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III
UNE SALLE D’ARMES AU XVIe SIÈCLE

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Table des matières

La porte à côté de laquelle brûlait la lanterne solitaire était une arcade de pierre à cintre plein, que fermait un lourd battant aussi bardé de fer qu’un chevalier des anciens temps. Au-dessus, on voyait une unique fenêtre, étroite, garnie d’épais barreaux croisés, qui semblait plutôt destinée à servir de judas ou de meurtrière qu’à éclairer un réduit quelconque; cette ouverture commandait toute l’enfilade de la ruelle jusqu’à la place Comines, tandis que son armature ne laissait pénétrer aucun regard à l’intérieur; puis venait le toit, haut et moussu, qui l’aveuglait à demi comme un chapeau d’aventurier rabattu à dessein sur les yeux. En étendant les bras on pouvait embrasser toute la largeur de cette façade farouche; en se haussant sur la pointe des pieds on en touchait presque le haut: tel était à l’extérieur le logis du seigneur Matapan, le plus fameux des maîtres ès armes. Il avait bien, comme disaient les bonnes gens, la physionomie du métier, car au milieu des hautes maisons de bois qui l’entouraient, et dans lesquelles grouillait tout un peuple de gouges et de sacripans, il faisait l’effet d’un bravo accroupi dans l’ombre pour guetter les passants.

Il fallait pousser la porte et avancer d’une trentaine de pas dans un corridor obscur qui y faisait suite, pour s’apercevoir que cette demeure étrange ne ressemblait point à l’idée qu’en donnait son apparence. On se trouvait alors dans une sorte d’avant-cour, au fond de laquelle régnait un vaste bâtiment de pierre qui avait une issue de meilleure mine sur la place des Reigneaux, en face de la porte de la ville; mais cette issue-là, régulièrement close au premier coup du couvre-feu, n’était point celle, on le devine, qui plaisait le mieux aux habitués du lieu.

Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient, ce soir-là, comme tous les autres soirs, largement illuminées, et l’aspect de la cour, transformée en champ clos et éclairée par plusieurs lanternes, achevait de prouver que le maître de céans ne vivait point en ermite. Divers groupes, en effet, entouraient des jouteurs qui se livraient en plein air à des combats simulés à l’épée et à la hache; mais le bruit de leurs ferraillements et de leurs contestations, lazzis, exclamations et rires, bien qu’assez fort pour troubler le sommeil des voisins paisibles, si ce quartier avait comporté de tels habitants, ne parvenait point à couvrir des échos analogues qui s’échappaient, plus tumultueux encore, de la salle intérieure.

La physionomie de celle-ci était plus intéressante, parce qu’elle se développait en pleine lumière, ce qui permettait d’en saisir tous les détails. C’était une immense salle, au plafond formé d’un entrecroisement de grosses poutres noircies par la fumée des torches. D’un bout à l’autre, les murs étaient couverts de râteliers où les armes les plus diverses se trouvaient appendues: épées de toute sorte, de cheval et de pied, à une ou à deux mains, longues ou courtes, plates ou côtelées, droites ou courbes, pointantes, taillantes ou mi-partie, glaives, brettes, estocs, braquemarts, rapières, colichemardes, cimeterres, dagues, francines, yatagans, navajas, poignards, stylets, haches, pertuisanes, piques, hallebardes, masses, marteaux, chaînes à boules, maillets, massues et bâtons, armes de jet et armes à feu, cottes de mailles, boucliers, cuirasses, jam bières, gantelets, casques, morions, salades, plastrons de buffle; il n’était pièce d’attaque ou de défense usitée dans la chrétienté ou chez les infidèles qui ne figurât dans cette collection flamboyante. De plus, on voyait dans un coin, rassemblé en un panneau spécial, le matériel particulier, armes courtoises et ajustements protecteurs, qui servait au maître et à ses lieutenants pour l’enseignement du noble art de l’escrime. Cette décoration guerrière, qui reluisait d’un éclat formidable sous le rayonnement rougeâtre et inégal des torches, formait un fond superbe à la scène qu’elle entourait.

La compagnie était nombreuse et il suffisait d’un coup d’œil pour voir qu’elle était fort disparate et que, parmi les hôtes qui se coudoyaient, d’aucuns avaient dû se rencontrer auparavant sur les chemins ou sous les bois dans des conditions moins pacifiques. Il y avait là de grands seigneurs d’humeur altière, des gentilshommes venant se parfaire la main avant d’entrer en campagne, des bourgeois de la milice sachant par expérience que le meilleur moyen d’avoir la paix est de savoir faire la guerre, des officiers de la petite garnison espagnole, des aventuriers en quête de clientèle pour leur épée; mais il y avait aussi, rôdant derrière ceux-là, traînant dans les coins, ou blottis dans les embrasures, des bravaches de second ordre, à l’œil mauvais, aux moustaches en dard de porc-épic, aux barbiches invraisemblables, des spadassins à allures brutales, des guenilles provocatrices, des figures de gibiers de potence; il y avait enfin, coquetant à travers ce tohu-bohu ou mollement assises sur des coussins, une douzaine de jolies filles, flamandes, espagnoles ou bohémiennes, montrant leur gorge blanche ou bistrée dans l’échancrure de leur corsage, et que l’amphitryon semblait attirer chez lui tout exprès pour entretenir les querelles que son art avait mission de dénouer.

Au milieu de cette cohue hétéroclite, une dizaine de groupes distincts indiquaient autant d’assauts que dirigeaient simultanément les prévôts d’armes, dont les commandements brefs dominaient par moments le brouhaha général et les cliquetis du fer. Maître Matapan allait de l’un à l’autre, faisant des observations, corrigeant ici, approuvant là, l’œil partout, l’oreille ouverte, morigénant les uns, goguenardant avec les autres. On l’aurait deviné entre tous, tant sa physionomie était caractéristique. De taille moyenne, maigre et osseux, il avait la souplesse, l’agilité et la vigueur des félins; de longs cheveux noirs tombant en boucles soyeuses jusque sur ses épaules encadraient un visage brun, allongé, auquel ses yeux sombres, ses pommettes saillantes, son long nez busqué, et ses. lèvres épaisses, visibles sous une barbe noire peu touffue, donnaient une expression étrangement complexe de jovialité, de ruse et d’audace.

Tels étaient l’homme et la maison vers lesquels se dirigeaient Pierre Lardinois et le sire du Harnel, l’un portant l’autre.

Avant de pousser l’huis, Lardinois s’arrêta, et, appuyant le pied sur une borne pour soutenir son fardeau, il tira de sa poche un demi-masque de soie grise qu’il s’appliqua sur le visage; puis reprenant le blessé dans ses bras, il entra. «Place, messires!» fit-il en traversant la cour encombrée.

–Qu’est-ce? quel est ce matamore?

–Paix, si vous tenez à votre peau! c’est La Rapière, l’élève favori de Matapan.

–Oh, oh! voilà donc ce ferrailleur fameux. Beau champion, sur mon âme!

–Et lame non moins belle, et clerc comme un robin, par-dessus le marché.

–Mais La Rapière n’est pas un nom, c’est un sobriquet. Au demeurant, quel est ce personnage?

–Du diable si je le sais mieux que vous! L’homme est sobre de la langue. D’aucuns assurent que c’est tout simplement un bourgeois d’ici, d’autres que c’est un gentilhomme ayant ses raisons pour garder l’anonyme, d’autres encore que c’est un officier ou un agent de l’Escurial; la vérité est qu’on ne sait rien. On ne le voit ici que masqué, et la raison,il en a cuit à ceux qui ont tenté de la surprendre. Seul Matapan le connaît certainement. Interrogez-le, si le cœur vous en dit!

L’objet de ces commentaires pénétrait au même moment dans la salle d’armes et déposait sur un divan le sire du Harnel, qui était évanoui.

Le maître ès armes aperçut son disciple, dont la stature dépassait le niveau de la foule; il s’approcha avec son flegme ordinaire:

–Bonsoir, mon fils! Est-ce ouvrage de ta main?

–Non, maître… Une sotte histoire avec des soudards. Moins que rien!

–Hum! Voyons ces boutonnières. Matapan connaissait trop bien l’art de faire ces sortes d’accrocs pour ne pas savoir aussi celui de les raccommoder. Il était bon chirurgien. Ouvrant le pourpoint du gentilhomme, il examina les plaies d’un œil de praticien, les toucha, les pansa et les banda, puis, comme le blessé ouvrait les yeux:

–Vous en êtes quitte à bon marché, monsieur, lui dit-il,... de simples escorniflures. Dans huit jours il n’y paraîtra plus. Néanmoins, ménagez-vous.

Et il rentra de son pas lent dans la foule agitée où n’avait cessé de retentir le battement métallique et le bruit des conversations et des rires, tant les incidents du genre de celui où le sire du Harnel avait joué le mauvais rôle étaient choses ordinaires à cette époque. Celui-ci, assis assez piteusement sur un divan, regardait d’un air étonné le spectacle original qu’il avait sous les yeux, et surtout les marques non équivoques de déférence que son compagnon d’aventure recevait tout à la fois des coupe-jarrets et des seigneurs huppés. Peu de huguenots fréquentaient Matapan, qu’ils regardaient comme un ennemi dangereux, et le seigneur du Harnel n’était point du petit nombre des exceptions; tout était donc ici nouveau pour lui, le débraillé espagnol de l’endroit, comme la métamorphose du jeune bourgeois.

–Est-ce une indiscrétion que de féliciter tout haut, nonobstant le lieu, monsieur le comte du Harnel? dit un jeune gentilhomme en s’approchant le chapeau à la main.

–Non certes, monsieur, mais la chose n’en vaut vraiment pas la peine.

–Comment l’entendez-vous? vous vous méprenez: je ne parle point de votre algarade passée, mais de votre mariage futur.

–Excusez-moi donc, fit le comte laconiquement, d’un air embarrassé.

–Vous êtes tout excusé, mais cela ne me dit pas si mes félicitations arrivent à propos, et s’il est vrai, comme tout le monde l’assure, que vous ayez l’enviable bonheur d’épouser à brève échéance la pupille de votre très honorée tante, mademoiselle de Beaurepaire.

–Oui. en effet. Il est question de quelque chose de pareil.

–Peste! mon cher, vous êtes singulièrement discret ou terriblement froid!

Le comte, qui semblait mal à l’aise, manifesta plus de trouble encore quand il entendit La Rapière, qui était revenu près de lui et n’avait pas perdu un mot de cet entretien, dire d’une voix brève:

–Si monsieur du Harnel apprécie ma compagnie comme j’apprécie la sienne, je me ferai un plaisir de l’escorter jusque chez lui.

Il hésita un instant, puis saluant son premier interlocuteur, il répondit à La Rapière:

–A vos ordres, monsieur!

Spada la Rapière

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