lui fut d'autant plus facile qu'elle désirait elle-même très-franchement plaire à son oncle et à sa tante.

Si elle n'avait pas la vocation du commerce elle n'en avait ni le dégoût, ni le mépris, et ce n'était nullement un ennui pour elle d'aller passer quelques heures de sa journée auprès de sa tante; elle prenait intérêt à ce qui l'entourait, elle avait des yeux pour voir, elle avait des oreilles pour entendre, surtout des oreilles toujours attentives pour toutes les explications ou toutes les histoires, et madame Haupois-Daguillon était enchantée d'elle.

Si elle n'éprouvait pas non plus un plaisir extrême à monter chaque jour les Champs-Élysées jusqu'à l'Arc de Triomphe et à les redescendre à l'heure où le tout-Paris mondain s'en va faire au Bois sa banale promenade, cela ne lui était pas en réalité une bien grande fatigue: son oncle se montrait satisfait qu'elle l'accompagnât, elle était elle-même contente du contentement de son oncle.

M. Haupois-Daguillon, en sa jeunesse beau garçon et homme à bonnes fortunes, avait, malgré l'âge et ses occupations commerciales, conservé l'amour et le culte plastique, qui avaient failli faire de lui un statuaire; il y avait peu d'hommes plus sensibles à la beauté féminine que ce riche bourgeois. Sa nièce eût été laide ou mal bâtie, il ne l'eût point pour cela repoussée; mais les sentiments de compassion qu'il eût éprouvés pour elle n'eussent en rien ressemblé à ceux de tendre sympathie qui tout de suite l'avaient touché lorsqu'après une séparation de deux ans il l'avait revue. Car, loin d'être laide ou mal bâtie, elle était au contraire fort belle et surtout admirablement modelée cette jeune nièce: son cou onduleux, sa poitrine pleine et ronde, ses épaules tombantes sans saillies osseuses, son torse entier étaient dignes de la sculpture, et comme sur ces épaules se dressait une tête gracieuse et fine d'une beauté délicate, que la douleur en ces derniers temps avait pétrie pour lui donner quelque chose de tendre et de poétique, qu'elle n'avait pas en sa première jeunesse, elle produisait une vive sensation sur ceux qui la voyaient, alors même qu'il ne la connaissaient pas. Et pour suivre des yeux cette jeune fille en deuil à la démarche modeste, il arrivait souvent qu'on se retournât ou qu'on s'arrêtât alors qu'elle accompagnait son oncle qui, lui, s'avançait en vainqueur superbe: il marchait la tête haute et ses favoris blancs tombaient sur une cravate longue et sur une chemise d'une blancheur éblouissante formant le plastron; cambrant sa poitrine bien prise dans une redingote boutonnée qui maintenait au majestueux un ventre proéminent; tenant dans sa main soigneusement gantée une canne dont la pomme en argent était ciselée et niellée avec art; frappant du talon de ses bottines l'asphalte du trottoir; tendant le mollet, il passait à travers la foule, heureux de sa bonne santé, satisfait de sa prestances, glorieux de sa fortune et fier de l'impression que produisait sur les hommes celle qu'il promenait à son bras.

En peu de temps Madeleine avait fait ainsi, selon le désir de Léon, la conquête de son oncle et de sa tante, et si elle ne retrouva pas en eux un père et une mère, elle sentit au moins qu'elle était adoptée avec tendresse et non comme une parente pauvre dont on prend la charge parce qu'il le faut.

Dans l'apaisement que le temps amena peu à peu en elle, deux points noirs restèrent cependant inquiétants pour son esprit et menaçants pour son repos.

L'un se trouva dans les soins gênants dont l'entoura le principal employé de son oncle, un jeune homme de l'âge de Léon et son camarade de classes, nommé Eugène Saffroy;—l'autre dans l'ignorance où son oncle la laissait à propos du règlement des affaires de son père.

Le premier souci de son oncle, dès qu'elle s'était installée à Paris, avait été de provoquer son émancipation, et, aussitôt qu'il l'eut obtenue, de se faire donner une procuration générale, de telle sorte que Madeleine n'eût à se préoccuper ni à s'occuper de rien. Si elle avait osé, elle aurait dit qu'elle désirait au contraire régler elle-même tout ce qui touchait la succession de son père; mais une extrême réserve lui était imposée en un pareil sujet, et aux premiers mots qu'elle avait osé risquer, son oncle lui avait fermé la bouche:

—As-tu confiance en moi?

—Oh! mon oncle.

—Eh bien! ma mignonne, laisse-moi faire; Léon m'a dit que tu abandonnais tous tes droits, nous aurons égard à ta volonté, qui est respectable; pour le reste, je pense que tu voudras bien t'en rapporter à ceux qui ont l'habitude des affaires; je te promets de te remettre aux mains les quittances de tous ceux à qui ton père devait; cela, il me semble, doit te suffire.

Évidemment cela devait lui suffire, et l'observation de son oncle était parfaitement juste. N'était-ce pas lui qui payait? Il avait bien le droit, alors, de vouloir garder la direction d'une affaire qui, en fin de compte, lui coûterait assez cher.

Elle se disait, elle se répétait tout cela, et cependant elle était tourmentée autant qu'affligée que son oncle ne lui parlât jamais de ce qui se passait à Rouen. Pourquoi ce silence? Qui plus qu'elle pouvait prendre à coeur de sauver l'honneur de son père et de défendre sa mémoire? De tous les malheurs qu'apporte la pauvreté, celui-là était pour elle le plus douloureux et le plus humiliant: rien, elle ne pouvait rien, pas même parler, pas même savoir; elle n'avait qu'à attendre dans son impuissance et surtout dans une confiance apparente.

Du côté d'Eugène Saffroy, son tourment, pour être moins profond, n'était pourtant pas sans avoir quelque chose de blessant.

Fils d'un ancien commis des Daguillon, cet Eugène Saffroy avait été recueilli, après la mort de ses parents, par madame Haupois-Daguillon, qui l'avait fait élever et instruire avec Léon, jusqu'au jour où celui-ci avait quitté le collége pour l'École de droit. À cette époque Eugène Saffroy était entré dans la maison de la rue Royale, et rapidement, par son zèle, par son activité, par son intelligence des affaires, il était devenu un employé modèle, réalisant ainsi le secret désir de madame Haupois-Daguillon qui avait été de faire de lui le soutien de Léon, c'est-à-dire l'homme de travail et le directeur réel de la maison dont Léon serait bientôt le chef en nom beaucoup plus qu'en fait.

Lorsqu'on a de pareilles visées sur un homme qui, par son activité et son intelligence, peut se créer partout une bonne situation, on ne saurait trop le ménager pour se l'attacher solidement.

C'était ce qu'avait fait madame Haupois-Daguillon et, sous le double rapport des intérêts et des relations, elle l'avait traité aussi généreusement que possible; non-seulement il avait une part dans les bénéfices de la maison, mais encore il trouvait son couvert mis tous les dimanches, à Paris pendant l'hiver, et pendant l'été au château de Noiseau: il était presque un associé, et jusqu'à un certain point un membre de la famille.

Cette position l'avait mis en relations fréquentes avec Madeleine, qu'il voyait tous les jours de la semaine pendant les heures qu'elle passait dans les magasins de la rue Royale auprès de sa tante, et le dimanche quand il venait dîner à Noiseau.

Tout d'abord Madeleine n'avait pas pris garde à ses attentions et à ses politesses, mais bientôt elle avait dû reconnaître qu'il n'était pour personne ce qu'il était pour elle.

Alors elle s'était renfermée dans une extrême réserve; mais, sans se décourager, il avait persisté, s'empressant au-devant d'elle lorsqu'elle arrivait, cherchant sans cesse à lui adresser la parole, et, ce qu'il y avait de particulier, le faisant plus librement lorsque M. ou madame Haupois-Daguillon étaient présents, comme s'il se savait assuré de leur consentement.

Madeleine était assez femme pour ne pas se tromper sur la nature de ces politesses. Saffroy lui faisait la cour ou tout au moins cherchait à lui plaire; à la vérité, c'était avec toutes les marques du plus grand respect, mais enfin le fait n'en existait pas moins, et il était visible pour tous.

Comment son oncle, comment sa tante ne s'en apercevaient-ils pas? S'en apercevant, comment ne disaient-ils rien?

Cela était étrange.

La soeur de Léon, la baronne Camille Valentin, lorsqu'elle revint de la campagne, se chargea de l'éclairer à ce sujet.

Au temps où Camille venait passer une partie de ses vacances à Rouen, elle n'avait pas grande amitié pour sa cousine Madeleine, mais maintenant la situation n'était plus la même, Madeleine était malheureuse, orpheline, pauvre, et c'était assez pour que la baronne Valentin, qui ne désirait rien tant que de trouver «des personnes intéressantes» qu'elle pût conseiller, secourir et protéger, lui témoignât une active sympathie.

Son premier mot, lorsqu'elle avait trouvé Madeleine installée chez ses parents et l'avait embrassée affectueusement, avait été pour lui dire tout bas à l'oreille:

—Sois tranquille, je te marierai; mon mari, tu le sais, a les plus belles relations.

Quelques jours plus tard, lorsqu'elle avait remarqué l'attitude de Saffroy, elle s'était expliqué franchement et vigoureusement sur les prétentions du commis:

—Tu vois, n'est-ce pas, que monseigneur de Saffroy,—elle se plaisait à se moquer des roturiers en leur donnant la particule,—tu vois que monseigneur de Saffroy te fait la cour. Mais ce que tu ne vois peut-être pas, c'est qu'il est encouragé par mon père et ma mère.

—Ils te l'ont dit? s'écria Madeleine.

—Non, mais cela n'était pas nécessaire; j'ai des yeux pour voir, il me semble. D'ailleurs, cette faveur que mon père et ma mère accordent à Saffroy entre dans leur système: ils veulent se l'attacher et ils vont jusqu'à vouloir en faire leur neveu, parce qu'alors ils seront bien certains qu'il ne se séparera jamais de Léon et qu'il s'exterminera toute la vie pour lui. Ce n'est pas maladroit, mais cela ne sera pas. D'abord, parce que nous trouvons que Saffroy n'a déjà que trop de puissance dans la maison. Et puis, parce, qu'il ne peut pas te convenir. Allons donc, toi, madame Saffroy, toi une Bréauté de Valletot! Sois tranquille, tu seras de notre monde et non une boutiquière.

Cara

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