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VOYER D’ARGENSON

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Second lieutenant-général de police.

La place Saint-Marc, à Venise, était couverte, le 4 novembre 1652, d’un prodigieux concours de peuple: il ne s’agissait cependant ni de l’intronisation d’un nouveau doge ni des noces maritimes du chef de l’Etat. Un baptême, le simple baptême d’un enfant, qui s’accomplissait sous la voûte de la vieille basilique, était la seule cause de l’affluence de cette foule pour qui tout est fête et solennité. Des cris de joie, de longs vivat s’élevaient de tous les coins de la place et se mêlaient harmonieusement aux barcaroles voluptueuses des gondoliers du grand canal, appuyés sur leurs rames noires et semblant attendre avec impatience la fin de la cérémonie religieuse.

Le cortége, précédé de quelques sbires et des huissiers du Sénat, sortit enfin de l’église. Le nouveau-né, porté dans une espèce de corbeille toute couverte d’or, de pierreries et de dentelles, était entouré des sénateurs, des prélats et de vingt-quatre gentils hommes français, allemands, espagnols et romains. Le peuple recommença, à cette vue, ses cris d’allégresse, tandis que douze hérauts à cheval, se détachant du cortége principal, faisaient le tour de la place en jetant à la volée sur les assistans de menues pièces d’or et d’argent, des fleurs, des dragées et des parfums. Le carillon de Saint-Marc fit alors entendre une de ses plus joyeuses symphonies, et des milliers de boîtes d’artifices et de pétards éclatèrent simultanément depuis le portique du palais des doges jusqu’aux escaliers du Rialto.

Le cortége cependant gagna avec gravité les gondoles apprêtées pour le recevoir; le peuple se dispersa peu à peu; et de ce mouvement, de cette foule il ne resta bientôt plus sur la place que le lion ailé de la République et quelques pauvres enfans de pêcheurs cherchant dans les intervalles des carreaux de lave quelque relique de sucre, d’or ou de fleurs.

Mais pourquoi les portes de Saint-Marc avaient-elles roulé sur leurs gonds d’airain? pourquoi le peuple en habit de fête était-il venu chercher sa part d’encens, de roses et de sequins? pourquoi les cloches d’argent du palais ducal s’étaient-elles mises en branle comme pour célébrer une victoire contre le Turc? C’est que Dieu avait donné un fils à l’ambassadeur de France; c’est que la République vénitienne, pour prouver l’estime qu’elle faisait du représentant d’un grand roi, avait voulu être la marraine du nouveau-né et doter la crêche du jeune étranger de langes d’or, de pourpre et de soie.

Cet enfant, né sous de si brillans auspices, dont le sourire rencontra peut-être les drapeaux de Lépante et de Mytilène, qui reçut sans doute, dans le nombre de ses hochets d’or, quelque parcelle du sceptre brisé des empereurs de Byzance et de la Grèce; cet enfant était Marc-René Voyer-d’Argenson.

Le père du jeune Marc était d’une vieille et irréprochable noblesse, mais peu favorisé du côté de la fortune. Son ambassade à Venise ne l’enrichit pas; il revint seulement en France avec la réputation d’un négociateur habile, d’un noble et loyal ambassadeur: ce fut son unique récompense, les grâces de la cour ne tombaient alors que sur d’éhontés courtisans. Le vieil ambassadeur fut complètement mis en oubli; et, comme il ne demandait rien, confiant qu’il était dans la reconnaissance du roi, la sincérité de son zèle et l’importance de ses services, on le laissa se confiner dans ses terres, d’où il ne sortit plus, se consolant, dans le commerce des lettres et la compagnie de Balzac et de quelques autres beaux-esprits, de l’ingratitude de la cour et de l’oubli du pays qu’il avait servi.

Le filleul de la République, Marc-René , avait trop d’honneur pour ne pas respecter la solitude et les goûts de son père, mais trop d’ardeur aussi et trop d’ambition pour les partager. Il se fit nommer, en 1679, lieutenant-général du bailliage d’Angoulême. Bientôt Caumartin, à qui une étroite amitié l’unissait, le mit en rapport avec le ministre Pontchartrain. Dès lors commença pour lui une ère de prospérité et de fortune. Aidé de quelques amis dévoués, il acheta une charge de maître des requêtes et se maria à la sœur de Caumartin. Ce mariage le rendit allié du ministre, et Ponchartrain, charmé de la tournure d’esprit, des manières élégantes, des adroits talens du parent nouveau, le protégea, le vanta à la cour, et finit par l’installer lieutenant-général de police en 1697, à la place de l’habile et probe La Reynie.

D’Argenson était digne de succéder à un tel homme: il ne tarda pas à le prouver. Il se fit une loi (et il ne s’en écarta jamais) de suivre les erremens de son prédécesseur. Il perfectionna la machine organisée par La Reynie, en simplifia les rouages et en augmenta les attributious et la portée. En regard de ces éloges toutefois, il faut dire que d’Argenson fut en quelque sorte l’inventeur de l’art de la police; qu’il employa trop souvent la séduction pécuniaire et la menace pour parvenir à ses fins; qu’il corrompit, le premier, une institution protectrice, en violant le secret des lettres privées et en faisant pénétrer l’espionnage jusque dans la sainteté du foyer domestique.

D’Argenson, le premier, organisa et prit à sa solde une armée entière d’espions. Dans tous les rangs, dans toutes les classes, à la ville, à la cour, il eut des affidés qui l’instruisirent de tout. Louis XIV lui-même s’en étonnait et lui demanda un jour dans quelle espèce de gens il recrutait ses intelligens satellites: «Sire, répondit d’Argenson avec une liberté cynique, dans tous les états, mais surtout parmi les ducs et parmi les laquais.» Et comme le roi manifestait son incrédulité par un geste, «Sire, reprit le lieutenant de police, il y a telles gens que je paie à raison de dix louis par heure; telles autres à raison de dix sous.» Louis seprit à rire; mais comme il ne paraissait pas persuadé, d’Argenson résolut de lui prouver par un exemple irréfragable qu’il avait des espions partout, mais plus spécialement à la cour.

L’occasion ne tarda pas à se présenter. Le roi, à son petit coucher, entouré seulement de quatre ou cinq familiers, tous de la plus haute noblesse, se permit, contre son habitude, un mot assez leste sur la femme d’un des personnages les plus éminens de la cour.

D’Argenson eut l’honneur d’être reçu le lendemain chez le roi.

«Eh bien! M. le lieutenant de police qu’y a-t-il de nouveau? dit Louis.

— Presque rien, Sire, à la cour, s’entend, car la ville de Paris est hors de cause lorsque l’on se trouve à Versailles. Ah! mais si, j’oubliais, Sire: on parle beaucoup de la retraite de Mme la maréchale de ⋆⋆⋆ aux Carmélites du faubourg Saint-Jacques.

— Ah! ah! fit le roi. Et qu’en dit-on, Monsieur?

— Ma foi, Sire, on dit, avec beaucoup de justesse et de raison, qu’elle ferait beaucoup mieux, cette pauvre maréchale, de renoncer aux Carmes que de s’enfermer aux Carmélites.»

C’était, mot pour mot, l’égrillarde plaisanterie que s’était permise, la veille, Louis XIV à son coucher.

Il regarda d’Argenson en riant: «Vous avez raison, M. le lieutenant de police, dit-il, je vous croirai dorénavant: à bon entendeur, salut.»

Il n’entre pas dans notre cadre de retracer la conduite de d’Argenson lors des empoisonnemens qui décimèrent la famille de Louis XIV. La révoltante partialité qu’il manifesta en faveur de la maison d’Orléans, véhémentement soupçonnée d’être la complice ou l’instigatrice tout ou au moins de tant de crimes, ne doit pas nous occuper, nous, disposés aussi peu à anticiper sur les jugemens de l’histoire qu’à composer des plaidoyers en faveur de ceux dont nous entreprenons d’esquisser successivement les portraits. Nous ne nous appesantirons pas davantage sur l’extrême rigueur qu’il déploya lors de l’expulsion des religieuses de Port-Royal. Instrument du parti jésuite, dévoué corps et ame à la maison d’Orléans, d’Argenson, ambitieux, dévoré de la soif des honneurs et peut-être aussi de la soif des richesses, dut faire taire, dans la première circonstance, sa conscience de magistrat, comme la voix de l’humanité dans la seconde. L’histoire mettra quelque jour à nu les infirmités de cet homme revêtu d’une dignité si haute; et si, comme le juge de Cambyse, il a prévariqué et erré sciemment dans la route que le devoir et l’honneur lui traçaient, malheur à lui! car son nom alors, attaché au gibet de la honte comme celui des Séjan et des Dubois, retentira dans la postérité chargé d’anathèmes, de haine et de malédictions.

Mais c’est le lieutenant-général de police uniquement, le premier magistrat de la ville de Paris, que nous devons voir ici. A ce titre, à ce titre seul, renfermé dans ses plus étroites limites, d’Argenson mérite des éloges que l’on refuserait sans doute à l’homme politique et au personnage moral. Sa prodigieuse activité, son imperturbable sang-froid, les ressources sans cesse renaissantes d’un esprit fin, vaste, observateur, la connaissance approfondie des passions et des intérêts, en firent un homme à part, un magistrat spécial, digne de trouver place dans cette voie lactée de personnages hors de ligne qui ont porté si haut la splendeur du règne glorieux de Louis XIV.

Peu d’hommes ont été plus diversement jugés que d’Argenson; nous rapporterons ici l’opinion de deux écrivains, célèbres à des titres différens, et dont l’un était son contemporain:

«D’Argenson, dit Duclos, avec une figure effrayante

» qui imposait à la populace, avait l’esprit

» étendu, net et pénétrant, l’ame ferme et toutes

» les espèces de courage. Il prévint et calma plus

» de désordres par la crainte qu’il inspirait que

» par des châtimens. Beaucoup de familles lui ont

» dû la conservation de leur honneur et de la fortune

» de leurs enfans, qui auraient été perdus

» sans ressource près du roi si ce magistrat n’eût

» pas étouffé bien des frasques de jeunesse. Fontenelle

» a parfaitement peint le plan de la police de

» Paris, et d’Argenson l’a rempli dans toute son

» étendue; mais comme sa fortune était son principal

» objet, il fut toujours plus fiscal qu’un magistrat

» ne doit l’être.»

En regard de l’opinion de Duclos on ne lira pas sans intérêt celle du duc de Saint-Simon: «La

» hideuse physionomie de d’Argenson retraçait

» celle des trois juges des Enfers; il s’égayait de

» tout avec supériorité d’esprit, et avait mis un tel

» ordre dans cette multitude innombrable de Paris

» qu’il n’y avait nul habitant dont, par jour, il ne

» sût la conduite et les habitudes. Avec un discernement

» exquis pour appesantir ou alléger sa

» main à chaque affaire qui se présentait, penchant

» toujours aux partis les plus doux, avec l’art de

» taire trembler les plus innocens devant lui; courageux,

» hardi, audacieux dans les émeutes, et

» maître du peuple... il s’était livré sous le feu

» roi (Louis XIV) aux jésuites, mais en faisant le

» moins de mal qu’il put, sous un voile de persécution

» qu’il sentait nécessaire pour persécuter

» moins en effet et pour épargner les persécutés.»

Il serait difficile, comme on voit, devant ces divergences d’opinions, d’asseoir un jugement bien précis sur le caractère de d’Argenson. Duclos d’ailleurs écrivait dans un autre endroit de ses ouvrages ces mots dignes de réflexion: On peut faire des portraits différens sur d’Argenson, et pourtant ils seront tous vrais. Concluons que la nature du lieutenant-général de police échappait à la fois aux investigations de l’observateur et du moraliste; que, doué d’une adresse extrême, d’un tact merveilleux, il était, avant tout, en servant les haines et les passions politiques de l’époque, fidèle à lui-même, c’est-à-dire à sa grandeur et à sa fortune, et que, jeté au milieu de l’hypocrisie religieuse des dernières années de Louis XIV et des lupercales de la Muette et du Palais-Royal, sous Philippe d’Orléans, il crut devoir, dans l’intérêt de son ambition, caresser le catholicisme jusqu’à s’ériger en persécuteur et encenser de moins purs autels, jusqu’à recevoir du régent lui-même une épithète flétrissante que notre plume sefuserait à retracer.

D’Argenson, dès les premiers mois de la régence ( 7 septembre 1715), avait été appelé à ce qu’on nomma le conseil de dedans (de l’intérieur). Ce conseil était composé de cinq membres et présidé par le duc d’Antin. Il fut fait ensuite président du conseil des finances et garde des sceaux en 1719. S’il faut en croire quelques écrits, évidemment inspirés par le patronage de sa famille, d’Argenson se déclara l’adversaire le plus acharné de l’Ecossais Law et de son système, et cette antipathie alla à ce point qu’il donna sa démission de la présidence du conseil des finances, poste politique à la place duquel il obtint le titre de ministre d’état et d’inspecteur-général de la police du royaume. L’inimitié de ces deux hommes, partis tous deux d’une si mince fortune et arrivés à un si haut point d’élévation, semble peu probable; ce qu’il y a de plus réel et ce qui peut fournir le sujet d’un rapprochement au moins singulier, c’est que Venise, le berceau de d’Argenson, fut le tombeau de Law, qui y mourut, non pas misérable, comme l’ont écrit les biographes, mais dans un état voisin de la médiocrité.

Le système de Law, les querelles religieuses, l’abaissement des Parlemens, avaient exaspéré les esprits: la personne de Philippe d’Orléans et ses saturnales impies étaient devenues également odieuses. L’opinion universelle était que l’ancien lieutenant-général de police avait trempé dans tous les crimes, dans toutes les infamies que l’on reprochait à la régence. Il n’en fallait pas davantage au peuple pour étendre sa main justicière sur un cercueil où l’hermine et les insignes des plus respectables dignités étincelaient à la lueur de six cents flambeaux. Marc-René d’Argenson était mort le 8 mai 1721: le peuple insulta à ses funérailles par des huées, par des cris, par des sifflemens et des démonstrations outrageantes. On jeta sur le cercueil des guenilles ensanglantées; on voulut l’arracher violemment aux bras qui le portaient, et le tumulte fut si grand, l’insistance des assaillans si menaçante, que le cortége se dissipa en quelques minutes, abandonnant les fils du défunt, contraints de gagner seuls l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet, où un tombeau de marbre attendait le cénotaphe souillé de boue de leur père.

Il y avait loin de la fête des funérailles aux solennités du baptême: le peuple de Venise, en célébrant la venue d’un allié, avait-il eu plus raison que le peuple de Paris en troublant le deuil d’un magistrat qu’il croyait prévaricateur?

Histoire de la police de Paris : 1667-1844

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