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INTRODUCTION,
OU
ENTREVUE DE L'AUTEUR AVEC LE DIABLE.

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Table des matières

Diligitur nemo, nisi cui fortuna secunda est; Quæ simul intonuit, proxima quæque fugat.

Ovide.

Le malheur avilit; un revers déshonore:Quand Satan était ange, il avait des amis;En exil, c'est le Diable; il est noir, on l'abhorre;Il rencontre partout des milliers d'ennemis.

Le Diable se présenta un jour à saint Antoine dans son désert. Il avait la figure triste et allongée. L'homme de Dieu lui demanda où il portait ses chagrins?—«Je n'en sais vraiment rien, répondit le Diable. Je deviens de jour en jour si malheureux, j'ai tant à me plaindre des hommes, que je crains bien d'en perdre la tête. Vos solitaires m'accusent de toutes les fautes qu'ils peuvent commettre. On ne se querelle jamais, on ne fait pas le moindre tort au prochain, on n'a pas la plus petite pensée charnelle, sans que j'en sois l'auteur. Et tous les chrétiens sont taillés sur le même modèle. Lorsqu'on prononce mon nom, c'est avec des malédictions effroyables. Enfin, je n'ose plus me montrer nulle part; et pourtant je ne fais de mal à personne; car vous savez que, quand j'aurais l'humeur aussi portée à nuire qu'on le dit, j'ai maintenant perdu toutes mes forces. Que vos solitaires veillent donc sur eux, s'ils n'ont pas envie de pécher; qu'on me laisse le peu de réputation qui me reste; et que je puisse en paix tisonner mon feu, ou visiter mes amis…»

Saint Antoine répondit au Diable:—«Quoiqu'on t'ait souvent accusé d'être un grand menteur, tu viens cependant de dire la vérité. Tu es ruiné de fond en comble; et le plus petit d'entre nous se moque de toi et des tiens…» (Saint Athanase, vie de saint Antoine, ch. 13.)[8]

[8] La légende Dorée, qui rapporte aussi ce trait, dit que, cette fois-là, le Diable était d'une taille tout-à-fait extraordinaire, puisque ses pieds touchaient à la terre, et sa tête au ciel. Malgré cela, il eut la modestie de dire à saint Antoine qu'il était réduit à rien, AD NIHILUM SUM REDACTUS. (Legenda 21 de S. Antonio.) Quel Diable était-ce donc autrefois?…

Je venais de lire cette singulière histoire; et je réfléchissais profondément sur la discordance des théologiens et des saints pères. Tantôt le Diable est, avec eux, un ennemi encore terrible et toujours agissant; tantôt ce n'est plus qu'un malheureux, sans force et sans pouvoir. Saint Athanase et quelques autres flambeaux de l'église le représentent humble, soumis, et hors d'état d'intriguer désormais parmi les hommes[9]. Les théologiens modernes lui conservent sa vigueur, ses ressources; et l'abbé Fiard[10] prouve victorieusement (comme il le dit), que le Diable n'a rien perdu de ses anciens priviléges; que la France est peuplée de ses adorateurs; qu'il est en plein commerce avec nous, etc… Cependant Jésus-Christ est venu; les oracles ont cessé; les faux dieux n'ont plus de culte; les esprits de ténèbres ont dû rentrer dans l'abîme… Ou saint Athanase n'est pas orthodoxe, et dans ce cas c'était à l'église à le condamner; ou l'abbé Fiard est un grand visionnaire, et alors c'est au bon sens à en faire justice…; mais l'église a mis saint Athanase au nombre des saints; et le bon sens place l'abbé Fiard au rang des fous…

[9] Saint Augustin dit aussi quelque part que le Diable est un gros chien à l'attache. Il peut aboyer, mais il ne mord pas.

[10] Lettres philosophiques sur la Magie, par l'abbé Fiard; avec cette ligne de Nicole, pour épigraphe: Dieu et le Diable; c'est là toute la religion!

Sur ces pensées rassurantes, je m'endormis paisiblement. Bientôt je crus sentir une main un peu froide se promener légèrement sur ma figure. Il me sembla que je m'éveillais, et que ma chambre était éclairée d'une lumière douce. Je jetai les yeux autour de moi, et je vis à ma droite un grand vieillard du plus bizarre aspect. Sa tête touchait presque au plafond de ma chambre, qui n'a à la vérité que huit pieds de hauteur. Mais il était un peu voûté, et s'appuyait sur un gros bâton, surmonté d'une espèce de croissant. Au reste, sa grosseur était bien proportionnée à sa taille. Il avait le regard triste, la figure mitigée, le nez extrêmement long, les oreilles grosses, les joues et le front sillonnés de rides profondes, le teint pâle, et les cheveux d'un beau noir d'ébène.

Comme la vue de ce personnage me causait une surprise, qui approchait de la frayeur, je voulus éveiller ma femme, pour n'avoir pas peur tout seul. L'inconnu m'en empêcha, et me prenant la main:—Arrête, me dit-il, d'une voix un peu cassée, je ne veux me laisser voir que de toi; et j'ai bien des choses à te dire… Écoute-moi sans crainte; je ne suis pas venu ici avec des intentions hostiles, et tu ne seras pas fâché de me connaître.

Le mouvement qu'il fit, en m'arrêtant la main, me laissa entrevoir sur ses épaules deux grandes ailes rognées… Cette nouvelle particularité redoubla mon embarras: Serait-ce un génie, me disais-je? et les contes de la cabale et de la féerie auraient-ils quelque fondement?… Je levai les yeux sur la face du géant: son front était chargé de trois petites cornes, que je n'avais pas vues d'abord… Plus de doute, c'est un démon; et les histoires d'apparitions sont véritables!… Mais l'effroi n'était plus de saison. Le taciturne inconnu, qui me visitait, paraissait doux et maniable; et il attendait, en silence, que je daignasse lui adresser une parole…

Je m'efforçai d'apaiser les battemens de mon cœur; et je retrouvai enfin la voix, pour prier l'esprit de s'asseoir et de me dire qui il était. Il se plaça comme il put sur un petit tabouret; et la forme abaissée de son siége, diminuant la hauteur de sa taille, nous nous trouvâmes à peu près face à face. Une longue queue, qui frétillait au derrière de l'inconnu, frappa ma vue aussitôt qu'il fut assis, et acheva de fixer mes idées.

—Tu ne devines pas qui je suis, me demanda-t-il en même-temps?

—Peut-être ai-je deviné de travers, lui répondis-je; mais je pense que vous pourriez bien être le Diable?

—Ou celui que vous appelez de ce nom, répliqua-t-il; je suis le souverain de ces anges, que l'orgueil et une folle présomption ont fait exiler du ciel.

—Je vous croyais bien autrement bâti…

—Ma figure te surprend?… On m'a fait si laid et si noir, que je conçois ton étonnement. Autrefois j'avais quelque beauté; je l'ai perdue; mais je ne suis pas encore si monstrueux… Autrefois je gouvernais un beau pays dans le ciel; j'ai voulu, comme bien d'autres, commander en maître, où je devais obéir; et comme bien d'autres, je suis tombé…

—Cependant vous êtes toujours roi?…

—Oui, mais roi d'une triste contrée, entouré de tristes sujets, réduit à passer de tristes jours… Avant le Messie, je me mêlais de temps en temps parmi les hommes. Depuis qu'il est venu, je ne puis venir sur la terre qu'une fois par an; et mes sujets n'en ont jamais approché.

—Ce que vous dites là ne s'accorde ni avec la théologie, ni avec les démonomanes. On raconte de vous de vilaines choses.

—On ment. Depuis plus de dix-huit cents ans, je n'ai fait aucun tort aux hommes; et quand j'en aurais le vouloir, je n'en aurais plus le pouvoir. D'ailleurs, saint Bernard a dit que je n'en avais pas même la volonté[11].

[11] On trouve véritablement cette phrase: Quand le Diable aurait la puissance de nous faire du mal, dit saint Bernard, IL N'EN A PAS LA VOLONTÉ; dans le tombeau des hérétiques de Georges l'apôtre; 3e partie.

—Vous les avez donc eus ces moyens de nuire?

—Oui, mais très-étroits; et je peux dire hardiment que j'en ai toujours usé avec un but honnête.

—Alors, pourquoi vous a-t-on interdit l'approche de notre terre?

—Parce que les chrétiens avaient peur de moi; et que leur dieu qui les aime ne voulait pas les laisser vivre dans une frayeur continuelle. Mais sa bonté pour eux n'a pas été bien sentie; on n'a pas compris les paraboles de l'Évangile; on a mal interprété les sentences du messie; et les théologiens ont toujours fait de moi un épouvantail. Les méchans y ont trouvé leur compte: tout fiers du peu de biens qu'ils font par hasard, ils mettent sur mon dos les crimes, les fautes, les misères qui entourent ce globe. Il y a long-temps que je m'en plains; mais les hommes sont si endurcis que je ne puis obtenir justice. Il n'y a pas de livre un peu dévot, un peu théologique, où je ne sois défiguré à ne me plus reconnaître. On me donne toutes les formes, tous les noms…

—Et quelle est votre forme naturelle?

—Depuis ma chute, c'est la forme où tu me vois. J'en ai quelquefois pris d'autres pour passer le temps; mais jamais horribles, et toujours bizarres.

—Et votre nom?

—Mon vrai nom, depuis que j'ai quitté le ciel, est Satan, qui signifie le Rebelle. Les Juifs m'ont appelé Béelzebuth[12]; les Grecs, Pluton[13]; quelques Orientaux, Arimane[14]; les Gaulois Teutatès[15]; les Théologiens du douzième siècle, Lucifer[16]; les Sorciers, Léonard; etc. D'autres peuples m'ont donné d'autres noms, avec tant de variété qu'on en pourrait faire un volume.

[12] Béelzebuth signifie au positif roi des mouches; et par extension, souverain de l'air et des esprits ailés.

[13] Pluton vient du Grec Plutos qui signifie la richesse. On donnait ce nom au prince de l'enfer, parce qu'on plaçait son royaume au centre de la terre, et qu'on le regardait comme le maître des trésors et des mines qui y sont enfouies. Les antiquaires disent que Pluton fut un roi d'Épire ou d'Espagne, qui fit exploiter plusieurs mines.

[14] Arimane, le génie ou le principe du mal, suivant Zoroastre.

[15] Teutatès, le Pluton des Gaulois. Ce nom signifiait, en Celtique, et signifie encore, en Bas-Breton, père du peuple. Les Gaulois se disaient descendans de Teutatès, et le traitaient assez respectueusement, pour qu'il n'ait pas à se plaindre d'eux.

[16] Lucifer, lumineux, qui porte la lumière. C'est l'étoile du matin, ou la planète de Vénus, lorsqu'elle paraît avant l'aube du jour. Lucifer, selon les païens, était fils de Jupiter et d'Aurore. Chez eux, cette divinité devait naissance au sabéisme, ou culte des astres. Chez les chrétiens, c'est une suite du paganisme; et on ne conçoit pas pourquoi ils ont appelé le Diable Lucifer.

—Les sorciers, qui vous nomment Léonard, vous nomment aussi le grand Nègre; et disent que vous vous montrez au sabbat, sous la figure d'un bouc hideux?…

—Hélas! je ne suis pas si noir qu'on veut bien le dire, et je n'ai jamais paru au sabbat. Quant à la peau de bouc, je ne l'ai point encore revêtue. Dieu permettrait-il que des créatures immortelles prissent des formes d'animaux?…

—Cependant, vous savez les histoires des loups-garoux?

—Il n'y en a jamais eu, mon enfant.

—Et les magiciens qui se transformaient en monstres inconnus?…

—Il n'y a pas plus de magiciens que de lycanthropes, ou d'hommes-loups.

—Ces choses-là sont singulières dans votre bouche. Vous vous êtes montré sûrement, sous des formes animales?…

—Sous des formes bizarres, je te l'ai dit. Quand on a cru voir en moi une bête parfaite, on s'est trompé. Un abbé ignorant disait à un malade qu'il venait de voir le Diable.—Quelle figure avait-il?—La figure d'un âne.—Il y a toute apparence, répondit le malade, que vous avez eu peur de votre ombre… On en pourrait dire autant à mille autres, qui m'ont rencontré en cheval, en mulet, en oison, etc.

—Mais vous avez tant de difformité!… Vos cornes sentent un peu le bouc?…

—Mes cornes! je ne les ai pas toujours portées. Les femmes et les nourrices me les ont plantées là, pour effrayer les marmots; et par un ordre du souverain maître, je suis obligé de recevoir tout ce qu'on me donne, jusqu'à ce qu'on veuille bien me l'ôter. Aussi je dois me résoudre à porter les cornes, car on ne cesse de m'en coiffer.

—Et vos oreilles, pourquoi sont-elles si enflées?

—Je dois cela aux exorcistes. Tous les soufflets que ces messieurs déchargent sur les joues des possédées rejaillissent sur les miennes. Il n'y a pas plus d'un siècle que j'avais les oreilles plus grosses que les fesses. Mais depuis qu'on n'exorcise plus, elles désenflent de jour en jour; et j'ai bon espoir de les revoir bientôt dans leur forme naturelle, qui est celle d'un champignon.

—Quant à la queue qui vous pend au derrière, vous l'avez sans doute depuis le commencement du monde?

—Non pas, s'il vous plaît. Les théologiens se sont avisés de me la mettre, il y a douze ou quinze cents ans; ils m'ont en même-temps rogné les ailes.

—Et votre nez? qui l'a si fort allongé?

—S. Dunstan, archevêque de Cantorbéri, dans le dixième siècle. Tu peux lire, dans le huitième chapitre de sa vie, et dans la quatrième des Pieuses Gaietés du révérend père Angelin de Gaza, que S. Dunstan était forgeron, aussi-bien qu'évêque; que j'allais le voir, sans mauvaises intentions; qu'il me prit le nez avec ses tenailles, et qu'il ne lâcha prise qu'après l'avoir allongé d'un bon pied.

—Et quoi! les hommes qui vous disent si puissant, ont donc quelque pouvoir sur vous?

—Assurément, et beaucoup plus que je n'en ai sur eux. Je pourrais te le prouver par une foule de petites anecdotes comme celles-ci. Vois mes doigts qui sont tous brûlés. Ce mauvais service m'a été rendu par saint Dominique, comme tu peux le voir au chapitre 7 du livre II de sa vie. Je fus obligé, une certaine nuit, de lui tenir la chandelle, pendant qu'il écrivait; et les extrémités de mes doigts, mal guéris de leurs brûlures, témoignent assez que je l'ai tenue jusqu'au bout.

—On dit encore que vous aimez à singer Dieu[17], que vous faites des prodiges?…

[17] Le très-spirituel Henri Boguet, donne ce talent au Diable, dans son Discours des exécrables sorciers.

—Moi faire des prodiges, et chercher à imiter l'Éternel!… C'est comme si tu disais que l'âne veut singer le rossignol!… Mais le temps s'avance; si ta curiosité est satisfaite, si tu as de moi meilleure opinion que le commun des hommes, je vais t'exposer en deux mots le sujet qui m'amène.

—Dites, dites; c'est ce qu'il me presse le plus de savoir.

—Eh bien! écoute-moi. Chacun a son grain d'amour-propre; et je n'en suis pas plus dépourvu qu'un autre. Quoique la terre où vivent les hommes soit bien éloignée de la mienne, je suis las de m'y voir maltraité. Je viens donc te prier de me prêter ta plume, et de défendre ma cause… Elle te paraît mauvaise… Mais fais bien attention que toutes les charges qui pèsent sur moi sont le plus souvent appuyées sur des contes, et qu'il te sera aisé de les réfuter… Parle donc hardiment. Considère-moi sous mon véritable point de vue, et me dépeins tel que que je suis.

—Fort bien. Je recueillerai des traits de tout genre. Je rapprocherai ceux qui vous font honneur, je tairai les peccadilles…

—Non pas. Rapporte tout ce qui te tombera dans les mains, et prouve que les méchancetés qu'on me suppose sont apocryphes. Quant aux faits et gestes qui m'honorent, les hommes en ont si peu conservé, que tu auras bien de la peine à en trouver vingt ou trente. Mais fais pour le mieux.

—Et quel libraire voudra se charger d'un pareil livre?

—Le premier libraire qui ne sera pas un sot.

—Le public le lira-t-il?

—Les gens d'esprit, oui sûrement.

—Mais il y a si peu de gens d'esprit, que ce n'est pas là m'assurer un succès; et c'est un succès que je demande.

—Ah! je ne puis rien te dire là-dessus.

—Comment! ne savez-vous pas l'avenir?

—Pas le moins du monde.

—Et qui a dicté les oracles, s'il vous plaît?

—La crédulité humaine.

—Qui a fait parler les sibylles?

—L'imagination.

—Qui inspire les devins?

—L'intérêt.

—Mais toutes les prophéties qu'on vous attribue?

—Je m'en lave les mains. Je ne connais pas plus l'avenir que les hommes ne connaissent le passé. Pour celui-là, je puis me vanter d'en avoir quelque teinture; et c'est ma longue expérience qui prête une certaine sagesse à quelques-uns de mes conseils. En vertu de cette expérience, je puis te prédire que si tu fais le livre que je te demande, il en arrivera des choses remarquables; et que si tu viens jamais dans mon royaume, tu y recevras des égards.

—Grand merci; mais à propos où est logé votre royaume? car enfin les uns disent que vous régnez au centre de la terre; les autres, dans le vague des airs; ceux-ci, dans le soleil; ceux-là dans la lune…

—Mon royaume, personne ne l'a vu. Contente-toi de savoir qu'il est situé sur un grand globe, loin du soleil et de ce qui l'environne.

—Ainsi Orphée, Pythagore, S. Patrice, Charles-le-Chauve, Vétin, et mille autres nous en ont conté, en nous disant qu'ils avaient fait le voyage aux enfers?

—Certainement. Nul être mortel ne peut y mettre le pied.

—J'entends par là que vous êtes immortel?

—Je le pense; quoique Ménasseh-ben-Israël nous ait condamnés à mourir à la fin des siècles. Mais c'en est assez, continua-t-il en se levant, il est heure de me retirer. Travaille; tu auras probablement quelques lecteurs…

—Et si vous pouviez me dicter un peu?

—Cela m'est défendu.

—Quoi! vous n'avez pas dicté des livres de magie?

—Non sûrement.

—Et l'ouvrage qu'on attribue à Cham, fils de Noé?… Et ceux de Zoroastre?… Et celui de Médée?…

—On n'écrivait pas, quand ces gens-là ont vécu.

—Mais les livres magiques de Démocrite, d'Orphée, de Numa, d'Albert-le-Grand, de Saint-Cyprien?

—Ces fatras sont supposés. D'ailleurs les platitudes qu'ils renferment devraient te dire assez qu'un esprit n'y a pas eu la moindre part.

—Eh bien! fascinez un peu les sens des lecteurs; l'abbé Fiard dit, par parenthèse, que vous êtes grand physicien[18]?

[18] Tertullien dit pareillement que le Diable est d'une adresse merveilleuse en physique, et qu'on l'a vu porter de l'eau dans un crible, sans en perdre une seule goutte. (Apologet. cap. 22.) Nous n'avons plus le bonheur de voir d'aussi belles choses!

—L'abbé Fiard, en disant cela, a prouvé qu'il ne l'était pas.

—Au moins, donnez-moi quelque argent qui me nourrisse pendant mon travail.

—Je n'ai jamais eu le sou, parce qu'il n'y en a point dans mes terres; et que je n'en ai pas besoin.

—Et tous les gens que vous avez enrichis?

—La niaiserie que tu dis là (sauf le respect que je te dois), ne fait pas honneur à ton bon sens. Tous les visionnaires qui se sont dits magiciens étaient plus gueux que Job dans sa misère.

—Jésus! vous savez la Bible!…

—Je sais bien autre chose; la plupart des grands hommes, tant anciens que modernes, sont venus faire un petit tour dans mon royaume, en sortant de ce monde; et ils m'ont fait l'amitié de me réciter leurs ouvrages, de me raconter leur histoire…

—Eh bien! faisons pacte ensemble; si vous ne pouvez pas m'enrichir, vous m'instruirez au moins par de bonnes leçons.

—Tu demandes toujours la chose impossible. Je ne puis pas faire alliance avec des êtres d'une nature autre que la mienne, avec un homme que je ne suis pas sûr de revoir…

—Quoi donc! n'en avez-vous pas contracté autrefois avec des milliers de mortels?…

—Jamais; autrefois on était plus sot qu'à présent, et les âmes simples du temps passé croyaient tout ce que le premier fripon leur donnait à croire. Enfin, je te l'ai déjà dit, je ne viens qu'une fois par an sur la terre, et je n'ai pas le droit de me montrer deux années de suite dans le même pays. Je ne te reverrai que dans quarante ans, si tu n'es pas mort; à moins que tu ne viennes me chercher dans le pays des Talapoins, où j'irai l'année prochaine.

—En ce cas, donnez-moi donc des livres, nombreux et bien choisis. Je me contenterai de ce petit miracle, si vous voulez bien le faire en ma faveur.

—Je n'ai pas de livres, et je ne sais pas faire de miracles.

—Mais les hommes en font bien!

—Dis plutôt qu'ils se vantent d'en faire; et rappelle-toi cette phrase d'un philosophe qui, pour avoir déraisonné quelquefois en parlant de Dieu et de l'âme, n'en a pas moins dit bien souvent de grandes et belles choses:—Je ne crois pas aux témoins oculaires, quand ils prétendent avoir vu des choses absurdes. C'est de pareils sentimens qu'il faut te pénétrer, pour défendre ma cause.

—Ah! vous citez Voltaire… Cet homme-là vous aurait-il perverti?… Moi, je vous répondrai, avec l'abbé Fiard, que si l'on prenait cet apophthegme de Voltaire pour règle de sa conduite, il mènerait directement à nier toute espèce de prodige…

—C'est aussi ce que fait le sage, et ce que ne faisait pas ton abbé Fiard. Le créateur de tous les mondes a donné à la nature un cours constant et invariable. Tout ce que tu vois sur la terre est un miracle continuel; et il n'en faut point d'autres. Dieu ne met point sa puissance infinie aux ordres d'un insensé; et la sagesse éternelle ne se plie point aux bizarres et vains caprices d'un charlatan ou d'un fou… Mais voici bientôt l'aurore. Hâte-toi de me dire si je puis compter sur tes bons offices…

—La tâche est difficile…

—Elle est neuve…

—Je le sais… et le public aura peut-être quelque indulgence…

—Assurément. En ce cas, je compte sur toi.

—Pas encore. Si je vais en Espagne, l'inquisition me brûlera?

—Eh bien! tu n'iras pas en Espagne.

—Si je tombe entre les mains des dévots?…

—Après? tu n'es plus sous ces règnes où des moines conduisaient l'état. Le fanatisme a les ongles bien rognés; et un gouvernement sage ne peut se fâcher, quand on a la vérité dans la bouche, quand on détruit les calomnies…

—Tout cela est fort bien; mais puisqu'il faut trancher le mot, les hommes se vendent aujourd'hui; je suis las de vivre pauvre, et je voudrais savoir ce que me rapportera mon travail… Si vous n'avez pas le sou…

—Ah! tu as aussi l'âme vénale!… Je t'avoue que je ne le pensais pas… Voilà ce qui m'a fait rejetter de tous les écrivains dont j'ai déjà réclamé la plume: je n'ai point d'argent…

Cette grande tristesse, que cause subitement une espérance perdue, se peignit alors sur la face du Diable. Il se leva pour sortir. Ses longs malheurs attendrirent mon âme. Je le rappelai:—Ne me croyez point vil, lui dis-je; mais il faut de grands frais de livres, pour l'ouvrage que vous me demandez; et je suis loin d'être riche. Cependant je vais l'entreprendre; et je vous promets d'y employer tous mes soins.

—A la bonne heure, répondit le Diable; tu ranimes mon cœur abattu; compte sur une reconnaissance sans bornes, si tu laves ma réputation, et…

En ce moment, on entendit le chant d'un coq du voisinage; le Diable s'évanouit, avec la rapidité de l'éclair. Il me restait encore bien des choses à lui demander. Comme je ne voulais pas l'aller attendre chez les Talapoins, je me vis forcé de m'en rapporter aux livres, qui traitent des faits et gestes des démons. Je mis le lendemain la main à l'œuvre, et j'offre aux méditations du lecteur le fruit de mes recherches. Il les jugera suivant son goût. J'observerai seulement que je ne lui ai pas fait l'injure de réfuter des traits qui se réfutent d'eux-mêmes, et de faire des réflexions, lorsqu'elles naissent tout naturellement du sujet.

Le diable peint par lui-même

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