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CHAPITRE II.

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Table des matières

Dressez ma tente; ici je passerai la nuit. Et demain? Bah! nous verrons.

SHAKESPEARE, Richard III.

BIENTÔT les voyageurs reconnurent à des signes infaillibles, que ce dont ils avaient besoin n’était pas très éloigné. Une source s’échappait en murmurant de la pente qu’ils suivaient, et ses claires eaux, réunies à celles d’autres petites sources du voisinage, formaient un ruisseau, dont le cours sinueux était facile à distinguer, à une assez longue distance, grâce au feuillage et à la verdure qui croissaient çà et là sur ses bords humides. L’étranger se dirigea de ce côté, et les attelages hâtèrent le pas à la suite, avertis par leur instinct de l’approche du pâturage et d’un lieu de repos.

Arrivé à l’endroit qu’il jugeait le plus convenable, le vieillard s’arrêta, et son regard sembla demander aux voyageurs s’ils y trouvaient ce qui leur était nécessaire. Le chef de la caravane jeta autour de lui un coup d’œil investigateur, et examina les lieux avec la sagacité d’un juge compétent dans une question délicate, mais en vrai lourdaud, et sans se départir du flegme qui lui permettait rarement de manifester une précipitation incompatible avec sa dignité.

«Oui, ça peut aller,» dit-il, comme s’il eût été satisfait du résultat de ses observations. «Enfants, vous avez vu les derniers rayons du soleil; à l’ouvrage!»

Les jeunes gens montrèrent à quel point ils étaient rompus à l’obéissance. L’ordre — car, si le ton fait la chanson, c’en était un au sens le plus étroit, — fut reçu avec respect; mais il n’y eut d’autre mouvement que celui d’une hache ou deux qui glissèrent à terre, tandis que ceux à qui elles appartenaient continuaient à regarder autour d’eux avec un air d’indifférence. De son côté, le plus âgé des voyageurs, qui savait comment se gouvernaient ses enfants, se débarrassa de sou sac et de son fusil, et aidé de l’homme que nous avons vu si prompt à faire usage de ses armes, il s’occupa à dételer les bêtes.

Ce fut l’aîné des garçons qui donna l’exemple.

Il s’avança d’un pas pesant, et, sans effort apparent, plongea le fer de. sa hache dans le tronc poreux d’un cotonnier. Un instant il resta immobile à regarder l’effet du coup qu’il venait de porter, avec cette sorte de mépris dont un géant contemplerait l’impuissante résistance d’un nain; puis, brandissant l’arme au-dessus de sa tête, il eut bientôt coupé l’arbre, qui, rendant, pour ainsi dire, hommage à son adresse, tomba à terre avec fracas. Ses compagnons assistèrent à l’opération en curieux jusqu’au moment où le tronc fut étendu à leurs pieds. Comme si c’eût été le signal d’une attaque générale, tous se mirent à l’œuvre, et en quelques minutes, avec une habileté de main qui aurait émerveillé un spectateur ignorant, ils dépouillèrent d’arbres un certain espace de terrain; et cela fut fait presque aussi vite que si une trombe avait passé par là.

L’étranger ne perdait pas un de leurs mouvements. A mesure que les arbres tombaient en frémissant l’un après l’autre, il levait les yeux vers le ciel que ce vide laissait apercevoir; un tel abatis lui semblait une profanation, mais il ne daigna donner d’autres marques de mécontentement qu’un sourire amer et des plaintes proférées tout bas. Passant alors à travers le groupe des jeunes gens qui s’étaient hâtés d’allumer un bon feu, il reporta son attention sur le chef des émigrants et son farouche compagnon.

Ceux-ci avaient déjà dételé les chevaux, qui broutaient avidement les feuilles des arbres abattus; et ils manœuvraient autour du chariot dont le contenu était caché avec tant de soin. Tirant et poussant à la fois, ils le roulèrent à l’écart jusqu’à un petit tertre bien sec, qui flanquait la lisière du taillis. Ils s’armèrent ensuite de longues perches destinées à cet usage, et, enfonçant le gros bout en terre, ils attachèrent l’autre aux cerceaux qui soutenaient la bâche. Une pièce de grosse toile fut dépliée dans toute sa largeur, tendue par-dessus, et fixée au sol par des chevilles, de manière à former une tente assez large et fort commode. Après avoir regardé leur ouvrage avec un air d’inquiétude jalouse, tantôt redressant un pli, tantôt fichant une cheville, ils se réunirent de nouveau pour pousser le chariot par le timon hors de la tente jusqu’à ce qu’il parût en plein air, dépouillé de son enveloppe et ne contenant que quelques menus objets d’ameublement. Le chef de la troupe les prit aussitôt et les porta de ses propres mains dans la tente, comme si l’entrée de ce sanctuaire fût un privilège interdit même à son associé.

La curiosité est une passion vivace qui se retrempe dans la solitude. Aussi le vieil habitant des Prairies ne put-il voir ces arrangements mystérieux sans en éprouver jusqu’à un certain point l’influence. Il s’approcha de la tente, et se préparait à l’entr’ouvrir, dans l’intention évidente d’examiner de plus près ce qu’elle dérobait aux yeux, quand l’homme qui avait déjà mis sa vie en danger le saisit par le bras, et, d’une poussée un peu rude, le fit reculer de quelques pas.

«Hé ! l’ami,» lui dit-il sèchement, en appuyant son avis d’un regard chargé de menaces, «c’est une maxime honnête, et dont quelquefois on se trouve bien, que celle qui dit: «Mêlez-vous de vos affaires.»

— Il est rare que les hommes apportent au désert des choses qu’il faille cacher,» répondit le vieillard, comme s’il eût voulu, sans trop savoir comment s’y prendre, excuser l’indiscrétion qu’il s’était permise; «et je ne croyais pas mal faire en jetant un coup d’œil là-dedans.

— Il est même rare, à mon idée, qu’il y vienne des hommes,» reprit l’autre d’un ton bref. «Ceci m’a pourtant l’air d’une vieille terre, quoiqu’elle ne paraisse pas fameusement peuplée.

— Elle est aussi vieille que le reste des œuvres du Seigneur, je crois; quant aux habitants, vous avez raison. Voilà bien des mois que ma vue ne s’est reposée sur des visages de ma couleur. Je vous le répète, ami, c’est sans mauvaise intention que j’allais soulever cette toile; je ne savais pas s’il n’y aurait point derrière quelque chose qui me rappellerait mes jours d’autrefois.»

Sur cette explication naïve, il s’éloigna lentement, en homme profondément convaincu du droit qu’a tout individu de jouir en paix de ce qui est à lui, sans intervention du prochain, principe salutaire et juste, qu’il avait probablement puisé dans les habitudes de sa vie solitaire. En retournant vers l’endroit où les émigrants étaient campés — car ce lieu avait pris l’apparence d’un petit camp, — il entendit la voix du chef qui, d’un ton rauque et impératif, appelait:

«Hélène Wade!»

La jeune fille que nous avons déjà présentée à nos lecteurs, et qui était occupée auprès des feux, s’élança vivement à cet appel, et passant devant l’étranger avec la légèreté d’une antilope, disparut bientôt derrière les plis mystérieux de la tente. Toutefois sa soudaine disparition, non plus que les préparatifs que nous avons décrits, ne parurent exciter la moindre surprise autour d’elle. Les jeunes hommes, qui avaient cessé de faire usage de la hache, vaquaient à différentes besognes avec l’air d’insouciance qui les caractérisait; les uns distribuaient le fourrage entre les divers animaux; un autre, dans un mortier portatif, écrasait, au moyen d’un gros pilon, le maïs destiné à la bouillie (hominie); ceux-là roulaient à l’écart le reste des chariots, et les disposaient de manière à élever une sorte de rempart pour protéger leur bivouac, qui autrement eût été sans défense.

Tout cela ne fut pas long à terminer, d’autant plus que les ténèbres commençaient à s’étendre sur la Prairie. Alors la grondeuse matrone, qui n’avait cessé de gourmander à pleins poumons sa lourde et indolente couvée, annonça, d’une voix de furie, que le repas du soir n’attendait plus que la présence de ceux qui devaient y participer. Quelles que soient les autres qualités d’un habitant des frontières, il est rare que la vertu de l’hospitalité lui fasse défaut. A l’invitation retentissante de sa moitié, l’émigrant ne manqua point d’offrir au vieillard la place d’honneur près de la marmite qu’on venait de retirer du feu.

«Ami, je vous remercie,» répondit l’invité ; «je vous remercie de tout mon cœur; mais j’ai ma suffisance pour la journée, et je ne suis pas de ceux qui creusent leur tombe à coups de dents... Néanmoins, puisque vous insistez, je vais m’asseoir près de vous, car il y a longtemps que je n’ai vu des hommes de ma couleur manger leur pain quotidien. »


On servit à la ronde la bouillie de maïs, plat dans lequel réussissait l’habile et peu sympathique cuisinière.

«Vous êtes, à ce qu’il paraît, établi d’ancienne date dans ce canton,» fit observer l’émigrant. «On nous avait dit, dans le bas pays, que nous trouverions par ici les colons un peu clairsemés, et, ma foi, c’est tout ce qu’il y a de plus vrai; car, excepté les trafiquants du Canada, sur la Grande Rivière, vous êtes le premier blanc que j’aie rencontré depuis deux cents bonnes lieues, à compter du moins d’après votre propre estime.

— Quoique j’aie passé quelque temps dans ce pays, on ne pourrait prétendre que j’y sois établi, vu que je n’y ai pas d’habitation régulière, et que je reste rarement plus d’un mois de suite dans le même lieu.

— Vous chassez sans doute?» continua l’autre en parcourant des yeux l’accoutrement de sa nouvelle connaissance. «Vous ne me semblez guère bien outillé pour un métier pareil.

— L’outil est vieux comme son maître, et à la veille, comme lui, d’être mis au rancart,» dit le vieillard en jetant sur sa carabine un regard mêlé d’affection et de regret; «et je puis ajouter qu’il ne me sert plus à grand’chose. Vous vous trompez, l’ami, en m’appelant chasseur; je ne suis qu’un trappeur, voilà tout.

— Si vous tenez beaucoup de l’un, il est certain que vous avez tant soit peu de l’autre; en ces parages, les deux métiers vont de pair.

— Oui, à la honte de celui qui a la force de chasser!» s’écria le Trappeur, que nous désignerons désormais par ce nom. «Pendant plus de cinquante ans, j’ai porté ma carabine dans le désert sans dresser de piège même à l’oiseau qui s’enfuit à tire d’ailes, bien moins encore à l’animal qui n’a que ses jambes pour moyen de salut.

— Qu’on attaque les bêtes au moyen d’un fusil ou d’une trappe, je n’y vois pas grande différence,» dit à sa manière brusque et revêche le compagnon de l’émigrant. «La terre a été faite pour les besoins de l’homme; il en est de même de ses créatures.

— Étranger, pour un homme qui est venu si loin, vous paraissez. médiocrement pourvu de bagage,» interrompit sèchement l’émigrant, comme s’il eût voulu changer le cours de la conversation. «Vous êtes sans doute mieux partagé en fait de fourrures,

— Des bagages? J’en ai le moins possible. A mon âge, la nourriture et le vêtement suffisent, et quant aux fourrures, il m’en faut tout juste assez pour acheter de temps à autre une corne de poudre ou une barre de plomb.

— Vous n’êtes donc pas du pays?

— Non, je suis né sur les bords de la mer, quoique la plus grande partie de ma vie se soit passée dans les bois.»

A ces mots, toute la troupe le regarda, comme on fait à l’égard d’un être ou d’un objet extraordinaire. Les mots magiques sur les bords de la mer montèrent aux lèvres des plus jeunes convives, et dès lors la femme lui témoigna des attentions dont elle n’était pas prodigue habituellement dans son hospitalité bourrue, sorte d’hommage rendu à la dignité d’un grand voyageur.

Après une pause assez longue, qu’il parut employer à réfléchir, sans suspendre pour cela les fonctions de la mastication, l’émigrant reprit la parole.

«Il y a loin, à ce qu’on rapporte,» dit-il, «des eaux de l’occident aux rivages de la grande mer.

— Oui, la route est pénible,» répondit le Trappeur, «et en la faisant, j’ai beaucoup vu, et quelque peu souffert.

— On doit avoir pas mal de misères à parcourir un tel ruban de queue.

— J’y ai mis soixante-quinze ans; et sur toute l’étendue, depuis l’Hudson, il n’y a pas la moitié du temps où je n’aie mangé du fruit de ma propre chasse. Fumée que tout cela! A quoi servent les prouesses d’autrefois quand on approche de sa fin?

— Une fois, j’ai rencontré un particulier qui avait navigué sur cet Hudson,» fit remarquer l’un des fils en parlant d’une voix basse, comme quelqu’un qui se défiait de ses connaissances, et jugeait prudent de ne rien hasarder en présence d’un témoin qui avait tant vu. «D’après ce qu’il racontait, ce doit être une fameuse rivière, et assez profonde pour porter bateau, du haut en bas.

— C’est une vaste étendue d’eau, et un grand nombre de belles villes s’élèvent sur ses bords; cependant ce n’est qu’un ruisseau, comparée à la Rivière sans Fin.

— Je n’appelle pas rivière une masse d’eau dont on peut faire le tour,» s’écria le morose compagnon de l’émigrant. «Une rivière véritable doit être traversée, et non point tournée comme un ours à la chasse.

— Avez-vous été loin du côté du soleil couchant, l’ami?» interrompit de nouveau l’émigrant, comme s’il eût voulu, autant que possible, évincer le grossier personnage de la conversation. «L’endroit où nous sommes arrivés ne se compose, à ce que je vois, que d’immenses plaines.

— Vous pourriez voyager des semaines entières sans rencontrer autre chose. J’ai souvent pensé que le Seigneur a placé cette ceinture stérile de prairies derrière les États, pour faire sentir aux hommes à quoi leur folie peut encore amener le pays. Oui, vous pouvez voyager des semaines, et même des mois entiers dans ces plaines ouvertes, où il n’y a d’habitation ou de refuge ni pour l’homme, ni pour les animaux. Il n’est point jusqu’aux bêtes sauvages qui ne soient réduites à parcourir de longues distances pour trouver leurs tanières; et pourtant le vent souffle rarement de l’est sans m’apporter le bruit des haches qui résonnent et des arbres qui tombent à terre.»

Pendant que le vieillard parlait avec la gravité que la vieillesse manque rarement de communiquer même à l’expression de sentiments moins nobles, ses auditeurs demeuraient attentifs et silencieux. Ce fut lui qui crut devoir relever la conversation, par une de ces questions indirectes si fort en usage parmi les habitants des frontières.

«Cela n’a pas dû être une tâche facile de traverser à gué les cours d’eau,» dit-il, «et de pénétrer aussi avant dans la Prairie avec vos attelages de chevaux et vos troupeaux de bêtes à cornes?

— J’ai suivi la rive gauche de la Grande Rivière,» répondit l’émigrant, «jusqu’à ce que j’aie vu que nous remontions trop vers le nord. Alors nous l’avons passée sur des radeaux sans beaucoup de difficultés. La femme a perdu une ou deux toisons sur la tonte de l’an prochain, et les filles ont une vache de moins à traire. Depuis, nous nous en sommes bravement tirés en traversant une petite rivière presque tous les jours.

— Et probablement vous continuerez à marcher vers l’ouest jusqu’ à ce que vous trouviez un terrain plus convenable pour vous y établir?

— C’est-à-dire jusqu’à ce que j’aie une raison de m’arrêter ou de revenir sur mes pas.»

Sur cette brusque réponse, l’émigrant se leva et coupa court à la conversation.

Le Trappeur suivit son exemple; les autres firent de même, et, sans se soucier davantage de la présence de leur hôte, ils se mirent à prendre leurs dispositions pour la nuit. Des berceaux,, ou plutôt de petites huttes avaient déjà été formées de branches d’arbres, de grosses couvertures et de peaux de bisons, le tout arrangé à la hâte et pour la commodité du moment. Les enfants et leur mère ne tardèrent pas à se retirer sous ces abris, et il est plus que probable qu’ils y furent bientôt plongés dans l’oubli du sommeil.

Quant aux hommes, avant de songer au repos, ils avaient encore quelques devoirs à remplir, tels que de compléter leurs ouvrages de défense, de couvrir les feux, de pourvoir aux besoins du bétail, et de régler à tour de rôle les heures de veille. Ils accomplirent le premier objet en traînant quelques troncs d’arbres dans les intervalles laissés entre les chariots, et dans l’espace ouvert le long du petit bois auquel le camp était appuyé, formant ainsi une sorte de chevaux de frise sur trois des côtés. Dans ces étroites limites, à l’exception de ce que la tente pouvait contenir, hommes et bêtes furent alors rassemblés; les animaux se trouvant trop heureux de reposer leurs membres fatigués pour donner le moindre embarras à leurs compagnons, à peine plus intelligents qu’eux. Deux des jeunes gens prirent leurs fusils, et après les avoir mis en état, ils se rendirent l’un à l’extrême droite, l’autre à l’extrême gauche du camp, où ils se postèrent sous l’ombre du bois, dans une position qui leur permettait à chacun de surveiller une partie de la Prairie.


Le Trappeur, ayant refusé de partager la paille de l’émigrant, était resté à flâner dans l’intérieur du camp; les préparatifs terminés, il s’éloigna lentement en s’épargnant la cérémonie d’un adieu.

A cette première veille de la nuit, la pâle et trompeuse clarté d’une nouvelle lune se jouait sur les mamelons sans fin de la Prairie, mettant de vagues lueurs à leurs sommets et plaquant leurs dépressions de ténèbres épaisses. Accoutumé aux aspects de la solitude, le vieillard, après avoir quitté le camp, affronta seul le vaste désert comme un hardi vaisseau qui, s’éloignant du port, se confie aux plaines infinies de l’Océan. Il parut marcher quelque temps au hasard, et sans s’inquiéter de savoir où ses jambes le portaient. Enfin, arrivé à la crête d’une colline, il s’arrêta, et pour la première fois depuis qu’il avait quitté la troupe dont la présence avait éveillé en lui tant de réflexions et de souvenirs, il revint au sentiment de sa situation actuelle. Posant à terre la crosse de sa carabine, il s’appuya sur le canon, plongé dans une rêverie profonde. Il en fut tiré par les grondements de son chien.

«Qu’y a-t-il donc, Hector?» dit-il d’une voix affectueuse, et en regardant l’animal comme s’il eût adressé la parole à son semblable. «Qu’avons-nous là, hein? Qu’as-tu senti, mon vieux? Ah! tu te donnes une peine inutile, va, bien inutile!... Il n’est pas jusqu’aux faons qui ne viennent folâtrer sous nos yeux, sans prendre garde à deux mâtins hors d’âge comme toi et moi. Ils ont l’instinct pour eux, Hector, et ils savent par expérience combien peu nous sommes redoutables. Oui, ils le savent!»

Le chien redressa la tête, et répondit aux doléances de son maître par un plaintif gémissement, qu’il continua même après avoir replacé son museau dans l’herbe, comme s’il eût entretenu une communication intelligente avec celui qui savait si bien interpréter sa parole muette.

«C’est un avertissement manifeste,» reprit le Trappeur, en baissant prudemment la voix, et en promenant autour de lui des regards circonspects.

Cependant le chien, redevenu silencieux, paraissait sommeiller. Mais l’œil exercé de son maître aperçut à quelques pas de lui une espèce de fantôme, qui, à la clarté décevante de la lune, semblait flotter le long de la colline. Bientôt il distingua la taille svelte d’une femme, dont la démarche incertaine trahissait l’hésitation. Quoique le chien eût eu vent de son approche, il ne montra aucun signe de défiance.

«Approchez, nous sommes vos amis,» dit le Trappeur, qui, cédant à la force de l’habitude non moins qu’à une sympathie secrète, s’identifiait volontiers avec son compagnon à quatre pattes; «nous sommes vos amis, vous n’avez rien à craindre.»

Encouragée par le ton de sa voix, et peut-être aussi obéissant à des motifs plus impérieux, l’inconnue s’avança au-devant de lui, et il vit alors que c’était la jeune fille que nous avons présentée au lecteur sous le nom d’Hélène Wade.

«Je vous croyais parti,» dit-elle, en jetant autour d’elle des regards timides et inquiets. «On disait que vous étiez loin, et que nous ne devions plus vous revoir. Je ne m’attendais pas à vous rencontrer.

— Les hommes ne sont pas chose commune dans ces plaines inhabitées, » répondit le Trappeur; «et quoique j’aie vécu longtemps au milieu des bêtes du désert, j’espère, en toute humilité, n’avoir pas entièrement perdu la forme de mon espèce.

— Oh! je pensais avoir affaire à un homme, et il m’a semblé reconnaître le chien.»

Elle précipitait ses phrases, comme pour donner de sa présence une explication quelconque, et elle s’arrêta brusquement par crainte d’en avoir trop dit.

«Je n’ai pas vu de chien,» reprit le Trappeur, «parmi les animaux de votre père..

— Mon père!» répéta-t-elle d’une voix émue. «Je n’ai pas de père; je pourrais même ajouter que je n’ai pas d’amis.»

Le vieillard la regarda avec un air d’intérêt et de compassion plus marqué encore que n’en laissait voir l’expression bienveillante de ses traits flétris par l’âge.

«Pourquoi donc vous hasarder sur un terrain où il n’est permis qu’au fort de venir?» demanda-t-il. «Ne saviez-vous pas qu’après avoir traversé la Grande Rivière, vous laissiez derrière vous un ami dont le devoir est de protéger toute créature jeune et faible comme vous?

— Quel ami?

— La loi... C’est une triste nécessité sans doute, mais je pense quelquefois que son absence est pire encore. Oui, oui, la loi est nécessaire pour veiller sur ceux qui n’ont pas en partage la force et l’expérience. Si vous n’avez pas de mère, jeune fille, vous avez du moins un frère?»

Hélène sentit le reproche tacite que couvrait cette question, et garda quelque temps un silence embarrassé. Mais, à l’aspect de la physionomie douce et sérieuse du Trappeur, elle répondit avec fermeté, et de manière à ce qu’il ne pût douter qu’elle n’eût compris ce qu’il avait voulu dire:

«A Dieu ne plaise qu’aucun de ceux que vous avez vus soit mon frère ou me soit cher à un titre quelconque! Mais, dites-moi, vivez-vous seul dans ce désert? n’y a-t-il réellement ici d’autres habitants que vous?

— Il y a des centaines, que dis-je? des milliers de légitimes propriétaires du sol qui rôdent dans ces plaines; mais il en est peu de notre couleur.

— Et n’avez-vous pas rencontré d’autres blancs que nous?

— Il y a bien longtemps... Tout beau, Hector! paix-là !» ajouta-t-il pour répondre à un grognement sourd et presque étouffé de son chien. «Hector a flairé un danger. Quand les ours noirs descendent des montagnes, ils vont quelquefois plus loin qu’ici. Mon chien n’a pas l’habitude de s’alarmer pour rien. Je ne manie pas ma carabine avec autant d’adresse qu’autrefois; néanmoins dans mon temps j’ai abattu les plus féroces animaux de la Prairie. Ainsi, soyez sans crainte.»

La jeune fille leva les yeux à la façon familière aux personnes de son sexe, alors qu’elles commencent par regarder ce qui est à leurs pieds et finissent par examiner tout ce qui les entoure; mais elle laissa voir moins d’effroi que d’impatience.

Un léger aboiement du chien détourna leur attention, et alors l’objet de ce second avertissement devint peu à peu visible.

La prairie

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