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CHAPITRE PREMIER.
HISTOIRE DES DÉMONS.

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Table des matières

Inquinat egregios adjuncta superbia mores.

Claudien.

L'orgueil trouble souvent la raison la plus saine:Demandez à Satan dans quels maux il entraîne.

L'existence des démons n'est constatée que dans les livres de théologie. Chez les anciens, on parlait des pygmées, des sphinx, du phénix, etc., et personne ne les avait vus. Parmi nous, on entend sans cesse raconter les faits et gestes du Diable, décrire ses formes variées, vanter son adresse; cependant on ne doit toutes ses aventures qu'aux rêves si souvent insipides de quelques imaginations égarées. Nos connaissances sont trop bornées pour conclure de là qu'il n'existe point de démons. Mais, puis qu'il n'a été donné à aucun œil humain de les voir, tout ce qui va suivre doit être considéré comme une série de paradoxes, de suppositions et de contes.

Les anciens admettaient trois sortes de démons, les bons, les mauvais et les neutres[19]; les premiers chrétiens n'en reconnaissaient que deux classes, les bons et les mauvais. Les démonomanes ont tout confondu, et devant eux tout démon est un esprit malin. Les théologiens de l'antiquité jugeaient différemment: les dieux et Jupiter même sont appelés Démons dans Homère.

[19] Eudæmon, Dæmon, Cacodæmon.

L'origine des démons est des plus anciennes, puisque tous les peuples la font remonter plus loin que le monde. Aben-Esra prétend qu'on la doit fixer au second jour de la création. Menassé-ben-Israël, qui a suivi la même opinion, ajoute qu'après avoir créé l'enfer et les démons, Dieu les plaça dans les nuages, et leur donna le soin de tourmenter les méchans[20]. Cependant l'homme n'était pas créé le second jour; il n'y avait point de méchans à punir; et les démons ne sont pas sortis tout noirs de la main du créateur, puisqu'ils ne sont que des anges de lumière, devenus anges de ténèbres par leur chute.

[20] De resurrectione mortuorum. Lib. III, cap. 6.

Origène et quelques philosophes soutiennent que les bons et les mauvais esprits sont plus vieux que notre monde, parce qu'il n'est pas probable que Dieu se soit avisé tout d'un coup, il y a seulement sept ou huit mille ans[21], de tout créer pour la première fois. La Bible ne parle point de la création des anges et des démons, parce, dit Origène, qu'ils étaient restés immortels après la ruine des mondes qui ont précédé le nôtre. Apulée pense que les démons sont éternels comme les dieux[22]. Manès, ceux qu'il a copiés, et ceux qui ont adopté son système, font aussi le diable éternel, et le regardent comme le principe du mal, ainsi que Dieu est le principe du bien. Saint Jean dit que le Diable est menteur, aussi-bien que son père[23]. Il n'y a que deux moyens d'être père, ajoutait Manès, la voie de la génération, et la voie de la création. Si Dieu est le père du Diable par la voie de la génération, le Diable sera consubstantiel à Dieu; cette conséquence est impie. Si Dieu est le père du Diable par la voie de la création, Dieu est un menteur; ce qui est un autre blasphème. Ainsi le diable n'est point l'ouvrage de Dieu; et, dans ce cas-là, personne ne l'a fait: il est éternel, etc. Les découvertes des autres théologiens et des plus habiles philosophes sont aussi peu satisfaisantes. C'est pourquoi il faut s'en tenir là-dessus au sentiment le plus général.

[21] La version des Septante donne au monde quinze ou dix-huit cents ans de plus que nous. Les Grecs modernes ont suivi ce calcul; et le P. Pezron l'a un peu réveillé parmi nous, dans l'Antiquité rétablie.

[22] Lib. de Deo Socratis.

[23] Evang. sec. Joann. Cap. VIII, vers. 44.

Dieu avait créé neuf chœurs d'anges: les séraphins, les chérubins, les trônes, les dominations, les principautés, les vertus des cieux, les puissances, les archanges, et les anges proprement dits. Du moins c'est ainsi que l'ont décidé les saints pères, il y a bien douze cents ans.

Toute cette milice céleste était pure, et non portée au mal. Cependant quelques-uns se laissèrent tenter par l'esprit d'orgueil[24]; ils osèrent se croire aussi grands que leur créateur, et entraînèrent dans leur crime les deux tiers de l'armée des anges[25]. Satan, le premier des séraphins, et le plus grand de tous les êtres créés[26], s'était mis à la tête des rebelles. Depuis long-temps[27] il jouissait dans le ciel d'une gloire inaltérable, et ne reconnaissait d'autre maître que l'Éternel. Une folle ambition causa sa perte: il voulut régner sur la moitié du ciel, et siéger sur un trône aussi élevé que celui du créateur. Dieu envoya contre lui l'archange Michel, avec les anges restés dans le devoir. Alors il se donna une grande bataille dans le ciel. Satan fut vaincu et précipité dans l'abîme, avec tous ceux de son parti[28].

[24] Voilà ce qui embarrassait encore les manichéens, et ce qui arrête les chrétiens de bonne foi; Quel était cet esprit d'orgueil? et qui l'avait créé?… On doit croire que Dieu donna à toutes les créatures, douées d'une âme raisonnable, la liberté de bien ou mal faire. Autrement la vertu serait sans mérite. Mais puisque Dieu est juste, et que le libre arbitre existe, on doit rejeter le dogme des tentations.

[25] Cæsarius d'Heisterbach dit qu'il n'y eut de rebelles, parmi les anges, que dans la proportion d'un sur dix; et que leur nombre était néanmoins si grand, qu'ils remplirent dans leur chute tout le vide de l'air. (De Dæmonibus, cap. 1.) On a suivi le calcul de Milton et des démonomanes, qui doivent s'y connaître.

[26] Quique creaturæ præfulsit in ordine primus…

Alc. Aviti, poem. lib. II.

[27] Angelus hic dudùm fuerat… Idem.

[28] Apocalypse. Chap. V, vers. 7 et 9. Il est bon de remarquer que l'Écriture ne fait point connaître la faute des démons, et que les casuistes ont eu l'adresse de la deviner.

De ce moment, la beauté des séditieux s'évanouit; leurs traits s'obscurcirent et se ridèrent; leurs fronts se chargèrent de cornes; une queue sortit de leur croupe; leurs doigts s'armèrent de griffes[29]. La difformité et la tristesse remplacèrent sur leurs visages les grâces et l'empreinte du bonheur. Enfin, comme disent les théologiens de bon sens, leurs ailes d'azur devinrent des ailes de chauve-souris. Car tout esprit, bon ou mauvais, est nécessairement ailé[30].

[29] Le Diable en parle un peu différemment, ainsi qu'on l'a vu dans l'Introduction.

[30] Omnis spiritus ales est. Tertull. Apologet., cap. 22.

Dieu exila les anges déchus loin du ciel, dans un monde que nous ne connaissons point, et que nous nommons l'enfer, ou l'abîme, ou le sombre royaume. L'opinion commune place ce pays au centre de notre petit globe. Saint Athanase dit, avec plusieurs autres pères, et avec les plus fameux rabbins, que les démons habitent l'air qu'ils remplissent. Saint Prosper les place dans les brouillards de la mer. Swinden a voulu démontrer qu'ils logeaient dans le soleil. D'autres les ont séquestrés dans la lune. Saint Patrice les a vus dans une caverne d'Irlande. Jérémie Drexelius conserve l'enfer souterrain, et prétend que c'est un grand trou, large de deux bonnes lieues. Bartholomé Tortoletti dit qu'il y a, vers le milieu du globe terrestre, un antre profond, horrible, où le soleil ne pénètre jamais, et que c'est la bouche de l'abîme infernal[31]. Milton, à qui il faudrait peut-être s'en rapporter, met les enfers bien loin du soleil et de nous.

[31] Quest' è la bocca de l'infernal' arca.

Giuditta vittoriosa. Canto III.

Quoi qu'il en soit, pour consoler les anges fidèles, et repeupler les cieux, selon l'expression de saint Bonaventure, Dieu fit l'homme, créature moins parfaite, mais qui pouvait aussi faire le bien, et connaître son créateur. Il suivrait de là que nous devons au Diable le plaisir de naître; ce qui nous obligerait à un petit grain de reconnaissance, si la conduite postérieure des démons ne nous forçait à les haïr. Satan et les siens, ennemis désormais de Dieu et de ses œuvres, résolurent de perdre l'homme, si rien ne s'y opposait. Adam et Ève, nos premiers parens commençaient à jouir de la vie, dans un jardin de délices, où tout leur était permis, hors le plaisir de toucher au fruit défendu. Les saintes écritures disent que ce fruit poussait sur un arbre. Plusieurs savans, et après eux l'abbé de Villars, soutiennent que le fruit défendu était la jouissance des plaisirs charnels; que l'homme ne devait point voir sa femme, ni la femme son mari, etc.[32] Quoi qu'il en soit, Satan, muni du pouvoir de tenter l'homme, se détacha du séjour où il était exilé: d'où l'on a souvent conclu que le châtiment des anges superbes n'était pas effroyable, comme le disent des théologiens exagérés, et que Satan n'était pas continuellement sur le gril. Il prit la figure du serpent, celui de tous les animaux qui avait le plus de finesse[33]. Déguisé de la sorte, l'ange, maintenant démon, se présenta devant la femme, et l'engagea à désobéir à Dieu. Ève fut séduite en un instant; elle succomba, et fit succomber son mari.

[32] Le comte de Gabalis, ou Entretiens sur les sciences secrètes. IVe Entretien.

[33] Cunctis animantibus altior astu. Alc. Aviti, poem. lib. II.

Après cela, l'esprit malin s'en retourna triomphant; nos premiers pères, coupables, furent chassés du jardin, abandonnés aux souffrances et condamnés à la mort. Il suit de là que nous devons au Diable et à son humeur envieuse le déplaisir de mourir; ce qui nous permet à son égard une petite dose de reproches. De plus, le Diable eut le pouvoir de venir tenter le premier homme et la première femme, eux et leurs descendans à perpétuité, quand bon lui semblerait; il peut même, en cas de besoin, détacher à la piste des humains autant de démons qu'il le juge convenable; et l'homme devient la proie de l'enfer, toutes les fois qu'il cède aux suggestions de l'ennemi: on sait d'ailleurs que l'enfer, en quelque lieu qu'il soit, est un pays enflammé. Telles furent, selon les casuistes, les conséquences de la faute que commirent nos premiers parens, faute qui rejaillit sur nous tous, et qui se nomme le péché originel.

Depuis cette mémorable époque, les démons arrivèrent de toutes parts sur notre pauvre terre. Wérius, qui les a comptés, dit qu'ils se divisent en six mille six cent soixante-six légions, composées chacune de six mille six cent soixante-six anges ténébreux; il en élève ainsi le nombre à quarante-cinq millions, ou à peu près; et leur donne soixante-douze princes, ducs ou marquis. Georges Bloock a prouvé la fausseté de ce calcul, en démontrant que, sans compter les démons qui n'ont point d'emploi particulier, tels que ceux de l'air, et les gardiens permanens du sombre empire, chaque mortel a le sien ici bas. Si les hommes seuls ont ce privilége, il y a sur la terre plus de quatre cents millions de faces humaines… et le nombre des démons est effroyable.

C'est pourquoi nous ne devons plus nous étonner de voir les fourberies, les guerres, le désordre, les abominations répandus sous les pas des mortels. Tout le mal qui se fait ici bas nous est inspiré par les démons; et leur histoire s'est tellement liée à l'histoire de tous les peuples, qu'il serait impossible de l'écrire ici toute entière. Ils ont inspiré le meurtre d'Abel; ils ont soufflé tous les forfaits qui causèrent le déluge; ils perdirent Sodome et Gomorrhe; ils se firent élever des autels chez toutes les nations, à l'exception du petit peuple juif; et quelquefois même ils escamotèrent l'encens d'Israël. Ils trompèrent les hommes par les oracles, et par mille prestiges imposteurs, jusqu'à l'avénement du Messie. Alors leur puissance devait s'anéantir tout-à-fait; et cependant on les retrouve depuis, plus puissans que jamais; on voit des choses auparavant inouïes. Les légions infernales se montrent à de pieux anachorètes; les tentations deviennent épouvantables; les supercheries du Diable sont multipliées; il excite les tempêtes; il tord le cou aux impies; il couche avec les femmes; il prédit l'avenir, par la bouche des sorcières et des devineresses; il triomphe au milieu des bûchers… et dans ces siècles de lumière, il envoie Mesmer, Cagliostro, plusieurs charlatans, une foule d'escamoteurs, pour nous séduire encore par les charmes de l'enfer… C'est du moins ce que dit l'abbé Fiard; c'est ce que prétendent avec lui dix mille graves théologiens: que penser de tout cela?…

Malheureusement pour leurs systèmes, les démonomanes se contredisent à chaque pas. Tertullien dit, dans un endroit, que les démons ont conservé toute leur puissance; qu'ils peuvent être partout en un instant, parce qu'ils volent d'un bout de l'univers à l'autre, aussi vite que nous faisons un pas[34]; qu'ils connaissent l'avenir; enfin qu'ils prédisent la pluie et le beau temps, parce qu'ils vivent en l'air, et qu'ils peuvent examiner les nuages. La sainte inquisition n'a donc pas tort de condamner les faiseurs d'almanachs, comme gens en plein commerce avec le Diable… Mais ailleurs le même Tertullien décide que le Diable a perdu tous ses moyens, et qu'il serait ridicule de le craindre, etc.

[34] Totus orbis illis locus unus est. Apologet. cap. 22.

En rapportant les innombrables contradictions des autres théologiens, on ne ferait que répéter les mêmes dogmes; et ce serait fatiguer inutilement le lecteur. Bodin, que l'on connaît assez pour le triste ouvrage qu'il a fait contre les sorciers et contre le Diable, le même Bodin, qui, dans sa Démonomanie, dépeint Satan et ses anges sous les couleurs les plus noires, dit aussi, dans cette même Démonomanie, liv. 1er, ch. 1er: «Que les démons peuvent faire le bien, tout ainsi que les anges peuvent faillir; que le démon de Socrate le détournait toujours de mal faire et le tirait de danger; que les malins esprits servent à la gloire du Tout-Puissant, comme exécuteurs de sa haute-justice;… et qu'ils ne font rien qu'avec la permission de Dieu…»

Enfin, il faut remarquer encore que, selon Michel Psellus, les démons, bons ou mauvais, se divisent en six grandes sections. Les premiers sont les démons du feu qui en habitent les régions éloignées; les seconds sont les démons de l'air, qui volent autour de nous, et ont le pouvoir d'exciter les orages; les troisièmes sont les démons de la terre, qui se mêlent avec les hommes, et s'occupent de les tenter[35]; les quatrièmes sont les démons des eaux, qui habitent la mer et les rivières, pour y élever des tempêtes et causer des naufrages; les cinquièmes sont les démons souterrains, qui préparent les tremblemens de terre, soufflent les volcans, font écrouler les puits et tourmentent les mineurs; les sixièmes sont les démons ténébreux, ainsi nommés, parce qu'ils vivent loin du soleil, et ne se montrent pas sur la terre. Saint Augustin comprenait toute la masse des démons dans cette dernière catégorie.

[35] Albert-le-Grand, que les partisans de la superstition prennent quelquefois pour leur appui, dit formellement: Tous ces contes de démons qui remplissent les airs, qui rôdent autour des hommes, et qui dévoilent les choses futures, sont des absurdités que la saine raison n'admettra jamais. De somn. et vig. lib. 3, tract. 1, cap. 8.

On ne sait pas précisément où Michel Psellus a trouvé tant de belles choses. Mais c'est peut-être dans ce système, que les cabalistes ont imaginé les salamandres, qu'ils placent dans les régions du feu, les sylphes qui remplissent l'air, les ondins ou nymphes qui vivent dans l'eau, et les gnomes, qui sont logés dans l'intérieur de la terre.

Le diable peint par lui-même

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