Читать книгу Jasmin Robba - Henri de Noussanne - Страница 5
II
ОглавлениеSa cigarette achevée, Jasmin Robba boutonna son gilet sur son torse maigre, peigna sa barbe brune et se rendit à la Bibliothèque Nationale. Il y passa l’après-midi, plongé dans des livres vénérables et prit des notes, préparant, disait-il, un «ouvrage de longue haleine sur les trouvères».
Ce pénible labeur, coupé de pauses assez fréquentes, durant lesquelles, les yeux perdus dans le vague, il regardait ses songes chevaucher à travers l’espace, l’occupa jusqu’à cinq heures. On fermait. Il partit. Un groupe d’amis l’attendait au cabaret de la Flèche d’Or.
Après son travail et sa fantaisie, Jasmin Robba ne prisait rien tant que ses amis.
Ils étaient trois avec lui, tous artistes et Parisiens, attablés, ce soir de mai, à la terrasse du cabaret.
La conversation faisait relâche. Ils regardaient gravement le sucre fondu couler goutte à goutte, à travers la cuillère ajourée, dans la liqueur opaline, teintée d’émeraude, qui remplissait les verres.
Jasmin Robba ne dînait pas tous les jours; mais, tous les jours, hélas! il venait demander à la fée aux yeux verts l’espérance d’un meilleur lendemain.
Dans ce coin de Montmartre où ces jeunes hommes étaient réunis, mille bruits de Paris montaient en grondant.
Le printemps étincelait, superbe, sous un soleil radieux. Des senteurs de fleurs embaumaient l’air.
«Ah! misère de misère, fit tout à coup l’un des jeunes gens, le peintre Isidore Deschaumes, qui brandissait un journal, les critiques ne me laisseront pas un lambeau de chair. Me voilà encore écorché vif pour mon tableau du Salon... Allez donc peiner un an sur une toile pour vous sentir dévorer vivant par trente journalistes... Je comprends l’utilité des sbires de Venise. Si j’étais riche, ma parole! j’en aurais à ma solde et je ferais bâtonner, hacher menu, poignarder la critique... Ah! si j’étais riche...»
Sa belle colère tomba devant un éclat de rire général. Isidore Deschaumes posa le journal, rejeta en arrière ses longs cheveux blonds et fit chorus avec ses amis. Aussi bien, la colère n’allait-elle pas à ce bon gros garçon de trente ans, dont les lèvres colorées, ombragées d’une fine moustache, disaient la bonté, comme ses yeux bleus, grands ouverts, révélaient la franchise et l’enthousiasme. Dans leur petit groupe, il était le premier à lancer le mot comique, à porter l’entrain et à prêcher la joie. Tout amusait en lui, jusqu’à sa mauvaise humeur.
L’un des jeunes gens, cependant, n’avait pas ri. Alors Jasmin Robba:
«Eh bien! Delval, tu dors?
— Je rêve,» dit-il.
Le musicien Louis Delval, un des plus jeunes prix de Rome, l’air souffrant, imberbe, mince, était l’âme triste de la bande. Un mot lancé au hasard le jetait souvent en des méditations mélancoliques. Il semblait alors écouter un concert céleste. Il fallait qu’on le secouât pour le ramener sur terre. Sa distraction était proverbiale.
D’une voix blanche, un peu lasse, il soupira:
«Oui, je rêve... Je restais sur l’exclamation de Deschaumes: «Si j’étais riche,» a-t-il dit. Si j’étais riche, moi, je voudrais courir le monde, écouter en tous lieux chanter l’âme des choses, aller des steppes de la Sibérie à l’Eurotas fleuri de lauriers roses, sans autre règle que ma fantaisie. Je chercherais des concerts inédits. Je poursuivrais le grand, le beau...»
Il continua, s’échauffant dans sa course sur l’aile des chimères. Et ses amis l’écoutaient volontiers, grisés comme lui par cette supposition fortuitement émise: «Si j’étais riche».
«Moi, dit le chroniqueur Lamberquin, je me laverais les mains dans l’acide pour n’y laisser aucune trace d’encre, je briserais ma dernière plume, et j’irais habiter, au flanc d’un coteau vert, la maison de Socrate ou celle de Jean-Jacques. Ma chambre aurait de larges baies, et le matin, de mon lit, je verrais le soleil se lever sur la campagne; d’un autre côté, le soir, je le regarderais disparaître dans la mer, et je ne lirais pas d’autre livre que celui de la nature.»
Lui aussi s’enthousiasmait. Et tout petit, râblé, sans cesse en mouvement, il esquissait à grands gestes son rêve de bonheur. Le teint animé, l’œil vif, il s’était grisé à son tour. Mais soudain, toute sa flamme tomba. Un sourire triste passa sur ses lèvres, et d’un ton amer:
«Ah! que nous sommes drôles! Un mot nous fait oublier nos trente ans et les réalités de la vie. Il n’y a plus d’enfants, dit-on. Bah! il reste les artistes... La morale à tirer de nos divagations est que nous sommes pauvres, et que pas un de nous n’est content de son sort. Hélas! qui peut l’être dans le temps où nous vivons? Ah! l’horrible siècle!
— Oui, l’horrible siècle, parce qu’il a perdu la foi et l’espérance, dit Jasmin Robba. Autrefois...
— Autrefois! Au moyen-âge, n’est-ce pas?
— Le voilà parti, à son tour.
— Mais, mon cher, dans ce passé dont tu évoques sans cesse les jouissances infinies, observa Deschaumes, il y avait des larmes, des sanglots et des injustices. Foin du moyen-âge, des donjons à oubliettes, des autodafés, des...
— Il y avait autre chose, et les hommes, en ce temps-là, croyaient en Dieu, espéraient le ciel et aimaient «leur dame». Aujourd’hui, l’or seul est dieu.
II
«AUSSI VRAI QUE JE M’APPELLE JASMIN ROBBA.» (Page 11.)
— Eh! mon cher Robba, l’or, c’est le plat de langues d’Ésope; on peut en dire beaucoup de bien et beaucoup de mal. Question de point de vue. Il fonde les grandes choses...
— Il autorise ou inspire toutes les vilenies. Je le méprise. Il rend laid, il jaunit les doigts et le visage... Vive le temps béni où les artistes s’éteignaient dans les bras des rois...
— Romantique, va!
— Romanesque, si vous voulez. Mais moi, si j’étais riche, riche à millions, riche à miracle, je voudrais frapper du pied et faire éclore de nouveau les œuvres géniales de la Renaissance. Je ressusciterais les grandes chevauchées, les superbes carrousels et les cours d’amour . Je voudrais reconstituer un moyen-âge plein de rires et de chansons. Mes heureux vassaux boiraient de l’hypocras...
— Et je serais ton poète, dit Lamberquin, j’emboucherais pour toi la trompette...
— Ami, les poètes de mon moyen-âge ne se servent pas de trompette.
— Va pour un rebec ou une mandoline. Pendant que tu chevaucherais dans la forêt mystérieuse, j’écouterais le cor pleurer au fond des bois, et, assis sur un carreau de velours aux pieds de la châtelaine, je la bercerais de mes chansons; tel était le lot des ménestrels d’antan...
— Mon beau ménestrel, tu emploierais autrement ton art, je n’aurais pas de châtelaine.
— Fi donc! un château sans femme! «c’est un printemps sans roses».
— Tu cites François Ier. Je me laisse attendrir. Nous chercherions donc une châtelaine. J’assemblerais mes jeunes vassales; je choisirais la plus avenante et aussi la meilleure, et je lui donnerais pieusement mon nom. Dans un calme profond nous vivrions alors, naïfs et tendres, ignorant le scepticisme, le téléphone et les postiches, l’habit noir et la politique, et nous serions heureux.»
Les jeunes gens éclatèrent de rire.
«Oui, reprit-il plus haut, nous serions heureux, et, aussi vrai que je m’appelle Jasmin Robba...»
Deux individus, convenablement vêtus, avec un je ne sais quoi de militaire dans l’aspect, assis à une table voisine, l’œil sur un journal et l’oreille à la causerie, se levèrent en l’entendant se nommer.
«Vous vous appelez Jasmin Robba?
— Oui, messieurs, mais...
— Trente-trois ans?
— Parfaitement.
— Homme de lettres?
— En effet.
— Vous logez présentement rue des Martyrs?
— Oui, mais pourquoi...»
Il ne put en dire plus.
Les deux inconnus, avec un bel ensemble, lui mirent chacun une main sur l’épaule, et le plus âgé prononça:
«Jasmin Robba, au nom de la loi, je vous arrête.»