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CHAPITRE VII.
ОглавлениеQuoi! cinquante des miens d’un coup de filet!
SHAKESPEARE, le Roi Lear.
EN ce moment, le jour venait de se lever sur l’interminable solitude de la Prairie.
L’irruption du docteur à cette heure matinale, et surtout les lamentations bruyantes que lui arrachait la crainte d’avoir perdu ses collections, ne manquèrent pas d’éveiller la famille de l’émigrant. Ismaël et sa lignée, ainsi que son beau-frère à la mine sinistre, furent à l’instant sur pied, et à mesure que l’enceinte du camp s’éclaira des rayons du soleil, ils apprirent toute l’étendue de leur désastre.
Ismaël, les dents fortement serrées, se tourna d’abord vers les chariots immobiles et pesamment chargés, puis vers le groupe d’enfants qui, d’un air effaré, se pressaient autour de leur mère abîmée dans un sombre désespoir. Brusquement ensuite, il sortit dans la plaine, comme si l’air du camp lui eût paru trop lourd pour sa poitrine. Plusieurs de ses compagnons, qui cherchaient à pénétrer sur sa physionomie soucieuse le secret de ses futures décisions, le suivirent en silence jusqu’au sommet de la colline voisine, d’où la vue s’étendait presque sans obstacle sur l’horizon illimité de la plaine. Ils n’y découvrirent rien, si ce n’est un bison solitaire, qui broutait à quelque distance l’herbe déjà flétrie, et l’âne du médecin qui profitait de sa liberté pour se régaler un peu plus qu’à l’ordinaire.
«Voilà,» dit Ismaël, en désignant le baudet, «voilà ce que les brigands nous ont laissé : la plus inutile pièce du bétail! Quelle moquerie!... Un sol bien dur, les enfants, pour y récolter quelque chose, et cependant il faut bien se procurer de quoi remplir tant de bouches affamées.
— Dans un lieu pareil, le fusil vaut mieux que la houe,» répondit l’aîné des garçons, en frappant du pied, d’un air de farouche dédain, la terre sèche et aride. «Ce pays n’est bon que pour ceux qui préfèrent, comme les mendiants, une écuellée de fèves à de la bouillie au maïs. Un corbeau pleurerait s’il lui fallait chasser par ici.»
Ismaël eut un ricanement farouche, et dit au vieillard, en lui montrant l’empreinte à peine visible qu’avait faite sur le sol le talon vigoureux de son fils:
«Qu’en pensez-vous, Trappeur? Est-ce là le pays que doit choisir celui qui n’a jamais importuné le magistrat du comté de ses titres de propriété ?
— Il y a un sol plus riche dans les bas-fonds,» répondit tranquillement le yieillard; «et pour arriver à ce territoire stérile, vous avez traversé des millions d’acres où celui qui aime la culture serait assuré de recueillir autant de boisseaux qu’il aurait semé de poignées de grain, et cela sans beaucoup de peine. Si c’est de la terre que vous êtes venu chercher, vous avez fait une centaine de lieues de trop, ou il vous en reste encore autant à faire.
— Il y a donc sur les bords de l’autre océan,» demanda l’émigrant, en étendant la main dans la direction de la mer Pacifique, «un meilleur choix, selon vous?
— Oui certes, et je l’ai vu.»
En disant cela, le vieux Trappeur laissa retomber son fusil à terre, et resta immobile appuyé sur le canon, en éveillant dans sa mémoire la vision mélancolique des lieux qu’il avait parcourus jadis.
«Oui,» continua-t-il, «j’ai vu les eaux des deux mers! c’est près de l’une d’elles que je suis né et que j’ai commencé à grandir, comme ce petit gaillard qui se roule par terre. Depuis les jours de ma jeunesse, l’Amérique a grandi aussi, camarades; elle est devenue une contrée plus vaste que je ne supposais autrefois le monde entier. Pendant soixante-dix ans j’ai habité l’York, soit dans la province, soit dans l’État... Vous y avez été sans doute?
— Non, non; je n’ai jamais visité de villes, mais j’ai souvent ouï parler du pays que vous venez de nommer. On a fait par là de grands défrichements, n’est-ce pas?
. — Trop grands! trop grands! Les haches ne cessent d’y fatiguer la terre. Quelles montagnes, quels terrains de chasse j’ai vus dépouillés des dons du Seigneur, sans remords ni honte! J’ai tenu bon jusqu’au moment où le bruit de la cognée finit par couvrir la voix de mes chiens; alors j’ai pris la route de l’ouest pour y chercher le repos. Ah! ce fut un voyage pénible! et un vrai supplice de ne trouver sur mon passage que des arbres abattus, et de respirer durant des semaines entières l’air épais des clairières fumantes! C’est qu’il y a diablement loin d’ici à cet État d’York.
— Il est situé au delà du vieux Kentucky, à ce que je crois, quoique j’ignore tout à fait à quelle distance.
— Une mouette aurait à voler plus d’un millier de lieues avant de trouver la mer de l’est, et cependant le trajet n’est pas si effrayant pour un chasseur, qui trouve en route abondance de bois et de gibier. Tel que vous me voyez, il fut un temps où j’allais, dans la même saison, relancer le cerf parmi les montagnes de l’Hudson et de la Delaware et traquer le castor sur les eaux du lac Supérieur; mais alors j’avais l’œil prompt et sûr, et des jambes comme celles de l’élan! La mère d’Hector, » ajouta-t-il en caressant le vieux chien couché à ses pieds, «était jeune alors, et il fallait la voir courir après le gibier dès qu’elle avait flairé la piste! Cette diablesse-là m’a joliment donné du fil à retordre, ah! oui.
— Il est hors d’âge, votre chien,» fit observer Ismaël, «et un coup de crosse sur la tête serait un service à lui rendre.
— Le chien est comme son maître,» répondit le Trappeur sans paraître avoir entendu l’avis brutal de l’émigrant, «et il comptera ses jours quand sa tâche auprès du gibier sera terminée, et pas avant. A mon sens, toutes choses sont ordonnées dans la création pour aller l’une avec l’autre: ce n’est pas toujours le daim le plus agile qui dépiste les chiens, ni le bras le plus robuste qui manie le mieux la carabine. Jetez les yeux autour de vous, camarades. Que diront les bûcherons yankees, lorsque, s’étant frayé un chemin des eaux de l’est à celles de l’ouest, ils trouveront qu’une main, qui d’un coup peut mettre à nu la terre a passé sur ce pays pour faire pièce à leur perversité ? Ils reviendront sur leurs pas comme un renard qui ruse, et alors l’odeur infecte de leur propre piste leur montrera toute la folie de leurs dévastations. Quoi qu’il en soit, ces pensées-là viennent naturellement à celui qui a vu les hivers de quatre-vingts saisons, mais elles n’ont pas la vertu de corriger des hommes absorbés par les plaisirs de leur espèce. Pour vous, croyez-moi, vous avez plus d’un mauvais quart d’heure à passer avant d’échapper aux pièges et à la haine des Indiens. Ils prétendent être les légitimes propriétaires de cette contrée, et quand ils ont le pouvoir de faire du mal à un blanc, comme ils en ont toujours la volonté, il est rare qu’ils lui laissent autre chose que la peau dont il est fier.
— Vieillard,» dit Ismaël d’un ton sévère, «de quelle nation sortez-vous? Votre langue et votre couleur sont d’un chrétien, tandis que votre cœur appartient aux Peaux Rouges.
— Toutes les nations me sont à peu près indifférentes. Celle que j’aimais le plus est dispersée, comme le sable d’une rivière mise à sec s’envole au souffle de l’ouragan; il me reste trop peu de temps à vivre pour m’accoutumer aux usages des étrangers, cela est bon pour qui a passé des années entières au milieu d’eux. Cependant je n’ai pas une goutte de sang indien dans les veines, et ce qu’un guerrier doit à sa nation, je le dois au peuple américain, quoiqu’à vrai dire, avec ses milices et ses bâtiments de guerre, il n’ait guère besoin d’un bras aussi vieux que le mien.
— Puisque vous avouez votre origine, je vais vous faire une seule question: où sont les Sioux qui ont volé mes bestiaux?
— Où est le troupeau de buffles qu’hier matin encore la panthère poursuivait dans cette plaine? Il serait difficile...
— L’ami,» interrompit le docteur Battius, qui, auditeur attentif jusque-là, céda à une envie irrésistible de se mêler à la conversation, «je suis fâché de voir un venator ou chasseur de votre expérience suivre le courant de l’erreur vulgaire. L’animal dont vous parlez est, à la vérité, une espèce de bos ferus ou bos sylvestris, pour emprunter l’heureuse expression des poètes; mais, malgré sa grande affinité avec le bubulus vulgaire, il en est tout à fait distinct. Le vrai mot est bison, et je vous conseille de vous en servir quand vous aurez occasion de parler de l’espèce (L).
— Bison ou buffle, peu importe! C’est le même animal, quels que soient les noms que vous lui donniez, et...
— Pardonnez-moi, vénérable venator; comme la classification est l’âme des sciences naturelles, l’animal ou le végétal doit être caractérisé par les particularités de son espèce, qui est toujours indiquée par le nom.
— Eh! l’ami,» dit le Trappeur d’un ton un peu rèche, «qu’on appelle loutre une queue de castor, en dînerait-on moins bien pour cela? ou mangeriez-vous du loup avec plaisir parce qu’un savant l’aurait qualifié de venaison?»
D’après la vivacité des ripostes, il était probable qu’une chaude discussion allait s’engager entre deux hommes dont l’un ne connaissait que la pratique, et l’autre la théorie. Ismaël jugea convenable de couper court au débat en ramenant l’entretien sur un sujet qui touchait de plus près à ses intérêts immédiats.
«Les queues de castor et la chair de loutre peuvent fournir matière à bavardage devant un feu d’érable et auprès d’un foyer tranquille,» dit-il sans le moindre égard pour la convenance des interlocuteurs, «à présent nous n’avons pas de temps à perdre à ces fadaises. Savez-vous, Trappeur, où vos Sioux sont allés se cacher?
— C’est aussi aisé à dire que la couleur du faucon qui vole là-haut sous ce nuage blanc. Quand un Peau Rouge a fait son coup, il n’a pas coutume d’attendre qu’on le rembourse en la même monnaie.
— Mais croiront-ils en avoir assez quand ils se verront maîtres de tout le bétail?
— La couleur a beau varier, le naturel reste partout le même. Avez-vous moins souhaité la richesse après une bonne moisson qu’au moment où vous ne possédiez pas un seul boisseau de blé ? Si cela est, vous allez directement contre ce que l’expérience d’une longue vie m’a appris sur la convoitise ordinaire de l’homme.
— Parlez clairement, vieil étranger,» répliqua l’émigrant en frappant rudement la terre de la crosse de son fusil; car son intelligence bornée ne pouvait prendre plaisir à une conversation mêlée d’allusions si obscures. «Ma question était simple, et vous êtes à même d’y répondre.
— Vous avez raison, je puis y répondre; mes semblables m’ont fourni trop souvent l’occasion d’étudier leurs mauvais penchants pour me tromper en ces matières. Quand les Sioux auront retrouvé les bestiaux, quand ils se seront assurés que vous n’êtes point sur leurs talons, ils reviendront, comme des loups affamés, rôder autour de la proie qu’ils n’ont pu emporter. Il se peut aussi qu’à l’exemple des grands ours qu’on rencontre aux environs des cataractes de la Grande Rivière, ils jouent immédiatement des griffes sans s’arrêter à flairer leur proie.
— Vous avez donc vu les animaux dont vous parlez?» s’écria le docteur qui, ne pouvant plus y tenir, prit alors la parole, tout en consultant ses tablettes. «Dites-moi, ce grand ours-là était-il de l’espèce ursus horribilis?... Oreilles rondes, front arqué, yeux dépourvus de la paupière additionnelle si remarquable... avec six incisives, dont une fausse, et quatre dents molaires parfaites...
— Continuez, Trappeur,» interrompit Ismaël. «Alors, à votre avis, nous reverrons les voleurs?
— Pourquoi voleurs? Je ne les nomme pas ainsi. Ils ont agi suivant les usages de leur nation, et ce qu’on pourrait appeler la loi de la Prairie.
— Au diable votre loi! Voilà des centaines de lieues que je fais pour trouver un endroit où l’on ne vienne pas me corner ce mot aux oreilles et je ne suis pas d’humeur à rester paisiblement à la barre avec un Peau Rouge pour juge. Retenez bien ceci, Trappeur: tout Indien que je verrai rôder autour de mon camp, en quelque lieu que ce soit, sentira ce qu’il y a dans ce vieux Kentucky,» et en même temps il fit résonner son fusil d’une manière significative; «oui, fût-il décoré de la médaille de Washington! Quant à moi, j’appelle voleur quiconque prend le bien d’autrui.
— Les Sioux, les Paunis, les Konzas, et une douzaine d’autres tribus réclament la propriété de ces plaines désertes.
— La nature leur donne un démenti. L’air, l’eau et la terre ont été adjugés en commun aux hommes, et nul n’a le droit de les diviser à son gré. Chacun a droit à en avoir sa part, puisque chacun est forcé de marcher, de boire et de respirer. Si les arpenteurs tracent des lignes sous nos pieds, pourquoi ne les font-ils pas au-dessus de nos têtes? Que ne couvrent-ils leurs parchemins de phrases ronflantes, allouant à chaque propriétaire du haut ou du bas tant de toises de ciel, assignant à l’un telle étoile pour limite, et à l’autre tel nuage pour faire tourner son moulin?»
L’émigrant, tout fier de cette idée saugrenue, se mit à éclater d’un gros rire, qui semblait sortir du fond de sa poitrine. Cet accès de gaieté sauvage eut des échos complaisants dans tout le cercle de ses grossiers auditeurs.
«Allons, Trappeur,» reprit Ismaël, devenu plus traitable depuis qu’il sentait l’avantage de son côté, «pas plus que moi, je présume, vous n’avez eu grand’chose à démêler avec les titres de propriété, les gens de loi et les arbres généalogiques; laissons donc là ces niaiseries. Il y a longtemps que vous parcourez la contrée; eh bien, je vous demande votre avis face à face, sans crainte ni faveur: si vous étiez à ma place, que feriez-vous?»
Le vieillard hésita; il semblait éprouver une profonde répugnance à faire ce qu’on lui demandait. Toutefois, voyant tous les yeux fixés sur lui, de quelque côté qu’il se tournât, il répondit lentement et d’une voix mélancolique:
«J’ai vu verser trop de sang humain dans des querelles frivoles pour désirer entendre encore la détonation d’une carabine hostile. J’ai passé dix longues années seul dans ces plaines désertes, attendant mon heure, et dans cet intervalle je n’ai point tiré sur un ennemi plus civilisé que l’ours gris...
— Ursus horribilis!» marmotta le docteur.
A cette interruption, le Trappeur s’arrêta, mais n’y reconnaissant qu’une sorte d’exclamation mentale, il continua:
«Plus civilisé que l’ours gris ou que la panthère des montagnes Rocheuses, à moins que le castor, qui est un animal sage et intelligent, ne puisse passer pour tel. Quel conseil vous donner? Il n’est pas jusqu’à la femelle du buffle qui ne défende ses petits.
— Alors il ne sera pas dit qu’Ismaël Bush a moins de tendresse pour sa progéniture qu’une brute pour la sienne.
— On est bien à découvert ici pour qu’une douzaine d’hommes y tiennent tète à cinq cents.
— C’est vrai, mais on pourrait tirer parti des chariots et des cotonniers. »
Le Trappeur secoua la tête d’un air d’incrédulité et étendant la main vers la plaine ondoyante dans la direction de l’ouest:
«Du haut de ces collines,» répondit-il, «un fusil logerait une balle jusque dans vos cabanes de nuit; que dis-je? du milieu de ce petit bois qui est derrière vous, il suffirait d’une volée de flèches pour vous acculer dans votre terrier. Il faut aviser à d’autres moyens. A une lieue d’ici, se trouve un endroit où je me suis souvent dit, en traversant le désert, qu’on pourrait tenir pendant des jours et même des semaines entières avec des cœurs résolus et des bras aguerris.»
Un chuchotement moqueur des jeunes gens annonça d’une manière assez claire qu’ils étaient prêts à entreprendre des tâches plus difficiles. Leur père saisit avidement cette idée, que le vieillard ne s’était laissé arracher qu’avec répugnance, persuadé sans doute, par le tour singulier de son esprit, qu’il était de son devoir d’observer en cette circonstance une stricte neutralité. Quelques questions directes et positives servirent à obtenir les renseignements nécessaires pour effectuer le déplacement indiqué, et alors Ismaël, qui dans les moments de crise déployait autant d’énergie qu’il montrait d’indifférence à l’ordinaire, se mit sur-le-champ à l’œuvre.
Malgré le zèle et l’ardeur de tous, l’entreprise était d’une exécution laborieuse et difficile: il fallait tirer à force de bras, à travers une longue étendue de plaine, les chariots pesamment chargés, sans autre guide que l’expérience du Trappeur et sa mémoire des lieux. Si les hommes furent obligés de mettre en œuvre toute leur vigueur, une lourde tâche était pareillement imposée aux femmes et aux enfants: pendant que les fils de l’émigrant, répartis autour des chariots, leur faisaient gravir la colline voisine, leur mère et Hélène, entourées du groupe des jeunes enfants, les suivaient lentement par derrière, chacun portant un fardeau proportionné à ses forces et à son âge.
Quant à Ismaël, il surveillait et dirigeait tout lui-même. Un chariot ralentissait-il sa marche, il y appliquait aussitôt son épaule robuste, et il continua d’agir jusqu’à ce que, les principaux obstacles vaincus, le convoi n’eût plus qu’à rouler sur un terrain uni. Alors il indiqua à ses fils la direction à prendre et leur recommanda de faire diligence afin de conserver l’avantage si péniblement obtenu; puis, invitant du geste son beau-frère à le suivre, ils retournèrent ensemble au camp.
Pendant toute la durée de ce mouvement qui exigea une heure, le Trappeur, ayant son vieux chien couché à ses pieds, était resté à l’écart, appuyé sur sa carabine. Il observait toute chose en silence, et de temps à autre un sourire, indice du plaisir qu’il éprouvait à voir les efforts des jeunes Samsons, éclairait sa physionomie rude et ravagée, comme un rayon de soleil égaré sur des ruines. Mais dès que le convoi fut parvenu au sommet de la colline, ses traits se rembrunirent, et il n’y resta plus que l’expression de mélancolie tranquille et grave qui leur était habituelle. Au départ de chaque chariot, il le suivait des yeux avec une attention toujours croissante, et se détournait ensuite vers la petite tente qui restait à l’écart, ainsi que le fourgon, sur lequel elle avait été apportée.
Il s’aperçut bientôt que l’appel fait par Ismaël à son morose compagnon avait pour objet cette partie mystérieuse de son mobilier.
Après avoir jeté autour de lui un regard de défiance, l’émigrant, suivi de son beau-frère, s’approcha du véhicule, et tous deux l’introduisirent sous la tente, par une manœuvre semblable à celle dont ils l’en avaient retiré la veille. Un certain temps s’écoula pendant lequel le vieillard, secrètement ému par un ardent désir d’approfondir ce mystère, se rapprocha insensiblement du lieu de la scène. L’agitation de la toile indiquait seule la présence de ceux qu’elle cachait, quoiqu’ils gardassent un silence absolu. Sans doute une longue pratique avait familiarisé chacun d’eux à ses fonctions respectives, car nul signe, nul ordre d’Ismaël n’était nécessaire pour diriger son associé dans ce qu’il avait à faire. Les arrangements intérieurs une fois terminés, les deux hommes reparurent hors de la tente.
Trop préoccupé pour remarquer le Trappeur qui était debout à quelques pas de là, Ismaël se mit à détacher la toile fixée à terre, et à la disposer de manière à former une sorte de draperie flottante autour du petit pavillon. Le cintre voûté tremblait à chaque mouvement imprimé à la voiture, qui, à n’en plus douter, portait de nouveau sa charge clandestine.
Au moment d’achever son travail, le sinistre compagnon d’Ismaël s’aperçut par hasard de la présence du témoin, qui ne perdait pas un seul de leurs mouvements. Laissant tomber le timon qu’il avait déjà levé de terre pour s’atteler à la place d’un animal moins dangereux que lui, il s’écria brusquement.
«Il se peut que je n’aie pas de cervelle, Bush, comme vous le répétez sans cesse. Eh bien, voyez vous-même: si cet homme n’est pas un ennemi, je consens à renier mes père et mère, à m’appeler Indien et à chasser avec les Sioux!»
Le nuage d’où va tomber la foudre n’est pas plus menaçant ni plus sombre que le regard lancé par Ismaël à l’importun. Il tourna la tête de tous côtés, comme s’il eût cherché quelque arme assez terrible pour l’anéantir d’un seul coup; puis à l’idée qu’il pourrait plus tard avoir besoin de ses conseils, il se contenta de dire, tout en suffoquant de colère:
«Étranger, je croyais que cette manie de se mêler des affaires des autres était le partage des femmes dans les villes et les habitations, et non celui de gens accoutumés à vivre en des lieux où il y a place pour tout le monde. A quel homme de loi, à quel shérif comptez-vous vendre vos nouvelles?
— Je n’ai guère de relations qu’avec un seul être, et cela pour ce qui me concerne,» répondit le vieillard sans se troubler, et en montrant le ciel d’un air imposant; «il est mon juge et le juge de tous. Il n’a pas besoin que je lui apprenne rien, et vos efforts pour lui cacher quelque chose n’aboutiront pas, même en plein désert.»
Le ressentiment de ses deux grossiers auditeurs s’éteignit tout à coup à cette réponse simple et au geste solennel qui l’accompagnait. Ismaël resta sombre et pensif; son beau-frère jeta en dessous un coup d’œil involontaire vers le firmament qui déployait au-dessus de sa tête sa voûte d’azur, comme s’il se fût attendu à y voir briller l’œil du juge tout-puissant. Mais les impressions sérieuses n’affectent pas longtemps les esprits peu habitués à réfléchir. L’hésitation de l’émigrant fut donc de courte durée, et si son humeur continua d’être revêche, il avait suffi de quelques phrases dignes et d’une ferme contenance pour en bannir l’invective et la menace.
«Avouez,» dit-il, «qu’il eût été d’un bon camarade de, donner un coup d’épaule à l’un des chariots qui sont partis, au lieu de venir rôdailler ici où l’on ne réclame pas vos services.
— Ici ou là-bas,» répondit le vieillard, «vous pouvez disposer du peu de forces qui me restent.
— Allons donc! Nous prenez-vous pour des bambins?»
Et moitié grondant, moitié ricanant, Ismaël se mit à tirer la petite voiture, qui roula sur l’herbe avec autant de facilité que si elle eût été traînée par son attelage ordinaire.
Debout à la même place, le Trappeur suivit des yeux le chariot qui s’éloignait, jusqu’à ce qu’il eût disparu dans les ondulations de la plaine. Alors il se retourna pour contempler le tableau de désolation qui régnait autour de lui. L’absence de figures humaines aurait produit peu d’effet sur un solitaire de sa trempe, si l’emplacement du camp désert n’eût fortement attesté le passage de ses derniers occupants et leur folle prodigalité. Secouant tristement la tête, il leva les yeux vers le vide qu’avaient laissé les arbres abattus, et qui maintenant, dépouillés de leur feuillage, n’offraient plus que des troncs informes étendus à ses pieds.
«Oui,» grommela-t-il entre ses dents, «j’aurais dû le prévoir! Ce n’est pas la première fois que j’ai vu ces choses-là, et cependant je les ai moi-même conduits en ce lieu, et je viens encore de leur indiquer le seul endroit favorable qu’il soit possible de trouver à bien des lieues à la ronde. Voilà donc les convoitises de l’homme! voilà le résultat de son orgueil, de son gaspillage, de sa perversité ! Il apprivoise les bêtes des champs pour satisfaire ses futiles besoins, et, après les avoir privées de leur nourriture naturelle, il leur apprend à dépouiller la terre de ses arbres pour apaiser leur faim.»
Un léger bruit dans les buissons qui croissaient à quelque distance du petit bois auquel Ismaël avait adossé son camp vint frapper l’oreille du vieillard et interrompit son monologue. Son premier mouvement fut de se mettre en défense, ce qu’il fit avec l’activité et la promptitude de sa jeunesse; mais changeant d’idée, il replaça l’arme sous le bras gauche, et avec son air de résignation mélancolique:
«Venez,» dit-il, «montrez-vous! Qui que vous soyez, vous n’avez rien à craindre de ces vieilles mains. J’ai bu et mangé ; pourquoi ôterais-je la vie à un être quelconque, quand mes besoins ne demandent pas un tel sacrifice? Le temps n’est pas loin où les oiseaux se mettront à becqueter des yeux qui ne les verront plus, et à se poser sur mes ossements; car, si tout cela n’est fait que pour mourir, dois-je m’attendre à vivre éternellement? Venez, venez, vous n’avez rien à craindre.
— Merci de vos paroles rassurantes, vieux Trappeur,» s’écria Paul Hover en sortant de sa retraite. «Il y avait dans votre air quelque chose qui ne me plaisait pas quand vous avez porté en avant le canon de votre fusil; car on voyait que les autres mouvements vous étaient familiers.
— Hé ! hé ! vous avez raison,» s’écria le Trappeur en souriant d’un air de complaisance au souvenir de son ancienne adresse. «J’ai vu le jour où, tout faible et décrépit que je parais maintenant, peu d’hommes connaissaient mieux que moi les vertus d’une longue carabine comme celle que je porte. Vous avez raison, jeune homme, il fut un temps où il était dangereux de remuer une feuille à portée de mon oreille; où,» ajouta-t-il en baissant la voix et d’un air sérieux, «il n’était pas prudent à un Mingo de laisser voir la prunelle de son œil dans une embuscade. Vous avez ouï parler des Mingos rouges?
— Si je connais les minks (loutre)?» répondit le jeune homme en attirant doucement son interlocuteur vers le bois, non sans jeter autour de lui des regards inquiets afin de s’assurer qu’il n’était pas observé. «Les minks noirs communs, oui, je les connais, mais non d’une autre couleur.
— Bon Dieu!» reprit le Trappeur en secouant la tête et en riant à sa manière. «Il prend un animal pour un homme! Après tout, un Mingo n’est guère au-dessus d’une brute; il vaut même moins quand le rhum et l’occasion sont à sa portée. Cela me rappelle un Huron des lacs supérieurs que j’ai descendu de son juchoir sur les rochers de la montagne, derrière l’Hori...»
Sa voix se perdit dans le taillis où, tout en parlant, il s’était laissé conduire volontiers, absorbé par ses pensées qui le reportaient aux événements dont, un demi-siècle auparavant, la région du nord-est avait été le théâtre.