Читать книгу Histoire de la police de Paris : 1667-1844 - Horace-Napoléon Raisson - Страница 10
ОглавлениеPIERRE-MARC, COMTE D’ARGENSON,
Quatrième lieutenant-général de police
L’équipage du maréchal de Villars, au retour d’une promenade à Versailles, fut arrêté par des bandits, au milieu du Cours-la-Reine, vers la fin de l’année 1719. La présence d’esprit du cocher sauva le maréchal d’une visite peu courtoise; mais, irrité du danger qu’il avait couru, Villars adressa des plaintes amères au régent, qui, pour lui donner satisfaction, suspendit le lieutenant-général de Police Machault et revêtit de sa dignité édilaire Pierre-Marc Voyer-d’Argenson, second fils du célèbre lieutenant de police de ce nom.
D’Argenson n’accepta pas sans hésitation et sans répugnance un poste que son père avait rendu si difficile à remplir; mais, comblé des faveurs de Philippe d’Orléans, il n’osa décliner le dangereux honneur qu’il lui voulait faire, et prit possession de la place au mois de janvier 1720, en se promettant bien d’y rester le moins que le permettraient les circonstances.
Du premier jour, d’Argenson résolut de suivre les erremens paternels en déployant une vigilance et une rigidité exemplaires. Mais les temps avaient marché depuis la mort de Louis XIV. La conduite du régent n’autorisait que trop la dépravation générale, et des réglemens de police devaient demeurer insuffisans pour faire respecter la décence et la sécurité publiques. Le nouveau lieutenant de police reconnut bientôt que, pour remplir sa charge selon le vœu de la cour, ce n’était qu’à la partie matérielle de ses attributions qu’il devait s’attacher avec sévérité et vigueur.
Les roués du Palais-Royal et de la Muette continuèrent donc à rosser le guet, à briser les lanternes, à insulter les femmes à la sortie du spectacle et dans les promenades: d’Argenson dut les laisser faire; mais en même temps il entreprit une guerre active contre les vagabonds et les fripons étrangers, que le système de Law et le relâchement des mesures de sûreté avaient attirés en foule dans la capitale. En quelques jours il remplit les prisons du Châtelet d’un millier de comtes et de marquis exploitant leurs quartiers de noblesse aux jeux de la rue Quincampoix; il renouvela aussi alors pour les nymphes banales de la cité parisienne l’ordonnance de Charles VI, à la ceinture près, car l’or n’était plus dès lors une distinction.
Les boulevarts qui ceignent Paris, si fréquentés aujourd’hui, si brillans, si riches et si recherchés, n’étaient alors que de tristes et boueux remparts, ou la prudence ne permettait guère de s’aventurer à la nuit tombante. D’Argenson étendit l’éclairage de la ville depuis la porte Saint-Honoré jusqu’à la porte Saint-Denis, et fit construire sur cette ligne, jusqu’alors obscure et déserte, de petits corps-de garde distancés de quinze cents pas environ, et qui subsistèrent jusqu’au commencement de l’année 1789. C’était peu assurément pour la sûreté publique que de cantonner dans ces petits forts de planches et de boue cinq ou six pauvres soldats du guet, tremblant la plupart du temps de peur ou de froid: le résultat cependant fut immense, et le nombre des attaques et des vols diminua dans une proportion que l’on aurait peine à comprendre, aujourd’hui que tant de moyens actifs et intelligens de répression demeurent si souvent sans effet pour combattre l’audace et la ruse des malfaiteurs.
D’Argenson déploya dans les diverses parties de son administration un louable zèle. Son père lui avait appris par son exemple que le moyen le plus assuré d’inspirer le courage et la confiance est d’en faire preuve par soi-même: aussi ne négligea-t-il dans aucune circonstance de payer de sa personne et de se transporter où l’appelaient le tumulte, les coupables tentatives ou les dangers de la cité.
Dans une de ces occasions, lors d’un incendie considérable qui réduisit en cendres trois maisons de la rue de la Juiverie, son courage pensa lui devenir fatal et il fut grièvement blessé à la tête par la chute d’une poutre enflammée. On le transporta à son hôtel, mille soins lui furent prodigués eh hâte, la cour et la ville s’empressèrent de se faire inscrire chez lui et de rendre un public hommage de reconnaissance et d’intérêt au magistrat courageux et dévoué.
En homme habile, d’Argenson pensa que le moment était venu de prendre une honorable retraite. Il formula donc en peu de mots sa démission, et l’adressa au régent, qui se trouvait alors à Versailles. Philippe fit quelque difficulté à l’accepter; mais, sur l’assurance des amis du comte que sa santé demandait les plus sévères ménagemens, il n’hésita plus, se rappelant, en véritable neveu de Louis XIV, le constant dévoûment du père, et ne voulant pas que cette race d’hommes de moralité et d’honneur succombât et s’éteignît sous le fardeau des affaires publiques .
Il est hors de doute que le comte d’Argenson, sous un gouvernement normal, sous un prince respectable et respecté, se serait montré digne du poste éminent où rappelait sa capacité autant que le nom laissé par son père: mais dans ces temps de scandaleuses débauches, de tentatives ultra-bizarres et de folies financières, il aurait fallu aux magistrats de la cité une vertu surhumaine: un Lhospital, un Jouvenel des Ursins, auraient suffi à peine alors à tenir d’une main ferme et assurée la noble balance de la justice. D’Argenson n’était pas taillé de l’étoffe de tels hommes; mais on doit reconnaître à sa louange que durant le cours de son édilité, il se montra personnellement dévoué au bien de la ville, ami de la justice et protecteur du faible et de l’opprimé. Maintes fois, il est vrai, la loi, qu’il avait mission de faire respecter, fut insuffisante ou muette contre de coupables tentatives, mais sapartialité pour une classe privilégiée de perturbateurs et de libertins ne dégénéra jamais en aveuglement immoral; et quand il put sévir contre les scandales publics, il le fit avec énergie, comme le prouve le fait que nous allons citer.
Jeune et riche héritier d’une ancienne famille d’Auvergne, un comte, dont nous tairons le nom, porté aujourd’hui avec honneur par un des membres distingués d’une de nos assemblées parlementaires, quittait chaque année sa terre, située aux environs de Riom, pour venir à Paris passer quelques semaines. Sa venue dans la capitale coïncidait d’ordinaire avec l’époque où se tenait la foire Saint-Germain. Cette foire était, comme on sait, le rendez-vous alors de la ville et de la cour: les jeux, les divertissemens, les plaisirs de toute espèce s’y confondaient au milieu d’un mouvement, d’un bruit, d’une licence dont ne donneraient qu’une bien imparfaite idée les plus animées de nos fêtes actuelles de campagne. Des boutiques, par centaines, y étalaient tout ce que la mode et le goût venaient d’inventer de plus raffiné et de plus frais; les spectacles, les concerts, les bals s’entassaient dans son faible espace; les escamoteurs, les saltimbanques, les histrions de toute couleur et de tout étage y pullulaient. C’était au milieu de cette folie, de ce carnaval, de ce bazarde tous les instans que venait descendre le gentilhomme auvergnat. Là, chaque jour, ou chaque nuit plutôt, on le voyait se promener parmi les jolies marchandes, distribuant avec plus de profusion que de goût l’or et les propos galans, les œillades passionnées et les cadeaux plus efficaces; puis, le jour de la clôture venu, il se rendait une dernière fois sur le théâtre de ses profusions et de ses galantes tentatives, escorté d’un bataillon complet de ses plus grossiers compatriotes, réunis d’avance dans un banquet et qu’il n’amenait que bien payés et repus pour la plupart outre mesure. Au signal donné par le comte, cette masse aux épaules carrées se précipitait dans l’enceinte avec un houra général; la foule, surprise, éperdue, se ruait d’un mouvement machinal sur les boutiques, cherchait un abri dans les théâtres, courait se réfugier vers les comptoirs; les cris des femmes, les imprécations des marchands venaient augmenter le désordre, et cette perturbation effroyable, cette confusion et cette terreur duraient une demi-heure environ: ce temps suffisait au comte pour faire enlever quelque honnête et jolie marchande, qu’avaient été impuissantes à séduire les offres brillantes et les amoureuses protestations du Sardanapale auvergnat.
De toute cette rumeur, il est vrai, il résultait ordinairement beaucoup plus de bruit que de besogne; d’ordinaire aussi, il est vrai, l’Hélène enlevée aux comptoirs de la foire Saint-Germain reparaissait l’année suivante plus riche, sinon plus jolie; mais ces paniques, imposées chaque année à toute une population d’honnêtes marchands et de promeneurs, ne semblèrent pas moins à Voyer-d’Argenson une grave atteinte à la sécurité de la ville. Résolu d’y porter remède et de guérir à la fois le gentilhomme turbulent de ses manies de sultan et de crocheteur, il fit secrètement entourer la foire Saint-Germain par une force armée suffisante, et le jour de la clôture, au moment où le comte donnait, en vrai Romulus d’Auvergne, le signal du combat et de l’enlèvement, un bataillon de gardes françaises, quelques escouades du guet à pied et à cheval et une cohorte d’exempts assaillirent les perturbateurs, les saisirent et les entraînèrent au Châtelet et à l’hôtel de la lieutenance de police.
Pour les obscurs coryphées du comte, la peine devait être légère: quelques semaines de prison en firent justice. Il fut l’objet d’une plus éclatante sévérité. Détenu d’abord à la Tournelle du Châtelet, il y resta plus de quinze jours sans être interrogé ; puis, après une instruction superficielle, il fut transféré à la Bastille, où il demeura deux ans.
C’était payer un peu cher le plaisir d’avoir fait gourmer cinq ou six mille individus effarés dans une enceinte fermée de planches; mais il y avait à cette sévère punition un motif juste et suffisant. Par malheur, le comte n’avait pas d’appuis à la cour, ce qui fit dire hautement à la bourgeoisie qu’on n’aurait pas usé de tant de sévérité à son égard s’il s’était fait préalablement affilier à la société inviolable des Nocé, des Broglie et des Canillac.