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V
NOBLESSE ET ROTURE

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Table des matières

Haute et puissante dame Mathilde de Douxlieu, baronne douairière de Beaurepaire, trônait dans une stalle de chêne magnifiquement sculptée, en un petit mais somptueux salon qui prenait jour sur le vaste jardin de son hôtel. Une bible sans ornements ni enluminures, qui contrastait autant par cette simplicité avec le luxe de l’appartement qu’avec la mode catholique de l’époque, était ouverte devant elle sur une table aux pieds tors.

Quoiqu’elle eût atteint l’âge critique de la maturité, qui n’est plus la jeunesse et qui n’est pas encore la vieillesse, et bien que ses formes et sa chevelure disparussent entièrement sous les vêtements noirs et la coiffe de deuil qui les couvraient, elle était encore belle, mais d’une beauté altière et dure qui imposait le respect sans attirer la sympathie. Pâle, impassible et régulier, son visage semblait taillé dans du marbre blanc; on ne pouvait se défendre, en la voyant, de songer à une autre femme, sa contemporaine, belle aussi, et aussi impassible et astucieuse, qui, jetée par le destin sur une scène plus vaste, venait de déchaîner froidement dans la France des passions terribles. Madame de Beaurepaire était bien, toutes proportions gardées, un pastiche de la reine Catherine.

Non loin d’elle, assises sur des coussins devant un large vitrail à treillis de plomb, deux jeunes filles d’une vingtaine d’années, l’une blonde, l’autre brune, mais également jolies, devisaient à demi-voix en jouant avec un lévrier. C’étaient les deux jumelles orphelines, les héritières de Beaurepaire.

L’une d’elles s’efforçait d’enlacer dans ses longues tresses noires l’animal, qui s’échappait sans cesse: c’était Anne, douce et pâle enfant, aux traits fins, au corps délicat et souple. Sa sœur, blonde et fraîche comme une vraie fille des Flandres, était son contraste vivant: son nez légèrement relevé, sa petite bouche aux lèvres charnues, fortement colorées et arquées en forme de cœur, et surtout ses yeux d’un vert de mer, qu’elle tenait toujours demi-clos, donnaient à son visage plein une expression particulièrement dédaigneuse et hardie. Elle avait une beauté troublante, étrange, archaïque, si l’on peut ainsi dire,–car elle ressemblait aux blondes châtelaines représentées dans les miniatures des vieux manuscrits;–beauté originale dont elle avait parfaitement conscience, ainsi qu’en témoignaient ses cheveux qu’elle portait, suivant une mode ancienne, coupés au-dessus des sourcils sur le front qu’ils couvraient à moitié, et la forme même de sa robe dont le corsage, échancré en carré sur la poitrine, laissait apercevoir la naissance de sa gorge dans une pénombre laiteuse. La «belle Magdeleine», comme on l’appelait, bien qu’elle fût en réalité moins régulièrement belle que sa sœur, semblait née pour ordonner et pour jouir, comme Anne pour endurer et pour souffrir. Et, en effet, l’une était déjà la préférée de la douairière, et l’autre sa victime.

–Monsieur l’échevin Lardinois sollicite l’honneur d’entretenir en particulier madame la baronne, annonça cérémonieusement Berthould, le majordome.

La douairière, sans lever la tête, répondit avec lenteur: «Introduisez-le céans.» Puis elle ajouta du même ton, quand Berthould eut tourné les talons: «Retirez-vous, mesdemoiselles.»

Les jeunes filles, après l’avoir saluée, disparurent par une issue latérale, au moment où Berthould, rouvrant la porte principale, annonçait de nouveau:

–Monsieur l’échevin Lardinois!

Le drapier s’avança aussitôt et se courba profondément devant la dame de Beaurepaire, qui était demeurée assise. Les vingt années écoulées depuis les premiers incidents que nous avons rapportés, n’avaient point voûté sa haute taille, ni diminué sa vigueur; c’était toujours le robuste Flamand, joignant l’allure indépendante de sa race à la distinction que donne une bonne éducation et l’habitude de vivre dans un milieu intelligent. Seuls, ses cheveux et sa longue barbe portaient la trace des années; son pourpoint de drap noir les faisait paraître plus blancs encore qu’ils ne l’étaient.

–Maître Lardinois est toujours le bienvenu dans la maison de Beaurepaire, dit la dame, toujours impassible;–et lui montrant un escabeau: «Prenez ce siège, monsieur», ajouta-t-elle.

–C’est une parole amicale qui a souvent retenti à mes oreilles pendant vingt ans, madame, et je suis heureux de l’entendre encore, bien que la bouche qui la prononçait autrefois soit fermée à jamais. Elle me donne lieu d’espérer que vous daignerez m’écouter avec patience, car je viens, madame, vous parler de choses graves, et cet entretien peut être assez long.

–Vous pouvez parler, monsieur.

L’échevin s’inclina et reprit après un court silence:

–Il est indispensable, madame, que je rappelle des évènements déjà lointains, je veux dire antérieurs à votre mariage. Vous n’ignorez pas que la feue dame de Beaurepaire succomba en l’an1553aux fatigues de son double enfantement, que les deux filles auxquelles elle donna le jour furent nourries du propre lait de la dame Lardinois, ma femme, et que jusqu’en l’an1564ces enfants vécurent comme frères et sœurs, avec mes fils, sous un toit commun qui était le mien. Monsieur le baron de Beaurepaire, fort absorbé par la politique et surtout par la controverse religieuse,–vous savez mieux que personne, madame, combien il était passionné pour les doctrines réformistes, ce dont je ne me permettrai point de le blâmer, connaissant sa bonne foi parfaite,– monsieur de Beaurepaire, dis-je, insista à différentes reprises pour ne rien changer à cet arrangement qui lui assurait toute liberté d’esprit, et quand je lui représentais le danger que pouvait présenter pour l’avenir cette existence commune entre emants destinés à vivre dans des mondes différents, il me répondait, en me frappant amicalement sur l’épaule: «Eh bien! mon ami, si vos prévisions se réalisent, nous marierons ces enfants-là, voilà tout! Des filles n’héritant point du nom de leur père, il m’importe peu qu’elles épousent celui-ci plutôt que celui-là; je prise avant tout les qualités personnelles et la noblesse de l’âme, et pourvu que vos fils vous ressemblent,–je vous demande pardon, madame, ce sont ses propres paroles,–je me tiendrai pour satisfait.»

Le bourgeois s’arrêta un instant, en proie à une émotion contenue, puis il continua, son interlocutrice n’ayant pas dit un mot ni fait un geste:

–Mes prévisions, madame, se sont réalisées de point en point, malgré toutes les précautions que j’ai prises pour y faire obstacle; les vôtres, madame, le retour des jeunes demoiselles dans l’hôtel paternel, leurs séjours dans vos châteaux pendant l’été, l’influence de vos conseils, n’ont pas eu plus de succès. La vérité est que l’affection fraternelle de nos enfants s’est peu à peu changée en un amour profond. Je parle surtout pour deux d’entre eux, votre fille Anne et mon fils Raoul; quant à Pierre, mon premier né, et à Magdeleine, leurs sentiments, moins démonstratifs, sont plus malaisés à pénétrer… et pourtant, pour eux aussi, ma conviction personnelle est faite… Pierre est d’un caractère aventureux et bouillant, qui est plutôt d’un soldat que d’un commerçant; il fréquente plus les hommes de guerre que les damoiselles, et il n’a ni l’art, ni la douce éloquence, ni les manières caressantes de son frère. Mais Raoul est l’affection même, les tumultes l’éloignent autant qu’ils attirent l’autre; l’office qu’il remplit à la Cour des Comptes et qui lui assure une carrière honorable, est celui qui convenait à sa nature calme et studieuse. C’est particulièrement pour lui que je fais cette démarche, car c’est pour lui surtout que je redouterais les conséquences d’une déception. Encore ne l’eussé-je point tentée pendant que vous portez encore votre deuil d’épouse, madame, si je n’y avais été forcé par la persistance de faux bruits qu’entretient, je pense, quelque ennemi du repos de nos deux familles. Je conclus, madame, en réclamant de votre sollicitude de mère et de votre piété de veuve l’exécution des engagements éventuels de feu monsieur le baron, et en sollicitant pour mon fils Raoul l’honneur et la joie de devenir l’époux de mademoiselle Anne de Beaurepaire.

L’échevin s’était levé en prononçant ces derniers mots et avait formulé sa demande en s’inclinant; ce fut en cette attitude qu’il attendit la réponse de la dame de Beaurepaire. Celle-ci avait gardé pendant ce long monologue son immobilité de statue; même aux passages qui avaient dû nécessairement l’émouvoir, son visage n’avait trahi aucun de ses sentiments, ni montré aucune autre expression que celle d’une attention soutenue. Après un temps de silence, elle répondit d’une voix parfaitement calme:

–Une démarche telle que celle-ci, venant d’un homme dont le mérite personnel relève la condition et qui jouissait de l’entière confiance de mon époux, ne peut qu’être tenue pour honorable par la veuve du baron de Beaurepaire. Précisément les titres que votre famille s’est acquis à la sympathie de notre maison me font un devoir de ne point vous leurrer d’espérances vaines qu’il ne serait pas en mon pouvoir de réaliser. Je ne crois guère, cher monsieur Lardinois, à la durée des amourettes d’enfants que vous semblez avoir pris trop au sérieux. Ce sont jeux puérils dont on rit volontiers plus tard et qui ne sauraient entrer en considération pour l’établissement d’une fille noble. Je ne considère pas comme plus sérieuses les paroles de condescendance que vous avez eu le tort d’envisager comme une promesse de la part de feu mon époux. C’était là plaisanterie amicale que monsieur de Beaurepaire vous aurait expliquée lui-même, s’il s’était aperçu de votre étrange méprise. J’ai, croyez-le, grande estime pour vous et pour votre famille, et grand regret de causer à mon jeune ami Raoul une affliction–dont il se remettra vite, soyez-en assuré,–mais j’ai à remplir des devoirs supérieurs à toute autre considération, et qui m’obligent à décliner votre proposition.

Les larges traits du drapier s’étaient contractés pendant que la douairière parlait; aux derniers mots il dut s’asseoir pour cacher son trouble. La dame crut le moment venu de porter son dernier coup:

–Je me disposais d’ailleurs à vous annoncer moi-même que durant notre séjour au château de Douxlieu–vous savez que nous en sommes seulement revenues avant-hier,–ma fille Anne a été officiellement fiancée à monsieur le comte du Harnel.

Un flot de sang et de colère monta au front du bourgeois:

–De son plein gré, madame? s’écria-t-il.

La douairière se leva avec majesté:

–Monsieur!...

–Excusez-moi, madame, reprit Lardinois; vos filles ont été longtemps les miennes et je souffre de me sentir aujourd’hui presque un étranger pour elles… Permettez-moi d’espérer que rien n’est encore définitif et que la réflexion.

–Je n’ai pas coutume de parler à la légère ni de retirer parole donnée, monsieur. Mes résolutions, mûrement réfléchies, sont définitives.

L’échevin se leva lentement, redressa sa grande taille, et conclut d’une voix sombre:

–C’est donc le malheur des miens que j’ai fait entrer moi-même dans ma propre maison, il y a vingt ans!

Il salua et sortit.

Spada la Rapière

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