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CHAPITRE IV.
SERVICES RENDUS PAR LES DÉMONS.

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Table des matières

At tandem melior surgit mortalibus ævi.

Billius.

On en a dit du mal; mais, au siècle où nous sommes,Convenons que le Diable est meilleur que les hommes.

Les bons offices que le peuple infernal rend tous les jours aux habitans de ce globe, sont peut-être plus nombreux que les torts dont nous les accusons. Mais les théologiens ont eu soin de taire les actions estimables des démons, pour ne rapporter que des crimes et des noirceurs. Il y a cependant certains traits que leur authenticité généralement reconnue a conservés jusqu'aujourd'hui. Nous rapporterons les plus saillans, et le lecteur jugera.

—En l'année 1221, vers le temps des vendanges, le cuisinier d'un monastère de Cîteaux chargea deux domestiques de garder les vignes pendant la nuit. Un soir, l'un de ces deux valets, ayant grande envie de dormir, appela le diable à haute voix, et promit de le bien payer, s'il voulait garder la vigne à sa place. Il achevait à peine ces mots, que le diable parut.—Me voici prêt, dit-il à celui qui l'avait demandé; que me donneras-tu, si je remplis bien ta charge?—Je te donnerai un bon panier de raisin, répondit le valet; mais à condition que tu veilleras soigneusement aux vignes jusqu'au matin, et que tu tordras le cou à tous ceux qui viendraient y marauder.

Le diable accepta l'offre, et le domestique rentra à la maison pour s'y reposer. Le cuisinier, qui était encore debout, lui demanda pourquoi il avait quitté la vigne?—Mon compagnon la garde, répondit-il, et il la gardera bien.—Va, va, reprit le cuisinier qui n'en savait pas davantage, ton compagnon peut avoir besoin de toi.—Le valet n'osa répliquer, et sortit; mais il se garda bien de reparaître dans la vigne. Il appela l'autre valet, lui conta le procédé dont il s'était avisé; et tous deux, se reposant sur la bonne garde du diable, ils entrèrent dans une petite grotte qui était auprès de la vigne, et s'y endormirent.

Les choses se passèrent aussi-bien qu'on pouvait l'espérer; le diable fut fidèle à son poste, jusqu'au matin. Alors on lui donna le panier de raisins qu'on lui avait promis; il le prit avec délicatesse, et l'emporta avec reconnaissance. La chronique ne dit pas qu'il ait tordu le cou à personne[68].

[68] Cæsarius Heisterbachcensis, ill. mirac. lib. V.

—L'empereur Trajan se trouvait à Antioche lors de ce terrible tremblement de terre qui renversa presque toute la ville, et fit périr tant de gens. Il fut sauvé par un démon qui se présenta subitement devant lui, le prit entre ses bras, sortit avec lui par une fenêtre, et l'emporta hors de la ville[69].

[69] Dion Cassius. lib. 68.

—La jeune Agnès du mont Politien, revenant à la maison de son père, fut obligée un certain jour de passer devant une grande maison mal renommée (c'était alors un habitacle de filles de joie[70]; depuis, ce lieu changea de destination, et devint un monastère de vierges). Le diable, dans un moment de pudicité, prit l'alarme pour l'innocence d'Agnès; c'est pourquoi il rassembla bien vite une troupe de démons, les déguisa en corbeaux, et, travesti lui-même de la sorte, il alla se poster avec sa compagnie sur le toit du futur couvent.

[70] Lupanar… ubi tunc publicæ meritrices sui sceleris habitaculum possidebant; nunc autem monasterium virginum… On a aujourd'hui tant d'impiété et de malice, qu'on ferait bien des épigrammes, si l'on voyait une maison de prostitution publique changée en couvent de filles.

Lorsque Agnès passa près du guichet de la maison impudique, une bande de corbeaux fondit sur elle en croassant, et l'obligea à coups d'ongles et de bec à passer sans regarder derrière elle. Les filles de joie et leurs honnêtes amis furent tout stupéfaits de voir des corbeaux poursuivre une jeune innocente. Mais Agnès comprit merveilleusement que ces oiseaux endiablés lui défendaient par là les plaisirs de la chair. C'est pourquoi elle prit l'habit religieux, opéra la conversion de toutes les filles publiques, qui ne s'étaient pas encore endurcies de cœur dans la maison infâme; et, ayant fait l'acquisition de cette maison même, elle la fit purifier, et y fonda un monastère, comme on l'avait prévu[71]. Qu'on dise après cela que le diable est constamment impudique, et qu'il ne cherche qu'à faire choir l'innocence!

[71] Bollandi Acta Sanctorum, 20 aprilis. Raymundi de Capuâ, ejusdem monast. confess. Agnes de monte Politiano. cap. I.

—En l'année 1130, un démon vint passer quelques mois dans la ville d'Hildesheim, en Basse-Saxe. L'évêque d'Hildesheim en était aussi le souverain: en raison de ces deux titres, le démon crut devoir s'attacher à lui de préférence. Il se posta donc dans le palais épiscopal, et s'y fit bientôt connaître avantageusement, soit en se montrant avec la plus grande complaisance à ceux qui avaient besoin de lui, soit en disparaissant avec prudence lorsqu'il devenait importun, soit en faisant, sans se montrer, des choses importantes et difficiles.

Outre qu'on l'estimait généralement pour sa conduite sage, humble et régulière, il donnait de bons conseils aux puissances, portait de l'eau à la cuisine, et servait admirablement bien les cuisiniers de l'évêque.

On trouvera peut-être singulier que le conseiller d'un prince soit aussi son marmiton, et qu'il aille tourner la broche, après avoir dit son avis sur les grands intérêts de l'état. Mais la chose s'est passée dans le douzième siècle, et les mœurs étaient alors plus simples qu'aujourd'hui; et puis, les démons n'ont point de préjugés; et celui-là aimait peut-être les contrastes. Quoi qu'il en soit, il fréquentait plus la cuisine que la salle; et les marmitons, le voyant de jour en jour plus familier, se divertissaient grandement en sa compagnie. Mais, un soir, un garçon de cuisine s'émancipa de la trop grande bonté du démon, et se porta contre lui aux plus graves injures; quelques-uns disent même aux voies de fait. L'histoire ne donne point d'excuse à cette mauvaise conduite du garçon de cuisine; ce qui porte à croire qu'il n'y en avait point à donner. Le démon, quoique fort en colère, sut pourtant se contenir, sachant qu'en bonne police nul ne doit se faire justice soi-même, surtout quand l'offensé est le plus fort; c'est pourquoi il s'alla plaindre au maître d'hôtel; mais il n'en reçut aucune satisfaction. Alors il crut pouvoir se venger, puisqu'on était injuste à son égard. Il étouffa le marmiton coupable, en assomma quelques autres, rossa vigoureusement le maître d'hôtel, et sortit de la maison pour n'y plus reparaître[72].

[72] Trithème: Chronique d'Hirsauge.

C'est ainsi que l'impudence d'un marmiton, et l'injustice d'un officier de bouche ôtèrent à l'évêque d'Hildesheim un bon conseiller, et un serviteur infatigable, autant qu'habile et propre à toutes choses!…

—Antoine venait de perdre la bataille d'Actium: Cassius de Parme qui avait suivi son parti se retira dans Athènes. Là, au milieu de la nuit, tandis que son esprit s'abandonnait aux inquiétudes, il vit paraître devant lui un grand homme noir, qui lui parla avec beaucoup d'agitation. Cassius lui demanda qui il était?—Je suis ton démon[73], répondit le fantôme… A cette parole, le timide Cassius s'effraya, et appela ses esclaves. Mais le démon disparut sans se laisser voir à d'autres yeux. Cassius, persuadé qu'il rêvait, se recoucha, et chercha à se r'endormir. Aussitôt qu'il fut seul, le démon reparut avec les mêmes circonstances que la première fois. Le faible Romain n'eut pas plus de force que d'abord; il se fit apporter des lumières, passa le reste de la nuit au milieu de ses esclaves, et n'osa plus rester seul. Cependant il fut tué peu de jours après, par l'ordre du vainqueur d'Actium[74].

[73] L'original porte Cacodaimon; mais chez les Grecs Daimon simplement signifiait un bon génie, un esprit bienfaisant, une bonne intelligence, comme le démon de Socrate, et quelques autres; de sorte qu'ils étaient obligés d'allonger le mot, en parlant d'un démon infernal. Pour nous, qui donnons le nom d'anges aux intelligences célestes, nous devons traduire Cacodaimon comme on l'a fait ici, puisque Démon, chez nous, signifie mauvais ange. Au reste, si l'on s'obstine à traduire Cacodaimon, mauvais démon, on nous appuie dans la très-juste idée qu'il y en a de bons; et on nous prouve encore, par l'histoire de Cassius, que les mauvais démons ne font pas grand mal aux hommes.

[74] Georges Bloock, après Valère Maxime et d'autres anciens.

Un homme plus clairvoyant eût bien vite pris la fuite, comme le conseillait ou semblait au moins le conseiller ce démon; et, en fuyant devant la mort, on eût pu, sans se compromettre, remercier l'esprit d'avoir bien voulu se mettre deux fois en campagne pour une bonne œuvre.

—Deux seigneurs lombards, nommés Aldon et Granson, ayant déplu à Cunibert, roi de Lombardie, ce prince résolut de les faire mourir. Il s'entretenait de ce projet magnanime avec son favori, lorsqu'une grosse mouche vint se planter sur le front royal, et le piqua vivement. Cunibert chassa l'insecte, qui n'en revint pas moins à la charge, et importuna le monarque, jusqu'à le mettre dans une grande colère. Le favori, voyant son maître irrité, ferma la fenêtre pour empêcher l'ennemi de sortir, et se mit à poursuivre la mouche, pendant que le roi tirait son poignard pour la tuer. Après avoir sué bien long-temps, Cunibert joignit l'insecte fugitif, le frappa…, mais il ne lui coupa qu'une jambe; et la mouche disparut…

Au même instant, Aldon et Granson, qui se trouvaient ensemble, virent paraître devant eux une espèce d'homme, qui paraissait épuisé de fatigue, et qui avait une jambe de bois. Cet homme les avertit du projet que le roi Cunibert formait contre eux, leur conseilla de fuir, et s'évanouit. Aldon et Granson, plus sensés que Cassius de Parme, rendirent grâces à l'esprit de ce qu'il faisait pour eux; après quoi ils s'éloignèrent, comme l'exigeaient les circonstances[75].

[75] Shellen, de mirand. à Diab. post. Paul. diac. hist. longob.

—Un jeune Espagnol, qui fut depuis médecin de l'empereur Charles-Quint, ayant fini ses études à la Guadaloupé, s'en retournait à pied chez ses parens qui demeuraient dans la ville de Grenade. Il en était encore éloigné de plusieurs journées, lorsqu'il rencontra sur son chemin un démon en habit de moine, monté sur un cheval maigre, et qui paraissait extrêmement harassé. Le hasard voulut que ce jeune écolier rendit au cavalier inconnu un petit service qu'on ne désigne pas; et le démon reconnaissant l'invita de monter en croupe sur son cheval. Celui-ci s'en excusa d'abord sur le mauvais état de la monture; mais, le cavalier insistant, il ne se fit pas presser davantage. «Ne vous endormez point, lui dit l'inconnu, quand il se fut placé sur la croupe; nous devons marcher toute la nuit; et vous serez content de la diligence de mon cheval.»

Ils marchèrent en effet avec une grande vitesse, sans que le jeune homme s'en aperçût, sans qu'il se fatiguât le moins du monde; et le lendemain, au point du jour, ils se trouvèrent sous les murs de Grenade. Comme le démon ne voulut point s'y arrêter, le jeune homme le quitta en le remerciant, et entra dans la ville, aussi content que surpris de s'y trouver si heureusement et sitôt[76].

[76] Torquemada; Hexameron: 3e journée.

On dira peut-être que ce démon savait ce qu'il faisait, en obligeant un médecin futur. Mais il faudrait pour cela supposer que le diable connaisse l'avenir. Et puis, le service n'en fut pas moins rendu.

—Un prêtre du diocèse de Cologne avait fait vœu d'aller en pèlerinage, à un certain lieu que l'histoire ne dit pas. Une dame de sa paroisse, ayant fait par hasard le même vœu, alla trouver le prêtre; et ils convinrent de faire le voyage ensemble. La veille du départ, le prêtre promit à sa compagne de se lever de bonne heure, de dire les matines à la hâte, et de partir de grand matin, pour éviter la chaleur du soleil.

Vers le milieu de la nuit, le diable se montra aux pieds du lit du bon curé, et lui cria: Lève-toi; dis tes matines; et hâte-toi de partir… Le prêtre se leva aussitôt; et, remarquant que l'église était éclairée de plusieurs lumières, il crut que c'était l'ouvrage de la dame qui devait l'accompagner. Il pensait aussi que cette dame était venue l'éveiller, et il était loin de se douter que le diable fût de la partie. C'est pourquoi, comme le coq n'avait pas encore fait entendre ses premiers chants, il chercha sa compagne, pour lui dire de retourner au lit, parce qu'il était trop matin.

Tandis qu'il la cherchait inutilement, il vit venir à lui un grand taureau noir. Ce taureau saisit le prêtre avec sa langue, le plaça sur son dos, prit son vol en plein air, et déposa le pauvre homme sur une tour du château d'Isembourg.—As-tu peur, dit le bœuf?—Non, répondit le curé, je suis sous la garde de Dieu; et il ne peut m'arriver aucun mal.—Rends-moi quelque hommage, reprit le bœuf, je te reconduirai dans ton presbytère, et je te donnerai de grands biens… Le prêtre rejeta cette proposition.—Eh bien! repartit le bœuf, je te laisse sur cette tour; tu y mourras de faim; ou, si tu aimes mieux te désespérer, tu te casseras le cou.—Arrête, s'écria le curé, je t'adjure, au nom de Jésus-Christ, de me reporter sans péril en pleine campagne… Le bœuf n'osa rien répliquer; il prit son homme comme la première fois, le déposa dans un champ, et le laissa seul.

Comme ce pauvre prêtre avait tremblé passablement, des paysans qui allaient à matines le trouvèrent évanoui sur leur chemin. On le ranima comme on put; il raconta alors son aventure, que chacun écouta en frissonnant, et que personne ne put révoquer en doute, à cause du ton de vérité qui caractérise cette admirable histoire[77].

[77] Cæsarii Heisterbach., lib. V, cap. postrem.

Il n'est pas besoin de dire que ce bœuf était le diable. On observera seulement qu'il fit là une honnête action, en empêchant le pèlerinage nocturne de la dame et du curé, dont la vertu aurait pu faillir, comme cela arrive aux plus chastes, l'occasion faisant maintes fois le larron.

Le diable peint par lui-même

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