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MACHAULT D’AMONVILLE,

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Troisième lieutenant-général de police.

Le prince de Waldeck, après avoir battu le maréchal d’Humières à Valcourt, se disposait à accepter la bataille que le maréchal de Luxembourg lui présentait dans les plaines de Fleurus; l’armée française brûlait de réparer l’affront qu’avaient reçu les armes de Louis XIV; de toutes parts, dans tout le camp, se manifestait un élan de joie, un délire d’espoir que l’autorité des chefs avait peine à contenir dans les limites de la discipline. Entouré d’un état-major où se distinguaient au premier rang le duc de Chartres, régent du royaume peu après, le duc de Bourbon, fils du grand Condé , le prince de Conti, le duc de Vendôme et toute la fleur de la vieille noblesse française, le maréchal de Luxembourg parcourait le front de bandière du camp, recueillant à chaque bataillon les naïfs témoignages de confiance du soldat, qui se reposait sur sa fortune.

Le maréchal était arrivé devant le beau régiment de Picardie, quand un jeune officier, sortant du rang et baissant devant lui la pointe de son esponton, lui demanda d’une voix timide la permission de quitter son corps pour quelques jours, afin d’aller prodiguer ses soins à son père, dont la vie était en danger. — De grand cœur, monsieur, répondit Luxembourg avec un sourire: allez, allez, et puisse Dieu sauver votre honoré père! Puis, se tournant d’un geste ironique vers les gens de cœur qui le suivaient: «Tes père et mère honoreras, dit-il, afin de vivre longuement.»

En un instant la plaisanterie du maréchal fut répétée sur toute la ligne, et les brocards vinrent assaillir après la revue le pauvre petit officier qui en avait fourni la matière. Il n’était plus temps de réparer sa sottise; il le sentit et se promit de donner un démenti à la mauvaise opinion qu’avait fait concevoir de lui une démarche dont il avait eu le tort d’apprécier trop peu la portée.

Un mousquetaire, son seul ami, le meilleur compagnon de son enfance, vint le trouver dans sa tente comme il y songeait: — Tu vas partir; dit-il, tu choisis bien ton temps; prends ma procuration, et puisque tu es un si brave fils, fais mes complimens à ma mère pour qu’il ne soit pas dit que la province n’ait produit qu’un religieux observateur des prudens commandemens de Dieu.

Un soufflet coupa la parole au mousquetaire; cinq minutes après il recevait un coup d’épée dans la poitrine, et le jeune officier lui disait en s’éloignant: — Nocé, Dieu m’est témoin qu’au prix de tout mon sang j’aurais voulu éviter le malheur qui nous arrive; je ne suis pas un lâche, dis-le; dis que Machault ne craint pas la mort, mais qu’il aime avant tout, avant la gloire, avant le roi, avant l’honneur, ou ce que l’on appelle l’honneur du moins son père, son vieux père, qui fut son premier ami. Adieu, Nocé, je brise devant toi mon épée; mais, quelle que soit la route que je doive désormais suivre, compte invariablement sur mon cœur et mon amitié.

Nous ne suivrons pas le jeune officier du régiment de Picardie dans les années qui se succédèrent. Après de longues et consciencieuses études, il embrassa la profession d’avocat et vint s’asseoir aux bancs du barreau, où son noble et généreux caractère ne devait pas tarder à lui assigner une digne place.

Nocé cependant avait résisté à sa blessure: brave, brillant, railleur, il s’était concilié l’amitié du jeune et voluptueux duc de Chartres; bientôt il fut un de ses plus intimes favoris. De pauvre mousquetaire du roi, en quelques jours il devint capitaine des grenadiers à cheval, aide-de-camp du duc et chevalier de Saint-Louis. Une fâcheuse aventure pensa alors l’arrêter au milieu de ce bel élan de progression et de fortune.

La fille d’un probe et respectable marchand de galons de la rue Saint-Denis excitait alors par sa beauté l’admiration générale. Thérèse, c’était le nom de la jeune bourgeoise, avait à peine dix-sept ans; mais à la régularité parfaite de ses traits, à la perfection de sa taille, à l’aisance de ses mouvemens on lui en aurait donné vingt. Nocé, trop servi par l’amour ou la fortune, ne fut pas le dernier à aller voir la belle galonnière: il en devint éperdument amoureux. Mais comme chez lui le désir s’unissait à la volonté de se satisfaire à tous risques, il résolut de brusquer l’aventure, d’enlever la fille et de la jeter toute souillée, la pauvre vierge, parmi les danseuses de l’Opéra, où l’autorité paternelle ne pourrait plus aller la reprendre. Assisté de quelques compagnons de débauche, Nocé, par une nuit d’hiver, dresse une échelle contre la fenêtre de sa belle, casse un carreau, lève l’espagnolette, entre, saisit la jeune fille, dont il étouffe les cris en la roulant dans ses draps, et regagne son échelle et ses compères, chargé du précieux fardeau. Une voiture était proche, on allait y monter, lorsque la malheureuse fille, se débarrassant du linceul qui la couvre, commence à jeter des cris lamentables. Par hasard une patrouille du guet à cheval circulait dans le quartier; elle arrive au bruit, les bourgeois se réveillent, on descend avec des torches, avec des flambeaux des maisons voisines. Nocé veut mettre l’épée à la main, mais un boucher qui venait de tuer un bœuf et qui avait encore le couteau sanglant à la main le désarme. Ses complices s’enfuient au plus vite, et la jeune fille, délivrée comme par miracle, le désigne comme le seul auteur du rapt et de l’enlèvement. On emmène Thérèse chez son père, et le comte de Nocé , sur un ordre du lieutenant de police, va coucher à la Bastille.

L’affaire était grave. Louis XIV, devenu dévot et marié à Mme de Maintenon, déployait la plus grande sévérité pour les atteintes que les étourdis de la cour portaient aux mœurs publiques. Nocé était un des compagnons d’orgie du duc de Chartres, devenu duc d’Orléans, et Louis savait apprécier les amis de son neveu, qu’il appelait un fanfaron de vices. L’aventure de Nocé avait fait du bruit: un cri d’indignation, parti de la rue Saint-Denis, était allé frapper les échos de l’Œil-de-Bœuf. En vain les amis du jeune comte voulurent désarmer la colère du roi; Louis, inflexible, maintint la captivité de Nocé et déclara que la famille de la jeune personne insultée aurait le droit de poursuivre au Parlement le hardi suborneur, sans que lui, monarque, eût l’envie de jeter une parole de clémence dans la balance de la justice.

Cette audace de Nocé, cette rigueur du roi, faisaient la conversation de tout Paris. Machault, avocat, en fut instruit plus tôt que les autres. Nocé, dont il avait dédaigné jusqu’alors la faveur, Nocé, son camarade, son ami, sa victime, lui apparut alors malheureux, abandonné : il se décida à lui prêter l’appui de son talent, de ses lumières, de son zèle d’avocat. Il court à la Bastille, se fait ouvrir, au moyen d’une lettre de recommandation du maréchal de Villeroi, les portes du cachot de Nocé, saute au cou de son ami, et lui dit qu’il vient le sauver. Le jeune comte le reconnaît, l’embrasse à son tour, lui jure qu’il n’oubliera jamais tant d’amitié et de dévouement; mais, tout en acceptant son offre avec gratitude, il lui avoue qu’il ne croit guère au succès. Machault l’encourage, le console et lui donne la promesse que sa liberté suivra de près la visite qu’il vient de lui faire.

En effet, l’ardent avocat court chez les parens de Thérèse: «Le comte de Nocé, leur dit-il,

» est sous la main de la justice du roi; il mérite

» son sort, et je ne viens pas ici défendre son insolence

» et son crime. Qu’allez-vous faire, cependant,

» vous, honnêtes gens? Aggraver un fait scandaleux

» par des plaidoiries scandaleuses? Vous placer,

» famille honorée et honorable, sur le pinacle de

» l’opprobre? Un arrêt, je le sais, un arrêt solennel

» vous vengera de l’atteinte portée à votre considération,

» mais cet arrêt compensera-t-il dignement

» la honte de l’audience, la rougeur du front de

» votre fille, la perte de votre temps, si utilement et

» si noblement employé ? Croyez-moi, désistez-vous

» de poursuites qui ne pourraient profiter qu’a la

» malignité publique, qu’à l’oisiveté bavarde des

» salons de la ville et des antichambres de la cour;

» contentez-vous de recevoir ici, dans cette boutique,

» les excuses du comte de Nocé, excuses

» qui ne seront valables qu’autant qu’elles seront

» faites devant vingt témoins: dix hommes de la

» cour et dix bourgeois de vos amis. La jeune Thérèse

» n’a pas succombé au piége qui lui avait été

» tendu; le mal n’est donc pas irréparable, et son

» honneur demeure intact.»

Comme il vit que ces raisons produisaient l’effet qu’il en avait attendu parmi ces honnêtes bourgeois, il ajouta: «Je suis avocat, c’est vous dire

» assez que je ne suis l’organe que d’un repentir

» ou d’une rémunération délicate. M. Périer, dit-il

» en s’adressant au père de Thérèse, vous serez

» échevin à la première nomination qui se fera: en

» voici la promesse de la main même du prévôt des

» marchands et du gouverneur de Paris. M. le duc

» d’Orléans fera le reste. Vous avez un neveu curé

» à la petite paroisse de Saint-Pierre-aux-Bœufs,

» voici sa nomination signée par monseigneur l’archevêque

» de Paris à la cure de Saint-Gervais.

» Votre maison de commerce marche avec honneur,

» mais elle n’est pas aussi florissante qu’une légitime

» ambition vous le ferait désirer, voici le brevet de

» fournisseur de la maison d’Orléans; je suis chargé

» de vous le remettre. Parlez maintenant, voulez-vous

» pardonner ou faire punir?»

Les bonnes gens étaient abîmés dans une mer de réflexions; l’ambition d’un côté, le désir de se venger de l’autre, les plongeaient dans une cruelle alternative. Mais Machault n’était pas homme à les laisser respirer; il reprit la parole et fit si bien briller à leurs yeux les diverses fortunes qu’il leur avait apportées dans le pan de sa robe d’avocat qu’ils signèrent le désistement.

La victoire était gagnée. Le comte de Nocé était libre, il resta cependant deux mois encore à la Bastille pour le compte du roi. Ce ne fut qu’au bout de ce laps de temps que, fidèle à la promesse que Machault avait faite pour lui, il alla faire amende honorable devant le comptoir de la rue Saint-Denis. Du reste, tout ce que Machault avait promis se réalisa avec une religieuse exactitude: le père Périer devint échevin; le curé de Saint-Pierre-aux-Bœufs fut curé de Saint-Gervais, et la valetaille de la maison d’Orléans, toujours élégante et nombreuse, prit ses galons dans la boutique de l’échevin.

Quant à Thérèse, elle fit un mariage brillant. Le fils du comte Stanislas-Lubormiski de Bandonier, qui était venu régler à la cour de Louis XIV quelques affaires relatives à l’alliance de la Pologne, devint amoureux de cette jolie bourgeoise, l’épousa et l’emmena dans sa patrie, où elle a vécu soixante ans objet des hommages et de l’admiration de toute la cour polonaise, qui se connaissait si bien alors en graces, en amabilité, en talens et en esprit.

Machault avait fait une comtesse palatine de la fille d’un marchand de la rue Saint-Denis; mais il ne put parvenir à faire du comte de Noce, malgré sa retraite forcée à la Bastille, un homme sage et réservé. Tout entier à la société du duc d’Orléans, dont il était devenu le familier le plus nécessaire, Nocé se jeta à corps perdu dans tous les excès et dans tous les plaisirs de l’époque.

Quand d’Argenson quitta les fonctions de lieutenant de police pour entrer, en septembre 1715, dans le conseil de régence, Nocé proposa au régent de confier cette place importante à Machault. Philippe n’avait rien à refuser à ses amis, au comte de Nocé surtout; la place fut accordée, et le blessé de Fleurus voulut aller annoncer cette bonne nouvelle à son camarade, à son ami, qu’il avait négligé depuis plusieurs années.

Il entra brusquement dans le salon (c’était le soir), où le conseiller causait au milieu de sa famille et de quelques amis.

» Machault, lui dit-il en l’abordant, tu m’as

» donné jadis un coup d’épée qui m’a fait grand mal,

» mais tu m’as tiré d’un mauvais pas: j’ai voulu

» régler nos comptes de ce jour: tu seras lieutenant

» de police, c’est monseigneur le régent qui te l’annonce

» dans cette lettre, tiens, lis:»

L’étonnement d e Machault était grand, il regardait le comte de Noce avec des yeux tout incrédules.

— Mais, lis donc! dit Noce en lui présentant la lettre. Le conseiller lut et vit qu’en effet le régent Philippe d’Orléans l’investissait de cette place, de cette place la plus importante peut-être de l’État sous le pouvoir d’un usurpateur ou d’un tyran. — Me remercies-tu, Machault, dit Nocé ?

Machault, énivré par ce parfum de grandeurs qu’il commençait à sentir, se jeta, plein de reconnaissance, dans les bras de son ami, et le remercia en termes pleins d’une chaude et véritable gratitude.

— Croirais-tu bien, dit Nocé, que j’ai eu un peu de peine à décider notre seigneur d’Orléans à te nommer? il ne te trouve pas assez laid: d’Argenson l’a gâté.

— Quelle idée! dit Machault en riant. — Oh! ce n’est point une folie que je dis là, Machault, c’est une pure vérité. La beauté en homme et en femme n’est de mise qu’à la Muette ou au Luxembourg; mais au Palais-Royal, aux Tuileries, à Versailles, il nous faut des laideurs amères; tu verras d’Argenson, Law, le duc d’Antin et dix autres que je pourrais te nommer. Mais adieu: le chevalier de Riom, l’amant de la duchesse de Berri, m’attend en bas dans mon carrosse, il faut que j’aille le rejoindre; nous allons au Palais enlever pour le châtelain de la Muette une grisette mariée depuis seulement huit jours; mais surtout que le lieutenant de police n’en sache rien.

Et le fou, le roué, le ministre de Philippe d’Orléans, se prit à descendre les escaliers quatre à quatre, tandis que le nouveau lieutenant de police restait là, attendant le lendemain pour procéder à son installation.

Machault continua, mais avec moins de talent et de perversité peut-être, le système de d’Argenson. Dans le peu d’années qu’il resta à la tête de la police de Paris, il montra plus de zèle que de véritable talent, plus d’esprit d’ordre que d’esprit d’amélioration. Il fit peu, et il ne put pas faire davantage pour les mœurs. La régence et le régent, le gouvernement et la cour étaient si profondément, si indignement pervertis qu’un magistrat qui aurait voulu en prendre énergiquement la défense n’aurait pu rester long-temps en place.

Les hommes ne sont souvent que ce que les circonstances les forcent d’être.

Machault cependant donna quelques réglemens utiles sur l’éclairage et sur la voirie. C’est depuis son édilité que les commissaires de quartier ont à leur porte une lanterne qui, à l’encontre de beaucoup d’autres, ne compte jamais sur la lune.

Histoire de la police de Paris : 1667-1844

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