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VI
LA RUPTURE.

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Table des matières

–Viens, frère! Nous verrons bien si la morgue d’une femme sans entrailles et les intrigues d’un félon cupide prévaudront contre la sainte éloquence du cœur.

–A quoi bon, hélas! Tout est bien perdu… Cette femme a modelé toute chose de sa main de fer depuis qu’elle est entrée dans la maison de Beaurepaire; même l’âme de nos sœurs a subi son empreinte.

–Tu blasphèmes, Raoul!

–Non, non; tu as entendu notre père: Anne a consenti!

–Comme le pendu consent à la hart! Viens, te dis-je, ceux-là méritent la défaite qui se rendent sans combat.

C’étaient les deux frères Lardinois qui tenaient ce dialogue, le soir même du jour où leur père avait eu avec la douairière l’entretien malheureux que nous venons de retracer. Ils étaient dans le jardin de la maison gothique, devant une poterne qui, en des temps plus propices, avait été percée, pour la commodité des relations, dans le mur mitoyen par-dessus lequel débordaient les vieux arbres du parc de Beaurepaire. La poterne, toujours ouverte autrefois, était condamnée depuis le second mariage du baron, c’est-à dire depuis huit ans, et ses ferrures apparaissaient en arabesques de rouille sur la noire surface du bois.

On l’a deviné, c’est Pierre, le bourgeois batailleur, l’homme d’action, qui cherchait à entraîner son frère dans une lutte vive contre les ennemis de son bonheur. Il avait passé son bras sous celui de son cadet, qui semblait être son fils tant la disproportion entre eux était grande. Raoul, qui, l’année précédente, était encore basochien de l’Ecole des Chanoines de St-Pierre, n’avait aucun des dehors formidables de son aîné: il était de taille moyenne, mince, gracieux comme une fille; ses traits fins et doux, empreints d’une gravité rêveuse, son teint pâle contrastant avec ses grands yeux et ses cheveux noirs, l’auraient fait prendre pour le vrai frère d’Anne, laquelle était en femme exactement ce que lui était en homme. Peut-être cette similitude, aussi complète au moral qu’au physique, était-elle la cause secrète de la vive affection qui avait toujours uni ces deux enfants, car s’il arrive parfois que les contraires se recherchent, il est bien plus souvent vrai que les semblables s’attirent.

–On a verrouillé l’huis de l’autre côté, dit Pierre après avoir tiré les barres. Ces habiles gens ont tout prévu, paraît-il, ... sauf une chose, cependant, ajouta-t-il en arc-boutant ses robustes épaules contre le bois.

Les ais ployèrent par le milieu sous sa poussée et, les gâches étant sorties de leurs gaines, la porte s’ouvrit violemment.

–Oh! Pierre, qu’as-tu fait! murmura Raoul.

–Rien dont je ne sois prêt à répondre, s’il le faut, répondit résolument son frère.

Les deux jeunes gens s’engagèrent dans les allées de ce parc, théâtre des jeux de leur enfance, et gagnèrent sans bruit la base d’une tourelle renfermant un escalier de pierre qui menait directement à l’étage où étaient les appartements particuliers des deux héritières de Beaurepaire. Ils connaissaient de longue date les êtres et les habitudes de l’hôtel aussi bien que ceux de leur maison paternelle; ils purent ainsi arriver sans éveiller l’attention jusqu’à la pièce qui servait de salon commun aux deux jeunes filles. Les Lardinois en avaient vu d’en bas les fenêtres éclairées, et ils en avaient conclu que leurs sœurs de lait devaient s’y trouver. Elles y étaient, en effet. On parlait haut dans la pièce et l’on y entendait le hoquet de sanglots étouffés. La main de Pierre arrêta l’essor de Raoul, qui allait s’élancer: ils avaient pénétré dans l’antichambre et une simple portière de tapisserie leur cachait la scène, dont il ne leur était pas difficile de deviner la nature.

–C’est encore mal, ce que nous faisons ici, fit Raoul.

–Enfant! sachons d’abord à qui nous avons affaire.

Ils reconnurent aussitôt le parler lent et hautain de celle qu’on appelait «la belle Magdeleine»; c’était Anne qui pleurait:

–Tu parles ainsi pour relever mon courage, sœur chérie; mais tu sais bien que j’en mourrai. Je hais cet homme, qui est faux et avide, qui, connaissant mon aversion pour lui, prétend néanmoins m’épouser pour mes richesses.

–Tu es belle, il t’aime et ne croit pas à tes répugnances.

–Je les lui ai dites cependant assez! Il sait aussi qu’au jour des fiançailles, à Douxlieu, j’étais la seule personne qui eût ignoré jusqu’au dernier moment le vrai but de la fête. Il sait tout, te dis-je, et je le hais autant que j’aime Raoul!

–Mais Raoul n’est pas gentilhomme, et une Beaurepaire ne doit point se mésallier. Crois-tu que je n’aime pas Pierre, le beau et vaillant compagnon? Je l’aime de tout mon cœur, mais je ne consentirais cependant jamais à devenir une «dame Lardinois!» Il est mon frère de lait, il a été mon chevalier d’enfance, mais il ne sera jamais mon époux. Il y a des choses qu’on ne fait point, chère Anne; noblesse oblige.

–Ta nature impérieuse aurait bientôt fait litière de tous ces préjugés, si tu aimais comme moi!

–Eh! Sais-tu seulement si Raoul se désole autant que toi?

Ici Raoul échappa à l’étreinte de son frère, bondit dans l’appartement et se précipita aux pieds de sa maîtresse, qu’il entoura passionnément de ses bras, couvrant de baisers et de larmes son visage, ses cheveux, son cou, ses mains, toute sa personne.

Les deux jeunes filles, effrayées tout d’abord, avaient jeté un grand cri. Pierre entra alors à pas lents et s’arrêta près de la portière, les bras croisés sur sa poitrine, la tête baissée, considérant l’effusion éperdue de son frère. Puis il regarda Magdeleine. Celle-ci s’était levée et, debout dans une attitude fière qui faisait admirablement ressortir ses formes opulentes, son regard insolent glissant entre ses paupières mi-closes, elle avait l’air d’une princesse des vieilles chroniques scandalisée par l’outrecuidance de quelque chevalier discourtois. Elle était si superbe ainsi que Pierre en fut ébloui.

–Depuis quand, messires, s’écria-t-elle, pénètre-t-on dans l’appartement des dames comme dans une ville gagnée?

Raoul ne répondit point, son âme était partie avec celle d’Anne vers les régions éthérées des illusions amoureuses. Pierre rougit et répliqua du même ton:

–Depuis que les mauvais génies condamnent les frères à reprendre de vive force le droit de voir leurs sœurs.

L’altière jeune fille allait riposter par quelque impertinence, lorsque l’apparition soudaine d’un nouveau personnage vint compliquer la situation. Ce personnage n’était autre que la douairière elle-même, attirée par le cri de ses filles, et qui, écartant la lourde tapisserie, s’avança de son pas majestueux, en apparence plus froide et plus impassible que jamais. Pourtant, au regard qu’elle ne put s’empêcher de lui jeter, Pierre comprit qu’elle avait entendu ses paroles.

–Que signifie ce mystère, messieurs? dit-elle en contenant sa colère. Aviez-vous besoin de prendre des précautions et de choisir une heure indue pour venir présenter à votre sœur Anne vos félicitations fraternelles à l’occasion de son prochain mariage?

Anne et Raoul, atterrés, n’avaient eu ni le temps ni la présence d’esprit de s’éloigner l’un de l’autre. Madame de Beaurepaire affecta de se méprendre sur le sens de leurs effusions, et continuant son rôle:

–Levez-vous, maître Raoul; ces enfantillages ne conviennent plus à un homme de votre âge.

Raoul se releva, mais retenant dans ses mains la main de sa sœur de lait, il répondit de sa voix douce:

–Hélas! madame, que n’êtes-vous mieux persuadée que ce ne sont pas là des enfantillages!

La baronne, surprise de cette audace, fit un haut-le-corps.

–Dieu me soit en aide! dit-elle avec âpreté. Si je n’en étais persuadée, il faudrait donc que je vous fisse mettre dehors par mes gens!

–Oh! madame! implora la pauvre Anne, dont les pleurs recommencèrent.

–Paix, mademoiselle! Si ce sont vos «frères» qui se trouvent céans, ils vous ont manqué comme à moi-même et il me sied de les morigéner; si ce sont vos «galants», j’ai le devoir de les faire châtier et expulser.

La belle Magdeleine, toujours debout, regardait cette scène de ses yeux dédaigneux, comme si elle y eût été complètement étrangère, et sans dire un mot pour approuver ou pour blâmer. A la menace de sa belle-mère, un vague sourire, qui releva quelque peu le coin de ses lèvres roses, exaspéra, à l’égal d’une moquerie directe, Pierre, qui déjà se retenait avec peine:

–De votre bouche, madame, nous sommes prêts à tout entendre avec respect, mais malheur à la main qui oserait nous toucher! Au demeurant, mieux vaut en finir, et mieux vaut peut-être aussi que vous soyez présente. Non, madame, il n’y a ici ni enfants, ni enfantillages. Ce n’est point l’amitié fraternelle qui inspire les caresses que vous avez entrevues et fait couler les larmes que vous voyez encore: c’est l’amour, c’est la passion, la passion ardente, vraie, durable, sachez-le, madame. Et cette passion, née sous les yeux de votre époux, a été encouragée par lui, de telle sorte que si, par impossible, ce que l’on dit était vrai, si mademoiselle de Beaurepaire était unie à tout autre que mon frère, ce serait la maison de Beaurepaire elle-même qui manquerait à son honneur et serait coupable de félonie.

–Frère! frère! interrompit Raoul avec un geste suppliant.

–L’heure des tempéraments et des illusions est passée, Raoul: il faut parler franc et agir vite. Demain il sera trop tard.

–A merveille! fit la douairière, en s’efforçant de donner une intonation ironique à sa voix tremblante de fureur. A merveille! l’honneur des Beaurepaire ne saurait qu’être fort obligé aux fils du drapier Lardinois des avis qu’ils daignent lui offrir! Mais comme la question a déjà été traitée avec un plus grave personnage, nous jugeons superflu d’y revenir. Saluez vos sœurs, messires; je crois, Dieu me pardonne, que voici sonner le couvre-feu!

–Pardon, madame, vous ne supposez pas que j’aie voulu vous offenser! Ayez pitié, au nom du Dieu vivant, ayez pitié de ces deux enfants qui s’aiment et dont un mot de vous va destiner l’existence à la félicité ou à la douleur, au gai soleil du bonheur ou aux ténébreux abîmes du désespoir. En ce moment solennel, oubliez vos titres, s’il le faut, pour laisser parler votre cœur de femme. Pitié, madame, ayez pitié!

Et Pierre alla mettre un genou en terre devant l’orgueilleuse baronne. Ce n’était point ce qu’attendait celle-ci:

–En vérité, fit-elle, cette scène devient d’un ridicule insoutenable! Levez-vous, jeune homme; vous possédez une éloquence dont je vous félicite, mais mon pardon, ma pitié, mon cœur et mes titres n’ont que faire ici, et votre intervention à propos d’un évènement qui ne vous concerne pas est souverainement déplacée, je veux bien vous le rappeler.

–Ainsi, madame, vous restez impitoyable?…

–Ah! brisons là, maître Pierre!

–Et vous entendez forcer Anne, qui n’est pas votre fille, à épouser malgré elle votre neveu?

–Taisez-vous, monsieur, et sortez, je vous l’ordonne!

–Anne, est-ce de vos plein gré et libre préférence que vous épousez monsieur du Harnel?

–Mon Dieu! mon Dieu! sanglotait la pauvre fille.

–Répondez la vérité, sur la mémoire de votre père!

–Anne, par pitié! murmura Raoul.

Incapable de parler, Anne secoua douloureusement la tête.

–Elle a dit non, madame. Vous ne pouvez plus douter, maintenant.

–Sortez! répéta la baronne, les lèvres serrées, le regard étincelant de haine.

–Je vous en supplie, encore, madame; c’est à genoux que je vous demande humblement de sanctionner l’union de ces deux chères âmes. Anne, Magdeleine, Raoul, venez à mon secours! A genoux, enfants! Un mot, madame, rendez-nous la joie et la vie!

Magdeleine ne bougea point; elle se contenta de répondre lentement:

–Raoul n’est point gentilhomme!

Quant à la douairière, toute frémissante, elle répéta de nouveau, et cette fois avec un geste violent:

–Je vous ordonne de sortir!

Alors Pierre se releva tout debout et, développant avec ostentation son torse herculéen, le front couvert de rougeur et le bras étendu d’un air d’indicible menace, il dit d’une voix lente et profonde, que la violence des émotions qu’il comprimait faisait trembler malgré lui:

–Tous nos liens sont maintenant rompus par vos propres mains. des liens sacrés!. Le bonheur et la vie de ces deux êtres doux, inoffensifs, aimants et aimés sont sacrifiés à la morgue nobiliaire, à des calculs odieux… La générosité de notre père, le dévouement de notre mère, des années de sollicitude, la paix du toit qui fut commun, les affections saintes, la joie de deux vieillards, on a fait litière de tout cela!… Il y aura des cœurs brisés, des larmes, des deuils… qu’importe! ceux qui souffriront ne sont pas gentilshommes! Ils ne comptent point! Ils doivent se tenir pour heureux et fiers qu’on ait daigné utiliser si longtemps leurs services subalternes!… Tout est bien perdu maintenant, il n’y a plus d’illusions à se faire. C’est la guerre. Soit! Moi, Pierre Lardinois, bourgeois de Lille et maître ès armes, je l’accepte; mais–écoutez bien ceci–vous l’aurez terrible, sans trêve et sans merci. Vous, madame, vous serez humiliée et abaissée autant que l’ait jamais été femme dans une ville à sac, et, n’ayant pas eu pitié d’autrui, vous implorerez en vain pitié pour vous! Vous, mademoiselle, qui estimez qu’un roturier, bon pour être un galant, est indigne de devenir un époux, et qui m’avez tout à l’heure dextrement signifié mon congé, je vous forcerai à me demander à genoux l’honneur de mon alliance! Quant à vous, chère Anne, calmez vos craintes: je jure ici sur la sainte croix du Christ que vous ne serez jamais l’épouse de monsieur du Harnel, par la raison péremptoire que j’aurai auparavant, de la main que voici, tué ce beau muguet. J’ai dit. Et maintenant, viens, mon pauvre Raoul! Tu vois qu’il est des gens pour lesquels le plus rare mérite personnel, l’honnêteté, le savoir, l’intelligence, la noblesse de l’âme ne sont rien; pour qui le vieux droit des armes est tout. Eh bien! ce droit-là est à tout le monde; nous nous en souviendrons!

Sur cette sortie impétueuse, que la douairière, suffoquée par les révoltes de son orgueil, n’avait même pas tenté d’interrompre, Pierre s’éloigna fièrement entraînant par le bras son frère anéanti.

Spada la Rapière

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