Читать книгу Histoire de la police de Paris : 1667-1844 - Horace-Napoléon Raisson - Страница 5
DE LA REYNIE (GABRIEL-NICOLAS),
ОглавлениеPremier lieutenant-général de police.
Louis XIV était parvenu au faîte de la gloire et de la puissance; la paix de Breda, avantageuse au royaume, et qui unissait les intérêts commerciaux de l’Angleterre, de la Hollande, du Danemarck et de la France, avait jeté les fondemens d’une prospérité durable. A la voix du monarque français, les beaux-arts, longtemps exilés ou méconnus, avaient pris un nouvel essor; Colbert, digne ministre d’un grand roi, accordait de glorieux encouragemens à tous les genres de mérite et appelait autour du trône tous les hommes qui pouvaient en accroître on en refléter l’éclat. La France prospère par le commerce, par l’agriculture, par l’industrie, que Louis et son ministre protégeaient avec une ardeur égale, se trouvait placée à la tête du mouvement civilisateur et marquait par de pacifiques victoires chacun de ses pas dans la route du progrès social.
Au milieu de cette marche lumineuse cependant, en face de cet avenir si plein d’espérance, Paris, la vieille capitale de Julien, de Clovis et de Charlemagne, Paris, la tête et la clef du royaume, conservait encore, en dépit de la richesse et de la grandeur des monumens dont l’enrichissait Colbert, des traces profondes de la barbarie féodale. Ces réceptacles impurs de la paresse et de la pauvreté, connus sous le nom de Cour des Miracles, existaient encore dans plusieurs quartiers; des amas d’immondices infectaient l’air jusque sous les balcons du Louvre; les rues demeuraient continuellement plongées dans d’épaisses ténèbres, et des milliers de brigands, déplorables restes de la guerre civile et de la guerre étrangère, se l’épandaient, le soir venu, au milieu des remparts de la ville et portaient jusqu’au foyer domestique la menace, l’épouvante et la mort. Chaque nuit, surtout dans la saison rigoureuse, il se commettait d’audacieux vols et des meurtres effrontés. Boileau avait dit dans une de ses premières satires: «Le bois le plus funeste et le moins fréquenté est, au prix de Paris, un lieu de sûreté.» Et, loin d’être le produit d’une exagération poétique, ces deux vers n’étaient que l’expression pittoresque d’une déplorable réalité : aussi le poète, sans s’en douter, fut-il peut-être le premier instigateur d’une amélioration municipale que tous les citoyens désiraient, sans qu’il vînt à l’idée de personne de la réclamer, tant il y avait loin, à cette époque, des vœux et de l’expression des besoins du peuple, aux marches trop élevées du trône et à l’oreille presque toujours sourde des grands.
Quoi qu’il en soit, la situation morale et hygiénique de Paris frappa Colbert. Le grand ministre sentit que la capitale d’un royaume florissant devait être renommée non seulement par la grandeur de ses édifices, par la richesse de ses monumens, par le nombre et la beauté de ses établissemens d’utilité publique, mais encore parla physionomie de son peuple, par la salubrité de son air, par la sécurité de ses rues et le bon ordre de tout son ensemble; il sentit que le pouvoir éphémère d’un prévôt des marchands et de quelques échevins de la bourgeoisie ne serait jamais assez fort pour déraciner d’antiques abus et ouvrir une large voie aux améliorations utiles: il résolut donc de créer une magistrature indépendante à la fois de la commune et des ministres, et de revêtir celui qui l’occuperait, à l’instar du censeur de Rome, mais avec des moyens d’action plus étendus, d’une force morale et d’une force matérielle telles que, dans la cité, tout dût se briser ou fléchir devant ses faisceaux. La charge de lieutenant-général de police fut inventée; et Louis XIV bientôt, sur le rapport de son ministre, sanctionna par une déclaration dont les considérans sont un chef-d’œuvre de philantropie et de grand sens, l’impérieuse nécessité de cette nouvelle édilité.
La charge était créée dès-lors: restait à trouver un personnage digne d’en occuper les hautes fonctions. «Sire, dit Colbert le lendemain de la signature, avez-vous daigné choisir parmi les présidens de Parlemens de votre royaume celui à qui vous destinez la charge de lieutenant de police? — Non, Monsieur, répondit Louis, et j’avoue même qu’aucun nom parmi ceux de MM. les présidens ne me satisfait: non pas assurément que les lumières, la vertu ni les qualités essentielles des magistrats manquent dans nos cours de Parlemens, mais bien parce que, en vérité, pour remplir la place que vous m’avez fait créer, il faudra nécessairement être un homme d’espèce toute particulière. — Au vrai, Sire, repartit Colbert en souriant, le lieutenant-général de police de votre bonne ville de Paris doit être homme de simarre et homme d’épée, et, si la savante hermine du docteur doit flotter sur son épaule, il faut aussi qu’à son pied résonne le fort éperon de chevalier, qu’il soit impassible comme magistrat, et, comme soldat, intrépide; qu’il ne pâlisse devant les inondations du fleuve et la peste des hôpitaux, non plus que devant les rumeurs populaires et les menaces de vos courtisans; car, il faut le prévoir, la cour ne sera pas la dernière à se plaindre de l’utile rigueur d’une police faite dans l’intérêt du bien et de la sécurité de tous. — M. de Colbert, interrompit le roi d’un accent austère, je me soumettrai moi-même aux réglemens de cette police, et j’entends que tout le monde la respecte et lui obéisse comme moi.»
Le marquis de Louvois entrait dans le cabinet du roi en ce moment. «M. le marquis, continua Louis, nous cherchions, moi et M. de Colbert, un sujet capable de remplir dignement la charge de lieutenant de police: pourriez-vous pas nous aider sur ce point de vos lumières? — Oh! Sire, il ne faut pas chercher loin, répondit M. de Louvois? vous avez parmi vos maîtres de requêtes un homme pour qui semble faite la charge: il est actif, instruit, plein de zèle et de dévoûment à Votre Majesté. — C’est, en effet, un sujet rare, répliqua le roi en souriant, pour peu qu’en outre il travaille beaucoup et ne dorme guère. Et son nom, que vous ne dites pas? — C’est Nicolas de La Reynie, repartit Louvois, — Qu’en pense M. de Colbert? demanda Louis. — Je suis de l’avis de M. de Louvois, et je l’aurais proposé moi-même au choix de Votre Majesté. — Soit donc pour M. de La Reynie! dit Louis XIV en signant les lettres de nomination; mais dites - lui bien en lui remettant la cédule, dites-lui, M. de Colbert, qu’il n’aurait pas eu la charge, si j’avais connu un plus homme de bien et un magistrat plus capable et plus laborieux que lui.»
C’est ainsi que fut nommé le premier lieutenant-général de police de la ville de Paris, le 29 mars 1667.
Gabriel-Nicolas, seigneur de La Reynie, était né à Limoges d’une famille ancienne et considérable. Envoyé dès l’âge de dix-sept ans à Bordeaux pour y terminer ses études, il s’y était établi et était devenu président au présidial de cette ville, lorsqu’en 1650 les troubles du temps vinrent agiter la Guienne. Le duc d’Epernon, gouverneur alors du Bordelais, et qui avait trouvé daus le président de La Reynie un caractère et des talens au-dessus de ses fonctions et de son âge, l’amena à Paris et le présenta à la cour, ou bientôt Louis XIV lui conféra la charge de maître des requêtes. Ce poste, qu’il n’avait ni envié ni sollicité, le décida à se fixer à Paris; mais loin de faire servir à son ambition ou à sa fortune l’espèce de faveur dont il venait de se voir l’objet, il se livra avec une ardeur constante à l’étude générale des lois et à l’application de leur esprit, plus encore que de leur texte, à la solution des nombreuses affaires soumises chaque jour à ses vigilantes investigations.
Depuis six ans La Reynie était maître des requêtes, quand son mérite et sa réputation d’honneur et d’incorruptibilité vinrent le désigner au choix du roi pour la charge de lieutenant de police. Dans ces nouvelles fonctions, il ne tarda pas à signaler son amour pour le bien public. Paris renfermait près de trois cents tripots, où des chevaliers d’industrie, des spadassins, des filles de joie se réunissaient le jour et la nuit en grand nombre. Les tripots furent fermés. Les valets et les pages des gens de qualité formaient une espèce de corporation formidable et se livraient, sur le Pont-Neuf, sur la place-Dauphine, et jusque dans la grande salle du Parlement, à des jeux bruyans qui souvent dégénéraient en rixes et même en combats acharnés. La Reynie purgea la cité de cette nouvelle espèce de gladiateurs, et défendit, sous les peines les plus sévères, les conciliabules de laquais, à quelque livrée qu’ils appartinssent. Les grands seigneurs murmurèrent, se plaignirent et réclamèrent les immunités de leur rang. La Reynie leur répondit en faisant pendre un laquais du duc de Roquelaure et un page de la duchesse de Chevreuse, qui avaient excédé de coups un étudiant sur le Pont-au-Change. Plus de cent repaires, où on enseignait à tuer son semblable moyennant cinq sous le cachet, étaient ouverts à Paris aux apprentis bretteurs et aux meurtriers de profession: La Reynie fit murer ces établissemens immoraux, et menaça du bannissement et du fouet les bravos qui les dirigeaient, s’ils essayaient d’exercer clandestinement leur odieuse et coupable industrie. Il conçut un système d’éclairage vaste et magnifique, qui ne put recevoir son entière exécution à cause de la résistance que lui opposèrent les membres mêmes du parlement, mais qui lui permit du moins de faire placer plus de trois mille lanternes dans les rues, livrées jusque là dans l’obscurité aux hardis exploits des coupeurs de bourses. Plusieurs centaines de chariots parcoururent par ses soins, trois fois par semaine, les rues de la ville pour enlever les immondices; des amendes furent prononcées contre les propriétaires qui laisseraient s’amonceler devant leurs maisons les fumiers fétides de leurs écuries. La noblesse cria encore, et La Reynie, pour toute réponse, condamna à l’amende et à la prison l’intendant du duc de Saint - Simon et le comte de Ribeauville en personne, pour avoir contrevenu aux réglemens qu’il avait jugé utile d’instituer.
C’est ainsi que La Reynie entendait sa magistrature. «Vous vous faites bien des ennemis; Monsieur, lui dit un jour Louis XIV. — Il est vrai, Sire, répondit le lieutenant de police, mais je ne les dois, grâce au ciel, qu’à mon dévoûment aux intérêts de la cité et à la conscience de remplir les intentions de mon roi.»
Une si vigilante sollicitude ne pouvait manquer de porter rapidement ses fruits: aussi la physionomie de la capitale changea-t-elle plus en dix années, sous le patronage de La Reynie, qu’elle n’avait fait avant lui durant trois siècles. Les assassinats, les attaques à main armée disparurent; les vols devinrent moins hardis et moins nombreux; les basses classes s’améliorèrent, car, chose remarquable, La Reynie créa aussi des écoles et des salles d’asile, où les enfans de la population pauvre se réfugiaient pendant la mauvaise saison.
Rien n’égalait la vigilance, la fermeté, la présence d’esprit et l’énergique résolution de La Reynie; un seul exemple, que nous choisissons entre mille dans une correspondance du temps, demeurée jusqu’à ce jour inédite, en pourra donner une idée.
La plupart des Cours, dites des Miracles, qui existaient antérieurement dans plusieurs quartiers de Paris, avait été successivement détruites: une seule, la métropole, se pavanait encore au centre même de la capitale, fière de ses haillons, de son immense population de gueux, de ses gothiques priviléges et de ses miasmes pestilentiels surtout, qui, s’élevant de son sol comme pour en protéger l’indépendance truandière, semblaient devoir la mettre à l’abri des entreprises de la police, dont elle avait refusé de reconnaître les injonctions. Trois fois La Reynie y avait envoyé des commissaires, des agens et des détachemens considérables du guet à pied et à cheval; trois fois les exécuteurs de la loi avaient été obligés de déguerpir de ce dangereux cloaque, poursuivis par des huées, des cris, et assaillis de coups de tessons de pots, de bouteilles et de fragmens de décombres lancés par cette odieuse population de mendians et de voleurs.
La Reynie résolut de se rendre lui - même à la Cour des Miracles et d’en finir d’un seul coup avec l’établissement même et ses affreux habitans . Précédé d’une escouade de sapeurs du régiment suisse, de cent cinquante soldats du guet à pied, d’un demi-escadron de soldats de maréchaussée, d’un commissaire et de quelques exempts, le lieutenant de police se présenta à la pointe du jour aux portes de la Cour des Miracles. A l’aspect des soldats, la population tout entière de cet enfer, femmes, vieillards, hommes, enfans, commença à pousser d’horribles clameurs: en un instant, des broches aiguës, des bâtons ferrés, de vieilles dagues, des espingoles et de longs fusils se dressèrent au-dessus de ces têtes échevelées, hâves et sinistres, où la débauche, l’ivresse, la fureur, se dessinaient en traits de fiel et de boue. Les soldats, peu faits à combattre en semblable lieu et avec pareils ennemis, hésitaient d’avancer et se préparaient à faire usage de leurs armes contre cette menaçante canaille. «Qu’on ne tire pas! cria La Reynie d’une voix tonnante, en s’avançant au premier rang et en imposant silence du geste et du regard à toute cette foule furieuse: je pourrais vous punir de votre révolte, dit-il au milieu d’un morne silence; je pourrais vous faire enlever et vous jeter dans les prisons ou aux galères: j’aime mieux pardonner, car peut-être y a-t-il ici plus de malheureux que de coupables. Ecoutez, et rendez - moi grâce: je vais faire faire trois brèches à votre muraille; vous vous échapperez librement par ces issues; les douze derniers restant paieront seuls pour tous: six seront pendus immédiatement, les six autres subiront vingt ans de galères.»
La terreur et l’effroi tenaient maintenant morne et glacée cette foule si menaçante tout-à-l’heure; bientôt les sapeurs furent à l’œuvre, et en un instant trois larges brèches se trouvèrent pratiquées dans les murailles de fange et de bois de ces misérables repaires. Alors La Reynie fit replier les sapeurs sur le corps de soldats qui les avait protégés durant leur travail; puis, d’une voix terrible et accentuée: «Partez tous, cria-t-il, et malheur aux douze derniers!»
Ce dut être un spectacle étrange que celui de cette multitude se ruant alors aux issues afin de sortir plus vite; chacun dut recouvrer quelque sens perdu, quelque membre absent: l’aveugle, la vue; le paralytique, l’agilité ; le boiteux, la jambe, pour échapper au douzain fatal et se soustraire au minotaure qui le menaçait. En vingt minutes la Cour des Miracles avait perdu sa population tout entière, et lorsqu’un naïf officier du guet vint annoncer à La Reynie, d’un air pantois, qu’il n’avait pu saisir un seul de ces misérables: «Tant mieux, Monsieur, répondit le lieutenant de police; et pour être assuré qu’ils ne reviendront plus désormais, brûlez les huttes, rasez les murailles, qu’on ne voie ici maintenant qu’une place nette: et puisse, avec la dernière Cour des Miracles, disparaître la dernière trace de la barbarie d’un autre temps!»
On composerait un grand et bel ouvrage des nombreux réglemens de La Reynie; on en ferait un non moins remarquable et précieux de ses belles actions et de ses nobles paroles. Premier lieutenant - général de police de la ville de Paris, il ne s’enrichit pas dans un poste où d’autres ont amassé des trésors en une seule journée de gestion; il eut toutes les vertus du magistrat, les deux surtout qui sont la source et la garantie des autres, l’amour du travail et l’intégrité.
Ce n’est qu’à l’âge de quatre - vingt - cinq ans, après une vie si active, si pure et si utilement employée, que La Reynie mourut, le 14 juin 1709. Louis XIV l’avait élevé, en 1680, à la dignité , éminente encore alors, de conseiller d’état.