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VI

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André Gérard, qui, à Paris, était un enragé noctambule, ne se souciait en aucune façon de monter si tôt dans sa chambre.

Il faisait un clair de lune superbe, la soirée était tiède et douce. Il demanda une clef au vieux Baptiste et sortit de l’hôtel d’Arçay.

Le quartier où s’élève cet hôtel est situé près de la rivière d’Ille, qui à cet endroit fait un coude charmant et enserre de son bras d’argent un îlot de peupliers et de saules gris.

A gauche, un moulin barre la rivière. Un groupe d’antiques maisons aux chevrons de bois, aux toits plantés de travers comme des bonnets d’ivrogne, trempent leurs murailles dans l’eau. Quelques-unes de ces maisons ont leurs fenêtres éclairées une partie de la nuit, et l’on entend venir de ce côté un bruit de voix et de chants ou les notes aiguës d’un instrument de cuivre.

C’est là que se trouvent les cabarets populaires, bouges assez mal famés où se réunissent principalement les ouvriers de la grande fabrique de drap Breton et Cie, dont on aperçoit à droite les bâtiments et les hautes cheminées.

Une promenade bordée de tilleuls bas et très épais continue la rivière; et de cette promenade, on a une vue pittoresque sur l’îlot de verdure, le moulinet les vieilles maisons.

Tout cela, éclairé par la lune, avait un aspect ravissant:

André alla s’asseoir sur un banc de la promenade et contempla longtemps ce coin original de la ville. Mais le bruit venant des cabarets troublait sa rêverie. Ce jour-là précisément était un jour de paye, et les ouvriers le fêtaient bruyamment.

André se leva donc, traversa la rivière près du moulin et s’enfonça dans la petite île dont les rayons de la lune argentaient la verdure.

Il s’étendit paresseusement sur l’herbe, qui était très épaisse, et s’amusa à regarder l’effet des feuilles de peuplier qui frissonnaient au-dessus de sa tête comme de petites lames de métal brillant.

Il tomba bientôt dans une sorte d’engourdissement qui n’était pas sans charme et savoura les parfums de l’herbe haute qui lui faisait un lit moelleux.

Un bruit de pas précipités, sur le petit pont qui conduisait du moulin à l’îlot, l’arracha tout à coup à ses méditations.

Il ne fut pas peu surpris de voir une grande ombre apparaître soudain à quelque distance.

La personne qui avait fait irruption dans la petite clairière s’arrêta et demeura un instant immobile.

André aperçut alors, grâce aux rayons de la lune, un homme de haute stature, un peu voûté. Il avait la tête nue et ses cheveux étaient tout blancs.

Il portait dans ses bras une femme qui semblait évanouie, car, à peine arrivé dans la clairière, il l’avait déposée sur l’herbe et, agenouillé devant elle, il s’efforçait de la ranimer.

André ne put rester indifférent devant cette scène. Il s’avança vers le groupe que formaient l’homme et sa compagne.

En entendant marcher derrière lui, l’inconnu se releva brusquement et tendit ses deux mains vers la jeune femme, comme s’il eût voulu la reprendre et l’emporter avec lui.

Mais André le rassura d’un mot et lui offrit ses services, dans le cas où ils pourraient lui être utiles.

L’étranger accepta. Tandis que le jeune homme soulevait la tête pâle de la femme et lavait avec son mouchoir qu’il avait été tremper dans la rivière le sang qui lui coulait le long du front, l’inconnu lui raconta en peu de mots comment il avait rencontré cette malheureuse.

Il traversait les bas quartiers de la ville, lorsque tout à coup, il entendit des cris. Il aperçut alors cette jeune fille que poursuivaient une troupe de femmes et d’enfants. Elle courait en poussant des gémissements. Il s’élança pour la défendre. Au même moment, une pierre atteignit la pauvre fille à la tête. Elle tomba étourdie. La troupe qui la poursuivait s’arrêta un instant en voyant sa victime par terre. Il prit aussitôt la blessée dans ses bras et l’emporta dans une sombre ruelle. Au bout de cette petite rue, il aperçut un pont qui conduisait dans la campagne. Il s’y jeta aussitôt, afin de soustraire cette fille aux cruautés des gens qui la poursuivaient.

–Il faut bien que les malheureux s’aident entre eux, dit-il en secouant tristement la tête.

–Elle semble revenir à elle, dit Gérard, qui avait senti trembler dans sa main le poignet fin et nerveux de la jeune fille. Elle ne peut rester ici. Voulez-vous que je vous aide à la conduire chez vous?

–Chez moi! répéta l’homme avec amertume, chez moi!.

Il reprit après un silence:

–Je suis sans asile, monsieur, et demain matin, au point du jour, il faudra que je quitte cette ville.

A ce moment, la femme évanouie parut se ranimer; un soupir sortit de ses lèvres, elle ouvrit les yeux.

André lui souleva doucement la tête.

Le premier mouvement de la malheureuse fut de porter la main à son front, et une plainte plus douloureuse passa entre ses lèvres pâlies.

La blessure qu’elle avait reçue et qui était profonde, semblait la faire cruellement souffrir.

André lui appliqua de nouveau sur le front son mouchoir mouillé, qui était tout rouge de sang.

Enfin, au bout de quelques instants, elle put parler.

Elle vit qu’elle avait été recueillie par deux étrangers. Elle leur dit d’une voix éteinte qu’elle travaillait à la fabrique Breton depuis son enfance, qu’elle n’avait jamais connu que les mauvais traitements de ses camarades, que les injures des contre-maîtres.

Elle raconta tout ce qu’ils lui faisaient souffrir, et tandis qu’elle se plaignait, sa voix prenait peu à peu un accent dur, farouche; on sentait que cette âme de vingt ans portait en elle de profondes ulcères.

–Et savez-vous pourquoi ils m’en veulent? poursuivit-elle en s’animant par degrés, pourquoi ils me méprisent, pourquoi ils me frappen?... C’est parce que je suis la lille d’un homme qui est au bagne. Est-ce ma faute à moi si mon père a assassiné? Oh! je voudrais être homme!

Et se redressant à demi, elle tendit son poing crispé vers la partie de la ville où on voyait les lueurs rouges du fleuve se réflétant dans l’eau.

Mais Jean Torquenié saisit cette main avec un mouvement ardent; il pencha brusquement la tête de la jeune fille, de façon qu’elle reçut en plein les rayons de lune qui perçait le dôme de feuillage.

Puis, poussant un cri étouffé, il entoura de ses deux bras et embrassa passionnément son front sanglant.

Celle-ci s’arracha à son étreinte et le regarda un instant avec des yeux égarés.

–Oh! comme elle lui ressemble!. murmura-t-il. c’est elle. c’est elle!–Ma Jeanne! s’écria-t-il en essayant de la reprendre.

Mais elle s’était relevée avec un mouvement de répulsion et d’horreur.

–Ah! s’écria-t-elle en repoussant de toutes ses forces le malheureux qui voulait encore s’approcher d’elle, laissez-moi, laissez-! moi!...

–Jeanne! ma Jeanne! je suis ton père, s’écria l’ancien forçat d’une voix déchirante.

–Mon père!

Et elle se recula avec un geste de frayeur.

–Oui, oui, je suis ton père, reprit Jean Torquenié haletant, pâle d’émotion. Je suis ton père, ton père innocent, entends-tu? Ne me fuis pas ainsi. Viens, viens, ma Jeanne; laisse-moi te prendre dans mes bras. Pauvre enfant! On te fait souffrir à cause de moi. Quelle horrible vie!. Mais tout cela va changer. On saura que je ne suis pas coupable. On ne nous méprisera plus. Je te ferai respecter. Oh! comme tu es belle, ma Jeanne, et comme je vais t’aimer, pauvre petite!.

Ils s’étaient levés tous deux.

Il fit un pas vers elle et son visage sillonné de rides s’éclaira d’un sourire, le premier depuis vingt ans.

Mais Jeanne le repoussa de nouveau.

–Laissez-moi, laissez-moi, s’écria-t-elle.

Son regard s’anima d’une flamme vive et, avec un accent farouche, elle reprit:

–Laissez-moi, je vous hais!.

En disant ces mots, elle s’enfuit, franchit le pont de bois et disparut.

Jean Torquenié se laissa tomber sur l’herbe et mit sa tête entre ses deux mains. De profonds sanglots secouaient tout son corps.

Cette scène étrange avait fait sur André Gérard une profonde impression.

Il n’avait pas les mêmes raisons que son ami Armand pour se défendre contre l’émotion. Il se sentit pris de sympathie envers ce malheureux et, d’un mouvement spontané, il lui tendit la main.

–A! monsieur, s’écria le pauvre homme en saisissant avec force cette loyale main, voici la première fois qu’on ne me repousse pas. Voici la première main que l’on me tend depuis vingt ans. Vous avez pitié de moi, vous êtes bon. N’est-ce pas que c’est affreux de souffrir comme cela injustement? Vingt ans de bagne pour un crime que je n’ai pas commis!… J’accours ici, je demande justice, les gens de loi me chassent. Je retrouve ma fille, elle me maudit et me fuit… Pauvre enfant, je lui pardonne, dit-il avec un accent de miséricorde; depuis de longues années, elle n’a appris qu’à me haïr, et tout ce qu’elle a souffert c’est à moi qu’elle le doit… à moi, entendez-vous, à moi qui l’aime tant, mon Dieu! et qui avais tant rêvé de la rendre heureuse, lorsque le ciel me l’a envoyée!…

André se sentait de plus en plus ému. Il était surpris de voir que la physionomie de cet homme, toute ravagée qu’elle fût par la douleur, avait, lorsqu’elle s’animait, une beauté singulière.

Il remarquait qu’il s’exprimait avec une distinction qu’on n’eût guère attendue d’un misérable qui avait passé la moitié de sa vie au bagne.

–Ainsi, reprit Jean Torquenié, me voici seul, tout seul, abandonné de tous. Il faut pourtant que je me fasse rendre justice, s’écria-t-il en se relevant. Maintenant plus que jamais, il le faut!

Et il dirigea son regard mouillé de larmes vers l’endroit où Jeanne avait disparu.

–Je vais me remettre en route, ajouta-t-il en ramassant le bâton qu’il avait jeté sur l’herbe; où irai-je? Je suis sorti du bagne et pourtant je ne suis pas libre jusqu’au jour où la justice aura reconnu son erreur. Je ne pourrai faire un pas sans sentir toujours sur mon épaule la main de la police… Quelle misère!…

–Vous ne restez pas dans cette ville? demanda Gérard.

–Non; on m’a fixé Evreux pour résidence. Il faut que je m’y rende. Je n’étais venu ici que pour consulter un avocat, car je voulais que l’erreur fut reconnue là où elle avait été commise. Mais je me suis cruellement trompé. J’ai été trouver aujourd’hui deux gens de loi. Ils m’ont chassé tous deux. L’un ne m’a pas cru, l’autre m’a vu trop pauvre…

Puis, après un silence, il poursuivit:

–Je ne veux pas, monsieur, vous occuper plus longtemps de ma misérable personne. Vous avez été bon pour moi. Laissez-moi vous remercier encore. Je vous jure que votre intérêt ne s’est point égaré et que la main que vous avez serrée tout à l’heure est celle d’un honnête homme.

Il fit quelques pas pour s’éloigner, mais André l’arrêta. Ce malheureux devait être sans ressources, et, bien que la bourse du jeune peintre fût médiocrement garnie, il ne voulut pas laisser partir Jean Torquenié sans lui offrir ce qui était nécessaire pour pourvoir à ses premiers besoins.

A la proposition qu’il lui fit, l’ancien forçat baissa la tête et Gérard crut voir une vive rougeur se répandre sur son visage décharné.

Cependant, après avoir fait un effort sur lui-même:

–J’accepte, dit-il d’un ton triste, non comme une aumône, mais comme un prêt que j’espère pouvoir vous rendre bientôt. J’ai un métier et je travaillerai.

Et, après une légère hésitation:

–Oserai-je vous demander, monsieur, dit-il, à qui je dois une si généreuse pitié.

–Je m’appelle André Gérard, et voici mon adresse, dit le jeune peintre en mettant sa carte dans la main de Jean Torquenié.

Quelques instants après, l’ancien forçat avait disparu et Gérard traversait tout rêveur les bas quartiers de la ville, qui étaient redevenus mornes et déserts.

Un cas de folie

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