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VI
ОглавлениеL’Anglais s’avança la main tendue:
«Eh bien? demanda-t-il.
— J’ai réfléchi, dit Robba.
— Et... vous acceptez?
— Certes.
— Malgré les conditions posées et la crainte de l’avenir.
— Malgré tout.»
Sir Harry Crampell sourit de la décision du jeune homme. Il lui parut grandi depuis la veille; un monde de pensées tourbillonnait dans son cerveau, ses yeux brillaient d’enthousiasme.
«Et que ferez-vous de...
— Je remuerai l’univers.
— C’est bientôt dit. Archimède manquait d’un point d’appui. Vous croyez que vos millions sont une base assez solide?
— L’or est un levier puissant; grâce à lui on peut tout acheter, même le bonheur.
— Non, dit nettement sir Harry Crampell, le bonheur ne s’achète pas, et nul n’a d’autre bonheur que celui qu’il se crée. Quant à moi, je donnerais tous les millions de votre oncle, tous ceux qu’il m’a permis de gagner, pour un cheveu d’un de mes enfants. Mon bonheur m’est venu d’eux. L’argent, lui, ne m’a jamais donné que des peines.
— Mon sort n’est pas le vôtre, je suis seul au monde. Je vous envie d’avoir une famille.
— Je suis veuf et j’ai six enfants, dont cinq fils. Voici leurs portraits, ajouta-t-il avec orgueil, en prenant dans son portefeuille un groupe de photographies.
Il le mit sous les yeux de Robba, qui vit d’abord cinq portraits d’hommes jeunes, au regard droit et ferme, et qui tous se ressemblaient en ressemblant à leur père.
— Ils ne vous connaissent pas, reprit sir Harry, mais, pour vos intérêts, ils donneraient leur vie. Ils doivent ce qu’ils sont à votre oncle Philippe, qui les aimait comme ses propres fils. Ils ne vous marchanderont jamais leur dévouement.
— Que font-ils?
— Ils régissent vos biens; ils sont ingénieurs. L’un exploite vos forêts du Canada; l’autre passe sa vie dans les mines de l’Oural; James, le troisième, a failli périr, l’an dernier, dans un puits de pétrole; les deux plus jeunes sont à Singapour, où vous possédez un territoire aussi grand qu’une principauté allemande. Je vais partir retrouver ces derniers. Vous n’avez plus besoin de moi. Voici divers titres qui vous accréditent de cinquante millions sur les principales banques. Je joins à cela, sous cette enveloppe, un état de la fortune de votre oncle, et une notice sur l’hôtel où nous sommes, que j’ai acheté pour vous. Vous pouvez avoir une confiance absolue en l’intendant.»
Jasmin n’écoutait plus; il regardait une sixième photographie jointe aux autres.
«Et ce portrait, demanda-t-il, en le montrant, qui représente-t-il?
— Ma fille, mon dernier enfant, ma bonne Edwige, dit l’Anglais tout attendri.
— Ah!» fit Robba, et ses yeux se reportèrent sur l’image. Il la regarda longtemps.
Par l’effet d’une ressemblance bizarre, la photographie de la jeune fille ranimait dans l’esprit de Robba le rêve de la nuit passée sous les étoiles.
Edwige était belle, admirablement belle. Un fil de perles retenait sur son front ses cheveux fins, qui la vêtaient d’un manteau royal; sa robe blanche était serrée par une cordelière; elle souriait, et Jasmin, devant ce portrait, se sentait touché au cœur.
Un charme indicible rayonnait sur ce front pur, dans ces yeux profonds; et Robba s’y laissait prendre tout entier.
Sir Harry se disposait à lui retirer les photographies. Mais Jasmin dit, ému:
«C’est là toute votre famille?
— Non pas. Mes deux aînés sont mariés et je suis grand-père. Mes autres fils se marieront bientôt. Quant à Edwige, rien ne presse, elle a dix-huit ans à peine.
— Ah!...»
Puis, pour dire quelque chose:
«Vous êtes tous anglais?
— Anglais? pas absolument... J’ai épousé une Française; ma femme était du Midi, du vrai Midi: de Marseille.»
Jasmin Robba ne put s’empêcher de sourire. Voilà donc pourquoi sir Harry Crampell parlait un français toujours fort correct, mais relevé d’une pointe d’accent provençal mélangé à l’accent anglais, d’un surprenant effet.
De nouveau l’étranger tendit la main pour remettre les portraits dans son portefeuille. Alors, Robba:
«Laissez-les moi, pria-t-il. Je suis seul, ai-je dit. Dieu m’est témoin que j’aurais aimé mon oncle, sans souci de ses millions; laissez-moi aimer ses amis, ses fils d’adoption. Je les verrai un jour, je l’espère; bientôt même, je le désire.»
Il parlait des frères; mais, au fond, ne pensait guère qu’à Edwige.
Sir Harry sourit et ne reprit pas les photographies.
Touché de la demande de Robba, il lui serra énergiquement la main, puis, avec une certaine émotion dans la voix:
«Au revoir... dans deux ans...»
Robba ne sembla pas l’entendre. Attiré par le charme du portrait, il l’admirait de nouveau, murmurant: «Edwige! quel nom suave... Edwige!»
Il releva la tête.
«Monsieur!...» commença-t-il.
Mais il se tut, la bouche bée: sir Harry Crampell n’était plus là.
Robba marcha en hâte vers l’hôtel, pénétra dans le vestibule:
«Sir Harry Crampell! où est-il?
— Parti, monsieur.»
Le bruit des lourds battants de la porte cochère qui se refermait résonna dans l’hôtel.
«Courez... non, restez... Sa voiture est déjà loin.
«Parti! dit-il, en rentrant dans ses appartements. Où le trouver? Aux Indes... Je lui écrirai... Je veux connaître Edwige et je la connaîtrai; elle sera désormais «ma dame», puisque je veux vivre en chevalier. Un nom et un portrait, c’est tout ce que j’aurai d’elle... en attendant le jour où sir Harry la conduira en France... Si accomplie qu’elle soit, je mériterai son cœur.»
La porte du salon s’entr’ouvrit, un domestique parut:
«Le tailleur Dartoy sollicite l’honneur de...
— Qu’il vienne!»
Ce fournisseur arrivait à propos pour faire diversion. Aussi bien était-il spécialement désiré. Robba avait des instincts innés d’élégance jusque-là comprimés par sa pauvreté.
Il commanda toute une garde-robe. Il serait, dès le lendemain, le plus correct des gentlemen du boulevard.
Le tableur dit, pour se rendre agréable:
«Monsieur le comte est aussi bien modelé que...
— Je ne suis pas comte, interrompit Robba brusquement.
— Monsieur est...?
— Rien, et cela me suffit, pour le moment... Vous m’avez pris mesure d’effets ordinaires; mais ce n’est pas uniquement ce que je désire de vous. Vous êtes un artiste du costume, monsieur Dartoy. Cherchez donc, je vous prie, des dessins de soieries du temps de la Renaissance; trouvez aussi des dentelles de cette époque, des velours, des broderies d’or et de perles. Commandez à Lyon et à Tours des étoffes semblables... »
M. Dartoy, que nulle fantaisie de millionnaire ne pouvait surprendre, s’inclinait en approuvant de la tête, charmé d’avoir à fournir un si magnifique client.
«Je désire, continua Robba, deux costumes: l’un comme celui de Louis XII, le jour de son entrée dans la ville de Gênes, l’autre comme celui de François Ier recevant Henri VIII au camp du Drap d’or. Je veux aussi des costumes d’étoffe d’or pour l’hiver, de toile d’or pour l’été.»
M. Dartoy finissait par s’étonner. Il hasarda une réflexion:
«Monsieur projette, sans doute, plusieurs fêtes à costumes.
— Admettez cela, si vous voulez. L’essentiel est que vous livriez le tout au plus vite sans exagérer la note, si vous tenez à conserver un bon client.
— Ah! monsieur...»
Et, la main gauche sur le cœur, la main droite tenant un chapeau qui balayait presque le tapis, M. Dartoy, décoré de plusieurs ordres étrangers, fournisseur de LL. MM. les souverains de... etc., etc., sortit à reculons en exécutant trois saluts de cour.
Jasmin Robba reçut ensuite plusieurs joailliers.
Les perles de Ceylan, les diamants de Golconde, les émeraudes de la Kistnah, les rubis balais, les saphirs, les topazes plus ou moins brûlées, ruisselèrent de la rue de la Paix et des galeries du Palais-Royal dans le salon de Robba. Ce fut un éblouissement. Et toutes ces perles, toutes ces pierres devaient être montées comme les bijoux qu’on voit dans les tableaux de Vélasquez, de Véronèse et de Rubens.
Enfin Robba se trouva seul.
Il descendit, fuma un cigare sous les arbres de son parc, fit le tour des communs, flatta la croupe luisante des magnifiques chevaux qui piaffaient dans les écuries, jeta un coup d’œil de connaisseur aux voitures qui emplissaient les remises, aux harnais des selleries, et manda l’intendant, personnage très solennel et tout Pénétré de son importance, comme il convient.
«Vous donnerez ordre, pour demain sept heures, lui dit-il, à un dîner de six personnes, le plus luxueux que le baron Brisse, de gourmande mémoire, ait jamais osé rêver. Cinq voitures iront, aux cinq adresses que je vous indiquerai, quérir mes convives. Soyez exact.»
L’intendant salua et sortit.
Jasmin se rendit à la bibliothèque et s’y enferma. Il avait retiré de sa poche les papiers que lui avait remis sir Harry Crampell; il en prit connaissance; puis, les ayant enfermés dans le coffre-fort de son cabinet, il revint choisir et consulter différents ouvrages.
Jamais les beaux livres du bibliophile Jacob sur le XVIe siècle n’eurent lecteur plus attentif.
Il dévora tout ce qui parlait de la Renaissance ou seulement de son aurore. Il voulait faire revivre le XVe siècle autant que le XVIe; la période brillante de la féodalité apanagée l’attirait plus encore que la cour de François Ier, qui mérite si bien le nom de «roi du bon plaisir».
Il travailla longtemps et élabora un plan mystérieux.
Cependant, ce même jour, les amis de Robba se rencontraient, comme à l’ordinaire, à la terrasse du cabaret de la Flèche d’Or.
«Eh bien! Robba?
— Tu sais?
— Oui, j’ai reçu...
— Quelle aventure!...
— Et les agents de police? Je le croyais en prison.
— Il est millionnaire. Il m’a envoyé mille francs.
— A moi aussi, dirent-ils en chœur.
— Avec une invitation à dîner.
— Comme à nous.»
Ah! que d’exclamations, de suppositions, de contes on les entendait formuler. Le quartier en était sens dessus dessous. La presse même s’inquiétait. On avait, de divers côtés, interrogé Lamberquin, qui, ayant conté coup sur coup l’arrestation de son ami et son étrange envoi, parlait d’une affaire aussi extraordinaire que mystérieuse dont il connaîtrait bientôt le secret.
Force était d’attendre jusqu’au lendemain.
Tout arrive.
Sept heures sonnaient quand Lamberquin fit son entrée dans le grand salon de l’hôtel de l’avenue Kléber. Il regarda autour de lui, fort surpris de se trouver seul. Où était Robba?
Delval parut, puis Deschaumes, puis les autres, et ce furent des exclamations d’étonnement grandissant. Les splendeurs du hall les avaient stupéfiés. Les valets de haut style s’inclinant sur leur passage leur avaient inspiré un involontaire respect.
Robba ne paraissait pas. C’était un chapitre des Mille et une Nuits qu’ils vivaient depuis la veille.
Par les portières relevées, on apercevait une vaste salle à manger, où étincelait sous la lumière d’un lustre superbe la vaisselle d’or et les cristaux.
Enfin, une porte s’ouvrit, et Robba entra, marchant vers eux les mains tendues.
Était-ce bien Robba?
La joie du triomphe éclatait dans ses yeux clairs; un gai sourire montrait ses dents blanches.
«Soyez les très bienvenus, amis, et à table, dit-il joyeusement.
— Explique-nous...
— Au dessert.»
Le dîner fut plein d’entrain, mais la curiosité l’abrégea. Robba jouissait délicieusement de l’émotion de ses hôtes.
Quand les domestiques eurent disparu, le café brûlant servi dans des tasses de vieux sèvres, les cigares allumés, les convives mollement étendus sur les ottomanes du fumoir, Robba narra de point en point son étonnante histoire.
«Bref, conclut-il, nous ne nous séparons plus. Nous sommes amis dans la bonne comme dans la mauvaise fortune.»
Toutes les mains serrèrent la sienne.
«Maintenant, que vas-tu faire de tant d’or? dit Lamberquin. Si j’ai bien compris, la thésaurisation ne t’est guère permise; il te faut dépenser toute cette fortune ou du moins l’engager, l’employer de telle sorte que tu te montres digne d’hériter du reste.
— Mon intention est de dépenser cinquante millions en deux ans, s’il le faut, dans une merveilleuse entreprise.
— Comment?
— Ah! voilà. Donnez-moi votre avis. Le conseil est ouvert et je recueille les voix. Que ferais-tu, Delval, si tu étais à ma place?
— A ta place? Je bâtirais un palais auprès duquel l’Opéra ne serait qu’un bibelot d’étagère. Je ferais venir de tous les coins du monde ceux dont l’âme brille de la flamme sublime du génie créateur. L’un traduirait dans ses chants les mugissements des cataractes de son pays natal, les grondements de la tempête en pleines forêts vierges, l’autre le bruissement d’ailes des oiseaux du paradis; celui-ci les sonates du rossignol; celui-là les battements du cœur des hommes. La Muse serait le chef d’orchestre de ces œuvres superbes, et mon Temple de la Musique vaudrait le Paradis.
— Moi, dit Fauvel, j’irais aux pôles, j’irais au centre de la terre, j’explorerais l’espace en bateau aérien, enfin je partagerais mes millions entre tous les savants et les inventeurs qui consacrent leur vie à enrichir l’humanité.
— Je te suivrais, déclara Deschaumes, au centre de la Terre ou au centre de la Lune, aux bords de la mer libre ou vers les parages inconnus de l’Afrique australe, et de quels tons nouveaux s’enrichirait ma Palette!
— Je voudrais, dit Arbel, rétablir les jardins d’Académus, les enseignements du Lycée, réveiller la poésie qui dort, faire jaillir l’épopée du sol de France qui n’a Jamais pu la voir fleurir. Je voudrais remplacer par des littérateurs les enfileurs de mots, je voudrais...
— Il y a mieux à tenter, observa Robba, ou plutôt, il faut s’occuper à la fois de tout ce que vous dites, et alors... Mais Lamberquin n’a rien dit, Lamberquin rêve, que Lamberquin donne son avis.»
Le journaliste rouvrit ses yeux clos.
«Vous voulez que...
— Que tu indiques l’emploi de mes cinquante millions d’arrhes.
— C’est bien simple.
— Ah!
— Il faut tuer le paupérisme.
— Les munitions sont insuffisantes, répondit Robba, et d’ailleurs l’Évangile nous prévient: «Il y aura toujours des pauvres parmi vous.» C’est pour nous laisser jusqu’à la fin la joie suprême de la charité. L’aumône est un devoir sacré, je n’y faillirai pas, je vous le promets. A présent, écoutez-moi.»
Ceux qui étaient étendus sur les sophas se redressèrent, et Robba, appuyé sur la cheminée, les mains croisées derrière le dos, dit doucement:
«Voici mon plan:
«Je veux acheter ou louer un château royal; prenons par exemple le château de Pierrefonds. J’en obtiens de l’État la jouissance, j’achète les alentours et je m’enferme là pour vivre la vie que je rêve pendant mes deux ans d’épreuves. Les arts s’en trouveront bien: on jouera, sur le théâtre du château, des mystères, des soties, et des pièces antiques; je serai en même temps le Mécène de tous les talents neufs. Quel que soit mon mépris des modernes, les inventeurs puiseront dans mon coffre et doteront l’humanité de découvertes géniales. Et si, après cela, le paupérisme n’est pas mort, j’aurai du moins contribué à diminuer le nombre des incompris et des malheureux. »
De chaleureux applaudissements l’interrompirent.
«Mais pourquoi Pierrefonds? Pourquoi ne pas rester ici?
— Pour mon plaisir à moi. Chacun de vous réalisera son rêve, laissez-moi vivre le mien. Je remettrai ce château tel qu’il était sous Louis XII. Je ne veux pas apprendre à notre siècle qu’il lui serait bon de reculer et de nier les merveilles du progrès en renonçant à s’en servir. Je voudrais seulement lui faire toucher du doigt ce qu’il y avait de grand et de bon, d’exquis, de délicat dans ce passé qu’il est de règle de dénigrer aujourd’hui. Je veux ressusciter les modes, les coutumes, les usages d’autrefois, pour qu’on les puisse apprécier eu les connaissant mieux. Je veux remplacer l’argot boulevardier ou faubourien par la langue des poètes de la Pléiade, qui a préparé celle de Corneille et de Racine, de Musset et de Victor Hugo.
— Bravo, bravo! Et nous serons de toutes les fêtes que tu rêves?
— A une condition: c’est que vous vous ferez XVe siècle comme moi. Nul ne franchira le seuil du château de Pierrefonds sans avoir l’armet ou la toque en tête et la dague au côté, sans...
— On nous croira en perpétuel déguisement de mardi-gras, murmura Fauvel.
— Qu’importe?
— Je serai professeur de vie moyen-âgeuse, cria Lamberquin. Je sais bien que l’histoire arrête le moyen-âge à l’arrivée des Turcs en Europe; mais je prétends que le vrai terme est à la Renaissance. Nous vivrons dans l’entre-deux. Voulez-vous?
— Ventre-Saint-Gris!...
— Mon cher Arbel, ce juron n’est pas dans nos moyens. Nous ne sommes point les compagnons du Béarnais. Tu pourras, si tu veux, dire: «Le diable m’emporte!» comme le roi Louis XIII. Voilà qui est du temps.
— J’irai demain, reprit Robba, exposer aux représentants du gouvernement mon désir d’être locataire ou acquéreur du château de Pierrefonds restauré par Viollet-le-Duc. Pour singulière que soit ma proposition, elle paraîtra fort acceptable en raison des conditions que je saurai proposer.
— Elle n’a rien d’inacceptable, en somme. Et que peut-on refuser à l’homme qui possédera des centaines de millions!
— A demain donc, mes amis.
— A demain, noble sire, et vive, vive le seigneur de Pierrefonds, notre amé suzerain!
— A demain, mes féaux.»