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CHAPITRE IV.

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Table des matières

Spectateur du combat, je le vois sous un aspect plus terrible que ceux qui le livrent.

SHAKESPEARE, le Marchand de Venise.

NOS promeneurs de nuit étaient tombés entre les mains d’un peuple qu’on pourrait appeler, sans exagération, les Ismaélites des déserts américains.

De temps immémorial, les Sioux s’étaient rendus redoutables à leurs voisins de la Prairie, et aujourd’hui même où l’influence et l’autorité d’un gouvernement civilisé commencent à se faire sentir autour d’eux, on n’a point cessé de les considérer comme une race perfide et dangereuse. A l’époque de notre histoire c’était pis encore, et bien peu de blancs osaient s’aventurer dans les régions éloignées qu’ils parcouraient dans tous les sens.

Le Trappeur connaissait parfaitement l’espèce de gens au pouvoir desquels il était tombé. Était-ce par crainte, politique ou résignation qu’il s’était si tranquillement soumis? L’observateur le plus sagace aurait en de la peine à le découvrir. Loin d’opposer aucune remontrance à la manière brusque et violente dont ses vainqueurs procédaient sur lui aux perquisitions d’usage, il alla au-devant de leur cupidité, en offrant à leur chef les objets qu’il croyait pouvoir lui être le plus agréables

Paul Hover, qui ne s’était rendu qu’à la force, manifesta une excessive répugnance à souffrir les libertés brutales qu’on se permettait sur sa personne et sur ce qui lui appartenait. Il donna même, pendant ce procédé sommaire, des preuves non équivoques de son mécontentement, et plus d’une fois il se fût laissé emporter à une. résistance ouverte et désespérée, sans les conseils et les supplications de la tremblante Hélène; attachée à ses côtés, elle lui montrait, par l’expression de ses regards, qu’elle n’avait plus d’espoir que dans une conduite prudente et dans son dévouement à la servir.

Sitôt qu’ils eurent enlevé à leurs captifs armes et munitions, ainsi que quelques menus articles de toilette, les Indiens parurent disposés à leur accorder un moment de répit. Une affaire d’importance les occupait, et exigeait leur attention immédiate. Ils s’assemblèrent derechef en conseil, et, à en juger par la vivacité et la véhémence de ceux qui parlèrent, il était évident qu’ils regardaient leur victoire comme loin d’être complète.

Le Trappeur entendait assez leur langue pour comprendre le sujet de la discussion.

«Je serais bien étonné,» dit-il à voix basse, «si les voyageurs campés près des saules ne sont pas tirés de leur sommeil par une visite de ces mécréants. Ils sont trop fins pour croire qu’une femme des Visages Pâles se trouve si loin des établissements sans avoir à sa portée les inventions et les services d’un blanc.

— Qu’ils emmènent dans les montagnes Rocheuses la tribu errante d’Ismaël,» dit le chasseur d’abeilles avec un rire amer, «et je pardonnerai de bon cœur aux vauriens.

— Paul! Paul!» soupira sa compagne d’un ton de reproche. «Avez-vous perdu la mémoire? Songez à quelles terribles conséquences...

— Eh! morbleu, c’est en pensant à ce que vous appelez les conséquences, Hélène, que je n’ai pas donné son compte à ce diable rouge qui est là, et que j’ai renoncé à en finir avec lui!... Honte à vous, vieux Trappeur! cette infâme trahison est votre ouvrage. Au reste, c’est votre métier de prendre au filet les hommes aussi bien que les bêtes.

— Je vous en conjure, Paul, calmez-vous... Un peu de patience!

— Allons, puisque vous le désirez, Hélène, je tâcherai; mais pester contre la male chance, vous devriez le savoir, fait partie de la religion d’un Kentuckien.»

Le Trappeur, qui demeurait aussi impassible que s’il n’eût rien entendu de leur conversation, dit alors:

«J’ai grand’peur que vos amis du campement n’échappent point aux recherches de cette vermine. Ils flairent le butin, et les détourner de leur piste serait non moins difficile que d’ôter à un chien de chasse celle du gibier.

— Comment faire?» demanda Hélène d’un ton suppliant qui marquait un intérêt sincère. «Ne peut-on les avertir?

— Il me serait facile,» répondit Paul, «de brailler à tue-tête, au point de faire croire au vieil Ismaël que les loups sont au milieu de son troupeau; en plaine, ma voix porte à près d’une demi-lieue, et son camp n’est pas la moitié si loin.

— Et l’on vous assommera pour votre peine,» objecta le Trappeur. «Non, non, il faut opposer la ruse à la ruse, ou les bandits vont assassiner la famille entière.

— Assassiner! Oh! c’est aller trop loin. Après ça, Ismaël se complaît tant à voyager qu’il n’y aurait pas de mal à ce qu’on l’expédiât pour l’autre monde, s’il était préparé, le vieux drôle, à entreprendre le grand voyage. Je brûlerais volontiers une amorce pour empêcher qu’on ne le tuât tout à fait.

— Sa troupe est nombreuse et bien armée; pensez-vous qu’ils se défendront?

— Écoutez, vieux Trappeur... Peu d’hommes aiment moins qu’un certain Paul Hover Ismaël Bush et ses sept hercules de fils; mais je dédaigne de calomnier même un chasseur au petit plomb, fût-il du Tennessée. Il y a chez eux autant de vrai courage que dans n’importe quelle famille issue du Kentucky. C’est une race qui a de gros os et d’excellentes charnières; et, permettez-moi de vous le dire, quiconque en voudra prendre mesure ne devra pas être manchot.

— Chut! les sauvages ont fini de délibérer, et ils vont mettre à exécution leurs projets du diable. Ayons patience, les choses peuvent encore tourner en faveur de vos amis.

— N’appelez mon ami aucun de ces gens-là, si vous faites le moindre cas de mon affection! Ce que je dis en leur faveur provient d’un sentiment de justice, et non d’amitié.

— Je croyais que la jeune femme en était,» répondit l’autre un peu sèchement; «enfin il n’y a pas d’offense quand il n’y a pas eu de mauvaise intention.»

Hélène mit de nouveau la main sur la bouche de Paul qui allait répondre, et d’une voix douce et conciliante elle se chargea elle-même de ce soin.

«Nous devons tous être de la même famille,» dit-elle, «quand il est en notre pouvoir de nous servir les uns les autres. Honnête vieillard, pour découvrir le moyen d’avertir nos amis du danger qu’ils courent nous nous en remettons entièrement à votre expérience.

— Elle aura du moins servi à quelque chose,» marmotta en riant le chasseur d’abeilles, «si les gaillards se mettent à travailler comme il faut les Peaux Rouges.»

Un mouvement général s’opéra alors dans la troupe des Sioux.

Ils mirent tous pied à terre et confièrent leurs chevaux à trois ou quatre d’entre eux, qui furent également chargés de veiller sur les prisonniers. Puis ils se formèrent en cercle autour d’un guerrier qui paraissait exercer le commandement; et à un signal donné, ils s’avancèrent d’un pas lent et circonspect, chacun partant du centre en ligne droite et par conséquent divergente. Bientôt leurs corps basanés se confondirent avec la teinte brune de la Prairie. Seulement les captifs, qui épiaient d’un œil vigilant les plus légers mouvements de leurs ennemis, voyaient de temps à autre une forme humaine se dessiner à l’horizon, celle de quelque sauvage impatient qui redressait sa haute taille afin d’examiner les alentours. Les traces fugitives de ce cercle mouvant et qui s’élargissait de plus en plus ne tardèrent pas à disparaître, et l’incertitude vint ajouter aux appréhensions.

Ainsi s’écoulèrent plusieurs minutes pleines d’anxiété, pendant lesquelles les prisonniers croyaient à chaque instant entendre les hurlements des uns et les cris de rage des autres troubler à la fois le silence de la nuit. Les Indiens furent-ils déçus dans leur attente? C’est probable, car, au bout d’une demi-heure, ils commencèrent à revenir un à un, la mine basse et l’air mécontent.

«A présent c’est notre tour,» dit le Trappeur, qui était à l’affût du plus petit incident. «Nous allons être interrogés; et si j’entends quelque chose à notre intérêt, m’est avis qu’il serait sage de choisir entre nous celui qui portera la parole, afin de ne pas nous contredire. En outre, si l’opinion d’un vieux chasseur octogénaire mérite confiance, j’oserai dire que celui-là doit être au fait de la nature d’un Indien, et parler tant soit peu comme lui... Ami, connaissez-vous la langue des Sioux?

— Videz votre sac,» répliqua le chasseur d’abeilles, dont la mauvaise humeur n’était pas calmée; «bourdonner, voilà votre affaire, et vous n’êtes bon qu’à cela.

— C’est le propre de la jeunesse d’être emportée et présomptueuse,» dit avec calme, le Trappeur. «Il fut un temps, mon fils, où j’avais le sang comme le vôtre, trop vif et trop chaud pour couler paisiblement dans mes veines; mais à quoi sert de rappeler les prouesses de ce temps-là ? Il doit y avoir de la raison sous des cheveux blancs, non pas de la vantardise.

— Oui, oui,» dit tout bas Hélène. «Il s’agit bien d’autre chose: voici qu’on vient nous interroger.»

La jeune fille, dont les craintes stimulaient l’intelligence, ne s’était pas trompée.

Un sauvage à demi nu et de haute taille s’approcha du lieu où ils étaient. Après les avoir longuement examinés tous trois autant que le permettait la lueur obscure de la lune, il leur adressa dans sa langue la salutation d’usage avec une intonation rude et gutturale. Le Trappeur répondit de son mieux et de manière à se faire comprendre. Au bout d’un moment d’intervalle qu’il laissa passer par bienséance, l’Indien reprit:

«Les Visages Pâles ont-ils donc mangé tous leurs bisons et emporté les peaux de tous leurs castors, qu’ils viennent compter combien il en reste chez les Paunis?

— Quelques-uns d’entre nous sont ici pour acheter et d’autres y sont pour vendre,» répondit le Trappeur; «mais nul n’ira plus loin s’il apprend qu’il est dangereux de s’approcher du wigwam d’un Sioux.

— Les Sioux sont des voleurs et habitent au milieu des neiges. Pourquoi parler d’un peuple si éloigné quand nous sommes dans le pays des Paunis?

— Si les Paunis sont les maîtres de cette contrée, alors les blancs et les rouges ont le même droit d’y être.


— Les Visages Pâles n’ont-ils pas assez dérobé aux rouges, sans que tu viennes si loin apporter un mensonge? J’ai dit que ma tribu est sur un terrain de chasse qui lui appartient.

— Mon droit d’être ici est égal au vôtre,» repartit le Trappeur avec un sang-froid imperturbable, «je ne dis pas tout ce que je pourrais dire... Il vaut mieux garder le silence. Les Paunis et les blancs sont frères; mais un Sioux n’oserait montrer sa face dans le village des Loups.

— Les Dacotas sont des hommes!» s’écria le sauvage avec emportement, oubliant dans sa colère de soutenir le rôle qu’il avait pris, et désignant sa nation par le nom dont elle est le plus fière (D). «Les Dacotas n’ont peur de rien! Parle; qui vous amène si loin des habitations des Visages Pâles?

— J’ai vu le soleil briller et s’éteindre sur bien des conseils, et je n’ai jamais entendu que les paroles d’hommes sages. Que des chefs se montrent, et ma bouche ne sera pas fermée.

— Je suis un grand chef,» dit le sauvage, affectant un air de dignité offensée; «me prends-tu pour un Assiniboine? Wencha est un guerrier de grand renom et dont la parole est écoutée.

— Et moi, suis-je un imbécile pour ne pas reconnaître un Sioux à la peau cuivrée?» riposta le Trappeur avec une assurance qui montrait à quel point il était maître de lui-même, «Va, il fait nuit, et tu ne vois pas que j’ai la tête blanche.»

L’Indien parut alors convaincu qu’il avait employé un artifice trop grossier pour tromper un homme de tant d’expérience, et il cherchait dans son esprit à quelle supercherie nouvelle il aurait recours, quand un léger mouvement qui s’opéra dans la troupe vint tout d’un coup déranger ses projets. Jetant les yeux derrière lui, comme s’il eût craint d’être bientôt interrompu, il ajouta en baissant le ton:

«Donne à Wencha du lait des Longs Couteaux (E), et il proclamera ton nom aux oreilles des sages de sa tribu.

— Retire-toi,» répondit le vieillard avec un geste méprisant. «Tes jeunes gens ont prononcé le nom de Matori; mes paroles sont pour les oreilles d’un chef.»

Le sauvage lui jeta un coup d’œil qui, malgré l’obscurité, exprimait assez vivement une hostilité implacable. Il alla ensuite se glisser parmi ses compagnons, honteux du vilain rôle qu’il venait de jouer, et craignant d’être découvert dans sa tentative pour s’approprier une partie du butin au détriment du véritable chef.

A peine avait-il disparu qu’un guerrier d’imposante stature sortit des rangs, et s’arrêta devant les prisonniers avec cette contenance grave et hautaine qui distingue toujours un personnage indien de quelque importance. Le reste de la troupe vint se ranger autour de lui, dans un profond et respectueux silence.

Après une courte pause, empreinte de cette dignité véritable si maladroitement imitée par Wencha:

«La terre est vaste,» commença-t-il. «Pourquoi les enfants de mon Grand-Père blanc (F) ne s’y trouvent-ils jamais à l’aise?

— Quelques-uns d’entre eux,» répondit le Trappeur, «ont ouï dire que leurs amis de la Prairie avaient besoin de bien des choses, et ils sont venus voir si cela était vrai. D’autres, à leur tour, ont besoin d’objets que les hommes rouges sont disposés à vendre, et ils viennent enrichir leurs amis en leur offrant de la poudre et des couvertures.

— Des marchands traversent-ils la Grande Rivière les mains vides?

— Nos mains sont vides, parce que tes jeunes gens, nous croyant fatigués, nous ont déchargés de ce que nous portions. Ils se sont trompés; je suis vieux, mais je suis fort.

— Impossible! Votre charge sera tombée dans la Prairie; montre la place à mes jeunes gens, afin qu’ils la ramassent avant que les Paunis la trouvent.

— Le sentier qui y conduit est tortueux, et à présent il fait nuit; c’est le moment de dormir. Dis à tes guerriers d’aller sur la hauteur qui est là-bas; il y a de l’eau et il y a du bois: qu’ils allument leur feu, et qu’ils se couchent les pieds chauds. Quand le soleil reparaîtra, je te parlerai.»

Un murmure sourd, mais qui témoignait assez d’un grand désappointement, parcourut les rangs de l’assistance; c’était apprendre au vieillard qu’il avait manqué de prudence en proposant une mesure qui, dans sa pensée, devait servir à informer le camp des voyageurs de la présence de voisins dangereux. Toutefois Matori, sans avoir l’air de s’associer au sentiment de ses compagnons, poursuivit l’interrogatoire sur le même ton de dignité.

«Je sais,» dit-il, «que mon ami est riche, qu’il a près d’ici beaucoup de guerriers, et plus de chevaux qu’il n’y a de chiens parmi les Peaux Rouges.

— Mes guerriers et mes chevaux, les voici à mes côtés.

— Eh quoi! cette femme a-t-elle les pieds d’un Dacota, qu’elle puisse marcher trente nuits de suite dans la Prairie sans broncher? Les hommes rouges des bois font de longues traites à pied; mais nous qui vivons dans un pays où l’œil ne peut voir d’une habitation à l’autre, nous aimons nos chevaux.»

Le Trappeur hésita. Il savait fort bien que le mensonge, une fois percé à jour, pourrait lui coûter cher; d’ailleurs son caractère s’accommodait mal d’une dissimulation qui contrariait son respect habituel pour la vérité ; se rappelant qu’il allait disposer du sort des autres non moins que du sien, il résolut de laisser les choses suivre leur cours, et le chef des Dacotas se tromper lui-même, s’il le voulait.

«Les femmes des Sioux et celles des blancs n’appartiennent pas au même wigwam,» répondit-il d’une manière évasive. «Un guerrier sioux voudrait-il élever sa femme au-dessus de lui-même? Je sais le contraire, et cependant j’ai entendu dire qu’il y a des pays où les conseils sont tenus par des femmes.»

Un autre mouvement qui agita un instant l’auditoire apprit au Trappeur que sa déclaration était reçue avec surprise, sinon avec incrédulité. Le chef seul resta impassible, et ne parut disposé en aucune façon à se relâcher de sa dignité fière.

«Mes pères blancs, qui demeurent près des grands lacs,» dit-il, «ont déclaré que leurs frères des pays du soleil levant ne sont pas des hommes, et je vois maintenant qu’ils n’ont point menti. Qu’est-ce qu’une nation qui a une femme pour chef? Tu es donc le chien et non le mari de cette femme?

— Ni l’un ni l’autre; je n’ai vu son visage qu’aujourd’hui. Elle est venue dans la Prairie parce qu’on lui a dit qu’il s’y trouvait une grande et généreuse nation appelée les Dacotas, et qu’elle voulait voir des hommes. Chez les Visages Pâles comme chez les Sioux, il arrive aux femmes d’ouvrir les yeux pour voir des choses qui sont nouvelles. Mais elle est aussi pauvre que moi, et elle manquera de blé et de venaison si tu enlèves le peu qu’elle et son ami possèdent.

— C’est à présent que mes oreilles viennent d’entendre autant de mensonges coupables que de paroles!» s’écria Matori d’une voix sévère qui fit tressaillir jusqu’aux Indiens. «Suis-je une femme? N’ai-je pas des yeux pour voir? Réponds, chasseur blanc: quels sont les hommes de ta couleur qui dorment près des arbres abattus?»

En disant ces mots, le chef irrité étendit la main dans la direction du camp d’Ismaël, et le Trappeur ne put douter que, plus sagace que ses hommes, il n’eût découvert ce qui avait échappé à leurs recherches Sans rien laisser paraître du regret qu’il en éprouva, non plus que de la mortification d’avoir été joué par son adversaire, il continua à garder son sang-froid imperturbable.

«Qu’il y ait des blancs qui dorment dans la Prairie,» répondit-il, «cela se peut, et puisque mon frère l’a dit, c’est vrai; mais qui sont ces hommes qui se confient à la générosité des Sioux, je ne puis le dire. S’il y a des étrangers qui dorment, envoie tes jeunes gens les éveiller, et qu’ils disent pourquoi ils sont ici. Les Visages Pâles ont des langues. »

Le chef secoua la tête avec un sourire farouche, puis se détournant pour mettre fin à la conférence, il ajouta brusquement:

«Les Dacotas sont une race prudente, et Matori est leur chef. Il n’ira pas appeler les étrangers, pour qu’ils se lèvent et lui répondent avec la gueule de leurs carabines. Il leur parlera tout bas à l’oreille. Alors que les hommes de leur couleur viennent les éveiller.»

Là-dessus, il s’éloigna, et un rire approbatif accueillit ses paroles. Le cercle se rompit sur-le-champ; les Indiens suivirent leur chef à quelques pas de là, et ceux qui pouvaient se permettre d’énoncer leur opinion en présence d’un si grand guerrier se pressèrent autour de lui pour tenir conseil.

Wencha profita de l’occasion pour renouveler ses importunités; mais le Trappeur, qui savait maintenant à quoi s’en tenir sur son compte, le repoussa avec humeur. Ce qui mit plus efficacement un terme aux persécutions du perfide sauvage, ce fut l’ordre donné à toute la troupe, gens et bêtes, de changer de position. Ce mouvement s’effectua dans un profond silence, et avec un ordre qui aurait fait honneur à des hommes beaucoup plus éclairés.

La halte eut bientôt lieu, et cela en vue de la lisière du petit bois près duquel était campé Ismaël. On tint là une délibération nouvelle, fort courte mais d’une extrême gravité.

Les chevaux, qui semblaient dressés à ces attaques couvertes et silencieuses, furent de nouveau placés sous la surveillance des gardiens qui, comme auparavant, eurent ordre d’avoir l’œil sur les prisonniers. L’inquiétude qui commençait à gagner le Trappeur ne fit que s’accroître en voyant auprès de sa personne Wencha qui, à en juger par son air de triomphe et d’autorité, commandait le détachement. Néanmoins le sauvage, qui, sans- doute, avait des instructions particulières, se contenta de brandir son tomahawk avec un geste expressif qui menaçait Hélène d’une mort immédiate. Après avoir ainsi averti les deux prisonniers du sort qui serait infligé à leur compagne au moindre signal de rebellion de leur part, il se renferma dans un mutisme absolu. Cette modération inattendue leur permit d’accorder une pleine attention à ce qui se passait sous leurs yeux, autant du moins qu’ils étaient à même d’en juger.

Ce fut Matori en personne qui procéda à tous les préparatifs nécessaires.

Il assigna à chacun son poste, en homme qui connaissait à fond les qualités respectives de ses compagnons, et on lui obéit avec la déférence empressée que témoigne toujours un Indien aux ordres de son chef dans les moments décisifs. Il détacha les uns à droite, les autres à gauche, et tous s’éloignèrent de ce pas rapide et silencieux qui est propre à leur race, à l’exception de deux guerriers d’élite. Quand le reste eut disparu, Matori se tourna vers les compagnons de son choix, et leur annonça par un signe que le moment était arrivé de mettre à exécution l’entreprise qu’il avait projetée.

Leur premier soin fut de déposer le petit fusil de chasse que, sous le nom de carabine, ils portaient en vertu de leur rang; puis se débarrassant de tout ce qui pouvait gêner leurs mouvements, ils attendirent debout et presque nus, semblables aux statues de quelque sombre divinité. Matori s’assura que son tomahawk était bien à sa place et que son couteau jouait librement dans sa gaîne de peau, serra sa ceinture de wampum (G), et rentra les cordons et les franges de ses riches brodequins. Ainsi préparé de tous points à l’exécution de son audacieuse entreprise, le chef donna le signal d’avancer,

Lés trois Sioux se dirigèrent à la file vers le camp des émigrants, s’arrêtèrent quelques minutes pour observer les environs, se glissèrent dans les hautes herbes et disparurent.

On n’aura point de peine à concevoir la douleur et l’angoisse qu’éprouvaient, à la vue de ces dispositions alarmantes, les trois spectateurs qui prenaient à leur résultat un si vif intérêt.

Quelles que fussent les raisons d’Hélène de ne porter qu’un médiocre attachement à la famille au milieu de laquelle nous l’avons présentée au lecteur, la pitié naturelle à son sexe et un reste de bienveillance agissaient sur son cœur. Plus d’une fois elle fut tentée de braver le danger terrible qui la menaçait, et d’élever sa voix, toute faible qu’elle était, pour jeter le cri d’alarme. Cette impulsion était si naturelle et si forte, qu’elle y eût peut-être cédé sans les remontrances souvent répétées que Paul Hover lui adressait à voix basse.

Notre chasseur d’abeilles, de son côté, se trouvait lui-même combattu des sensations les plus opposées. Sa première et principale sollicitude était sans doute pour la jeune fille placée sous sa protection; mais je ne sais quelle excitation passionnée, et qui ne laissait pas d’avoir des charmes, faisait battre son cœur. Bien qu’il eût pour les émigrants moins de bienveillance qu’Hélène, il brûlait d’entendre le bruit de leurs carabines, et, le cas échéant, il eût volontiers été des premiers à voler à leur secours. Par moments, il ressentait, lui aussi, la tentation, presque irrésistible, de courir éveiller les négligents voyageurs; un regard d’Hélène suffisait alors à raffermir sa prudence chancelante et à lui rappeler quelles seraient les suites de sa témérité.

Seul, le vieux Trappeur, calme en apparence, examinait tout aussi froidement que s’il n’eût point eu d’intérêt dans ce qui allait se passer; son œil, sans cesse sur le qui-vive, épiait le moindre incident. Heureux privilège de l’homme accoutumé depuis trop longtemps aux scènes de violence pour s’effrayer aisément, et se possédant assez pour savoir mettre à profit la première occasion de tromper la vigilance de ses gardiens!

Cependant, les guerriers sioux n’étaient pas restés oisifs. A la faveur des brouillards qui emplissaient les bas-fonds, ils s’étaient, en rampant comme des couleuvres, frayé un chemin à travers les touffes d’herbe, jusqu’à un point où il n’était plus possible d’avancer sans un redoublement de précautions. Matori avait de temps en temps redressé sa haute taille, et promenant ses regards perçants autour de lui, il releva de nouveaux indices, qui, joints à ceux qu’il avait recueillis dans sa première reconnaissance, lui permirent de se rendre un compte exact de la position de ses futures victimes.

Mais quel était leur nombre? en quoi consistaient leurs moyens de défense? Ses efforts pour s’éclairer sur ces deux points essentiels échouèrent complètement. Trop défiant pour s’en rapporter à d’autres moins courageux et rusés que lui, il ordonna à ses compagnons de l’attendre, et poursuivit seul l’aventure.

La marche de Matori se ralentit alors, grâce à une longue habitude de cette espèce d’exercice, au point d’imiter celle d’un reptile. Ramassé sur lui-même, il avançait un pied, puis l’autre, prêtant l’oreille au plus léger son qui aurait pu annoncer que les voyageurs étaient instruits de son approche. A la fin, il réussit à se glisser sous le couvert du bois, où, n’étant plus exposé aux rayons de la lune, il courait bien moins le risque d’être aperçu, en même temps que les objets d’alentour s’offraient d’une manière plus distincte à ses regards mobiles et pénétrants. Il s’arrêta en cet endroit pour y faire ses prudentes, observations avant de se hasarder plus loin. Sa position lui permettait d’embrasser d’un coup d’œil le camp tout entier avec sa tente, ses chariots et ses huttes de feuillage; le tout se. dessinait devant lui dans un profil sombre mais suffisamment tracé, et l’habile guerrier fut à même d’évaluer avec une certaine exactitude la force de l’ennemi auquel il allait avoir affaire.

Un silence inexplicable continuait de régner en ce lieu. Le chef appuya sa tête contre terre et écouta attentivement. Il allait la relever sans avoir obtenu aucun résultat, quand le bruit d’une respiration arriva imparfaitement à son oreille. Trop exercé à tous les moyens de déception pour devenir lui-même la dupe d’un artifice vulgaire, il écouta de nouveau, reconnut à un certain tremblement que le son était naturel, et n’hésita plus.

Quittant sa première direction, le Sioux se traîna en droite ligne vers la lisière du petit bois, et découvrit l’endroit où le dormeur sans défiance était couché : c’était, on l’a deviné, l’un de ces fils indolents d’Ismaël, chargés de veiller à la sûreté du camp.

Arrivé jusqu’à lui, Matori s’accroupit pour l’examiner à loisir. Le jeune homme tressaillit comme s’il allait se réveiller. A l’instant, le sauvage tira son coutelas, prêt à immoler la victime; puis changeant d’idée, par un mouvement aussi rapide que la pensée, il se blottit derrière le tronc d’arbre abattu contre lequel l’autre avait la tête appuyée, et resta étendu dans son ombre, aussi immobile et en apparence aussi privé de sentiment que le bois lui-même, avec la couleur duquel la sienne se confondait.

Arrivé jusqu’au dormeur, Matori s’accroupit pour l’examiner à loisir.


L’indolente sentinelle ouvrit ses yeux appesantis, les porta vers le ciel étoilé, et s’appuyant lourdement d’une main, souleva son buste pesant pour regarder autour de lui. Ses regards incertains parcoururent, avec un reste de vigilance, les différentes parties du camp pour aller se perdre dans l’horizon de l’immense Prairie. N’apercevant que les lignes sinueuses de la plaine vallonnée qui de toutes parts s’offrait à ses yeux chargés de sommeil, il changea de position de manière à tourner le dos à son dangereux voisin, et se laissa retomber nonchalamment à terre.

Il y eut ensuite un long silence, et qui fut rempli d’anxiété pour le Sioux, avant que le ronflement du voyageur annonçât qu’il avait repris son somme; mais les fatigues d’une journée de marche forcée pesaient trop visiblement sur ce dernier pour que la défiance de son ennemi persistât longtemps. Ce fut toutefois par une succession de mouvements presque insaisissables que Matori parvint à changer de position, sans avoir fait plus de bruit que la feuille de cotonnier balancée dans l’air auprès de lui.

Dès lors le sort du dormeur était entre ses mains. Tout en examinant les vastes proportions et les formes athlétiques du jeune homme avec cette sorte d’admiration que les avantages physiques manquent rarement d’exciter dans l’âme d’un sauvage, il se prépara froidement à éteindre le principe de vie qui seul pouvait les rendre formidables. Après avoir écarté les plis du vêtement, il leva son arme acérée et allait frapper avec toute la force et l’adresse dont il était capable, quand le jeune homme rejeta en arrière son bras basané, dont ce mouvement machinal mit en saillie les muscles vigoureux.

Encore une fois, le chef suspendit son coup, sous l’empire d’une idée soudaine. En un tel moment, le sommeil de l’étranger lui parut offrir moins de périls que sa mort. Qu’adviendrait-il au moindre bruit de lutte? et que serait l’agonie clans une constitution si puissante? L’Indien tourna la tête vers le camp, puis vers le petit bois, et ses yeux étincelants se promenèrent ensuite dans la Prairie solitaire et silencieuse. Se courbant de nouveau sur la victime qu’il épargnait, il s’assura qu’elle dormait d’un profond sommeil, et abandonna son projet pour obéir aux suggestions d’une malice plus raffinée.

La retraite de Matori fut entourée des mêmes précautions que l’avait été son arrivée. Il poussa droit au camp, en suivant la lisière du bois, afin de pouvoir plonger sous cet abri en cas d’alarme.

La tente isolée attira en passant son attention. Après en avoir examiné l’extérieur, il souleva le bas de la toile et glissa par-dessous son visage cuivré. Au bout d’une minute, il se retira, et s’asseyant à terre, il resta quelque temps dans une inaction complète, absorbé dans ses réflexions. Il se mit à ramper de nouveau, et passa encore sa tête sous la draperie de la tente. Ce second coup d’œil jeté à l’intérieur fut plus prolongé que le premier, et sembla présager des résultats plus funestes. L’accès de curiosité prit fin. Matori s’éloigna comme à regret, et toucha bientôt à la barrière de branchages élevée au centre du camp. Sa cupidité n’en fut que plus vivement allumée, et, avec un redoublement d’adresse, il réussit à franchir l’obstacle.

Une fois dans l’enceinte, et après s’être ménagé une retraite facile en écartant ce qui pouvait contrarier la rapidité de sa fuite, il redressa sa taille imposante et parcourut le camp, semblable au génie du mal qui cherche une proie à dévorer. Déjà il avait visité la cabane où s’étaient retirés la femme de l’émigrant et ses jeunes enfants; déjà il avait passé devant plusieurs corps gigantesques étendus çà et là sur des lits de feuillage, lorsqu’il arriva enfin à l’endroit occupé par Ismaël en personne. Un homme de la sagacité de Matori ne pouvait manquer de deviner qu’il était en présence du chef de la troupe. Aussi, tout en considérant sa carrure herculéenne, calculait-il en lui-même les chances de son entreprise et les moyens les plus efficaces d’en recueillir les fruits.

Il avait remis dans sa gaîne le coutelas que sous l’impulsion du premier moment, il avait tiré, et il allait passer outre; mais Ismaël, se retournant sur sa couche, demanda brusquement qui était là. Il fallait toute l’astuce et la présence d’esprit d’un sauvage pour éviter d’amener la crise à une solution immédiate. Imitant l’accent rauque et empâté de la voix qu’il venait d’entendre, Matori se laissa lourdement tomber à terre et parut se disposer à dormir. L’émigrant le regarda faire, sans trop se rendre compte, à travers ses paupières appesanties. Comment se défier d’ailleurs d’un stratagème si audacieux et exécuté en perfection? Ismaël s’y trompa, et reprit son somme.


Condamné par prudence à l’immobilité, Matori profita du délai pour mûrir un plan qui devait lui livrer le camp et tout ce qu’il contenait. Dès qu’il estima le danger passé, il recommença de se traîner sur le sol, et dirigea sa marche vers l’enclos où étaient renfermés les animaux domestiques.

Le premier qu’il rencontra fut soumis de sa part à un long et périlleux examen. Le Sioux, qui n’en avait jamais vu de pareil, tâta à plusieurs reprises son épaisse toison et ses membres délicats; et la créature fatiguée ne regimba point, comme si un instinct secret l’avertissait qu’au milieu de ces immenses solitudes, son protecteur le plus sûr était l’homme. Cependant Matori finit par renoncer à une proie qui n’eût pu lui être d’aucune utilité dans ses expéditions de rapine. A la vue des bêtes de somme, sa joie fut extrême; il eut de la peine à en contenir l’expression, et le naturel du sauvage l’emporta un moment au point de lui faire oublier la situation critique où il se trouvait.


La prairie

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