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I
LES QUATRE JUMEAUX

Table des matières

Le premier dimanche d’avril de l’année mil cinq cent cinquante-trois, il y avait grand émoi dans la rue Esquelmoise, qui était la principale du quartier Saint-Étienne, en la forte ville de Lille-en-Flandre. C’était pourtant le jour de– Pâques, et chacun sait que les Flamands, bons vivants autant que bons chrétiens, ont toujours eu coutume de compenser les quarante jours d’abstinence annuelle prescrits par l’Église, en exécutant à la lettre le proverbe canonique:

«Pâques, que Dieu bénisse:

«Long dîner, court office.»

Mais ce jour-là, les bonnes gens du quartier paraissaient négliger au moins la moitié de ce consolant aphorisme, car, bien qu’il fût midi, heure ordinaire du repas sérieux à cette époque, la rue présentait le spectacle d’une animation inaccoutumée. Pas une porte qui ne fût ouverte, pas un auvent qui n’abritât un groupe bruyant dont l’élément féminin constituait la majorité. Les principaux foyers de cette agitation bavarde étaient deux logis contigus, d’extérieur tout différent: celui d’un opulent bourgeois, maître Lardinois, marchand drapier à l’enseigne du Mouton-d’Or, gothique maison de bois, large et haute, à trois étages surplombants, sculptée de la base au faîte, dont la vaste boutique, restée ouverte, était remplie de visiteurs en habits de fête; et celui du sire de Beaurepaire, superbe et noble hôtel dont on apercevait les pignons à degrés et les tourelles pointues au fond de la cour, par les portes béantes de sa muraille crénelée.

Ici, les commérages plébéiens, au lieu de pénétrer librement comme chez le drapier, s’arrêtaient à ce mur hautain; les hôtes plus rares qui dépassaient le seuil, étaient tous gens de fière mine qui se bornaient à échanger entre eux des saluts cérémonieux.

L’évènement qui mettait ainsi les habitudes à l’envers et confondait dans l’attention populaire un palais seigneurial et un logis roturier, n’avait rien qui intéressât l’Église ni l’État: il ne s’agissait ni d’une protestation contre l’Inquisition, qui cherchait alors à prendre pied dans le pays, ni d’une manifestation approbative en faveur des résistances de l’échevinage. Le fait était de caractère absolument pacifique et privé: c’était un double accouchement, qui constituait un double phénomène. La dame Lardinois et la baronne de Beaurepaire venaient de mettre au monde, à la même heure, quatre jumeaux: l’une deux garçonnets chétifs, l’autre deux vigoureuses petites damoiselles.

–C’est comme deux couples faits d’avance par le bon Dieu, dit en manière de conclusion une joviale bourgeoise qui songea enfin à rejoindre son hochepot.

–Voire! répondit le majordome de l’hôtel, qui entendit l’observation. La truie ne saurait anoblir le cochon!

–De franc-bourgeois à gentilhomme il n’y a pas l’épaisseur de ce mur, riposta un marchand en montrant la séparation mitoyenne des deux habitations.

–Vassal, ajouta violemment un autre, rappelle-toi que ton maître, tout baron qu’il soit, est le subordonné de l’échevin Lardinois!

–C’est bien dit, par Notre-Dame! crièrent la plupart des badauds en colère,–et le majordome commençait à se sentir mal à l’aise sous une grêle d’apostrophes, lorsqu’une intervention soudaine vint le tirer d’affaire.

–Là, là, compères! maître Berthould a toujours la plaisanterie un peu lourde. et il est de corvée. Il faut lui pardonner, afin que nos quatre nouveau-nés aient en ce bas monde une entrée paisible et de bon augure. Regagnez vos demeures, si vous ne voulez que la cloche des vêpres interrompe votre diner, et rappelez-vous que vous êtes tous conviés aux fêtes de baptême. Il y aura table ouverte à tout venant, dimanche prochain, à l’Écu d’Artois!

Une bordée de hourras salua l’alléchante diversion de maître Lardinois, car le nouveau venu n’était autre que le drapier lui-même, qui s’était arraché aux félicitations de ses voisins et amis pour couper court à une querelle qui lui déplaisait. Il distribua quelques poignées de main, quelques brefs remerciements, puis regagna sa porte pendant que la foule se dispersait de son côté.

Lardinois, qui joignait, comme on vient de le voir, la dignité de membre du Magistrat à celle non moins enviable de syndic de la corporation des drapiers, n’était rien moins qu’un bourgeois de comédie. Grand, robuste, le visage large et bienveillant, le teint coloré, les cheveux blonds quelque peu grisonnants, il pouvait passer pour un bel échantillon de cette forte race flamande tout à la fois flegmatique et turbulente, industrieuse et guerrière. Il descendait d’une des plus vieilles familles de la ville, passait pour très riche, et était devenu populaire à cause de sa générosité et de son empressement à obliger autrui. Un tel homme devait compter nécessairement parmi les personnages considérables, dans une cité où la hiérarchie communale absorbait et dominait toute autre distinction. Ainsi en était-il, en effet.

–Viens çà, Pierre! cria-t-il, en se retournant sur les marches de sa porte, à un chérubin d’une dizaine d’années qui jouait sous l’auvent avec quelques enfants dont les parents étaient encore dans la maison.

L’enfant obéit, et bientôt après, les derniers visiteurs s’étant retirés, les apprentis fermèrent huis et contrevents, et la haute maison gothique devint silencieuse comme celles des environs, y compris le noble hôtel de Beaurepaire.

Le dimanche suivant, les salles, cuisines et celliers de l’hôtellerie de l’Écu d’Artois ne chômèrent point de clientèle depuis le lever du soleil jusqu’au couvre-feu. Ces ripailles plénières coûtèrent la vie à plusieurs individus des espèces bovine, ovine et porcine, et à des familles entières de gallinacés, sans compter les chrétiens qui périrent de male-digestion – le tout aux frais et dépens du munificent échevin.

Ceux qui célébraient, le pot en main et la bouche pleine, la naissance des petits Lardinois, ignoraient encore qu’un triste contretemps venait de rendre superflue la moitié de leurs rasades et de leurs refrains votifs: l’un des deux jumeaux, en effet, avait succombé dans la nuit, après s’être faiblement débattu pendant une semaine dans les griffes de la mort. Bien que ce dénouement néfaste fût prévu depuis plusieurs jours, l’amphitryon n’avait pas voulu contremander les largesses promises; il s’était borné à n’y point assister de sa personne.

Le trépas du petit être si insignifiant qu’on pouvait à peine l’appeler un enfant, devait entraîner des conséquences que personne n’aurait pu prévoir, hormis Dieu qui sait tout. La première de ces conséquences fut un rapprochement intéressé entre les deux voisins de condition différente, le gentilhomme et le marchand. La baronne de Beaurepaire, qui n’était «haute et puissante» que sur ses parchemins, avait voulu allaiter de son propre sein sa double progéniture, et sous ces deux bouches vivaces et voraces la pauvre femme avait fondu comme cire au soleil d’août, tant et tant qu’on s’attendait à la voir passer d’un jour à l’autre. Au contraire, la belle bourgeoise, haute de taille, puissante de poitrine, blanche et rose, appétissante et bien en point autant que pas une Flamande au pays de Flandre, aurait noyé du surplus de son lait un demi-quarteron de mioches supplémentaires et ne s’en serait trouvée que mieux. Ce contraste, rendu plus éclatant et plus douloureux encore par le décès de la noble dame, qui suivit de près celui du petit bourgeois, décida le seigneur de Beaurepaire à tenter auprès de son débonnaire voisin une démarche diplomatique qui réussit à merveille, malgré sa nature délicate. Le résultat en fut que, dès le lendemain, les berceaux armoriés des jumelles étaient transportés dans la maison gothique et l’espoir de la famille baronale suspendu aux mêmes mamelles que l’unique cadet des Lardinois.

Cette combinaison, si honorable pour les sentiments et la santé de la plantureuse bourgeoise, eut à son tour pour conséquence naturelle de créer de part et d’autre des obligations et des liens qui établirent sur la base d’une égalité à peu près complète les relations entre les deux familles. La dame Lardinois s’habitua à considérer comme siennes les filles de sa noble voisine, et celles-ci à considérer comme leurs frères non-seulement le jumeau survivant, mais aussi le chérubin Pierre, bien qu’il fût leur aîné de dix ans.

Les années s’écoulant, les quatre enfants grandirent ainsi côte à côte, recevant les mêmes leçons, prenant part aux mêmes jeux, jusqu’au jour où, le baron de Beaurepaire ayant convolé en secondes noces avec la damoiselle de Douxlieu, ’personne hautaine et impérieuse, la nouvelle baronne exigea que ses belles-filles, déjà grandelettes, réintégrassent le palais paternel. Cette séparation, qui causa grand chagrin aux bons époux Lardinois, fut la cause du changement qui s’opéra peu à peu dans la nature de l’affection qui unissait les quatre enfants, en leur révélant pour la première fois que leur fraternité n’était qu’apparente, et en apportant dans leur familiarité des obstacles et des interruptions, c’est-à-dire des excitants jusqu’alors inconnus. Une nouvelle vie commença dès ce moment pour eux, la vraie vie avec ses inégalités et ses conventions nées de la vanité humaine, avec ses passions, ses révoltes et ses souffrances; et c’est aussi de ce moment que commence véritablement la présente histoire.

Spada la Rapière

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