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CHAPITRE V.

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Table des matières

Mon père, qu’avons-nous à perdre? La loi ne nous protège pas: pourquoi donc aurions-nous des scrupules? pourquoi souffririons-nous les menaces d’un insolent? Soyez à la fois juge et bourreau.

SHAKESPEARE, Cymbeline.

PENDANT que le guerrier sioux poursuivait son plan avec toute l’astuce de sa race, aucun bruit ne troublait la tranquillité de la Prairie. Chacun des hommes de sa troupe, immobile au poste assigné, attendait, sans impatience, le signal qui devait lui ordonner d’agir.

Aux regards des spectateurs soucieux qui occupaient la hauteur, la scène ne présentait que l’aspect d’une solitude faiblement éclairée par la clarté de la lune, à demi voilée par les nuages. Une teinte un peu plus sombre marquait l’emplacement du camp, et çà et là une lueur vive éclairait les crêtes ondoyantes des collines. Partout régnait le calme profond, imposant, absolu d’un désert.

Mais pour ceux qui savaient si bien ce que recouvrait ce manteau de silence et d’ombre, c’était une scène d’un poignant intérêt. Chaque minute ajoutait une épine à leur angoisse, et pourtant nul signe de mauvais présage ne s’élevait du sein des ténèbres. L’émotion de Paul Hover était au comble et sa respiration haletante, et plus d’une fois la jeune fille frissonna de frayeur en sentant tressaillir son bras sur le sien.

Les mauvais instincts de Wencha ne résistèrent pas à l’occasion de se produire en toute liberté. Au moment où son chef laissait imprudemment éclater l’allégresse que lui causait la vue du nombreux bétail des émigrants, le perfide sauvage s’abandonna au malin plaisir de tourmenter ceux qu’il était de son devoir de protéger. Penchant la tête vers le Trappeur, il murmura ces mots à son oreille:

«Si les Dacotas perdent leur grand chef par les mains des Longs Couteaux, les vieux, mourront aussi bien que les jeunes!

— La vie est un don du Waconda (H);» répondit l’impassible vieillard, «le guerrier rouge doit se soumettre à sa loi aussi bien que tout autre de ses enfants. La mort frappe quand il l’ordonne, et aucun Dacota ne peut en changer l’heure.

— Regarde!» reprit le sauvage en agitant son couteau. «Wencha est le Waconda d’un chien.»

Le vieillard leva les yeux sur son féroce gardien: un éclair d’indignation et de mépris jaillit sous ses paupières creuses, mais il s’éteignit presque aussitôt pour faire place à une expression de pitié, sinon de douleur.

«Pourquoi un homme fait à l’image de Dieu,» dit-il tout haut, «serait-il révolté des propos d’un être privé de raison?»

Il avait parlé en anglais, et Wencha, voyant là un prétexte d’offense, saisit le Trappeur par les rares mèches de cheveux blancs qui s’échappaient de dessous son bonnet; il allait passer à leur racine la lame de son couteau, quand un cri long et perçant fendit l’air, répété par les mille échos de la Prairie. Wencha lâcha prise et poussa une exclamation de joie cruelle.

«Allons,» s’écria Paul, incapable de se contenir plus longtemps, «c’est maintenant, vieil Ismaël, qu’il faut montrer que tu as du sang du Kentucky dans les veines! Tirez bas, mes enfants; tirez à rase terre, car les Peaux Rouges sont couchés à plat ventre!»

Sa voix se perdit au milieu des cris, des clameurs et des hurlements qu’au même instant cinquante bouches proféraient autour de lui. Les gardiens continuaient à rester auprès des captifs, mais c’était avec l’impatience de coursiers qu’on a peine à retenir au point du départ, quand ils n’attendent plus que le signal pour s’élancer dans l’arène. Ils agitaient les bras, sautaient, se démenaient comme des enfants, poussaient des cris frénétiques.

Tout à coup, au-dessus de ce vacarme désordonné, domina un bruit sourd, pareil à celui que produirait le passage d’un grand nombre de bisons, et l’on aperçut les bestiaux et les bêtes de somme d’Ismaël qui fuyaient en masse confuse.

«Ils ont volé à l’émigrant tous ses animaux,» dit le Trappeur;

«les reptiles ne lui en ont pas plus laissé qu’à un castor!»

La troupe entière des bêtes épouvantées escalada la hauteur au galop et passa à côté des prisonniers, suivie d’une bande de noirs démons qui la talonnaient et précipitaient sa course.

L’impulsion s’était communiquée aux chevaux des Sioux, accoutumés à s’associer à l’ardeur fougueuse de leurs maîtres, et il devenait de plus en plus difficile de les maintenir en place. Alors que les yeux étaient fixés sur ce tourbillon d’hommes et d’animaux, le Trappeur, avec une vigueur que son âge semblait démentir, arracha le coutelas des mains de- Wencha, et d’un seul coup trancha la longe de cuir qui tenait tons les chevaux attachés ensemble. Aussitôt ceux-ci, hennissant de joie et de terreur à la fois, bondirent affolés et se dispersèrent de toutes parts dans l’espace qui leur était ouvert.

Sur le premier moment, Wencha ne songea qu’aux représailles. Il porta la main à la gaîne du couteau qui venait de lui être enlevé, et chercha à tâtons la poignée de son tomahawk, tandis qu’il suivait de l’œil les chevaux débandés, avec le douloureux regret d’un Indien de l’Ouest. Partagé entre la vengeance et la cupidité, la lutte fut courte mais terrible. Ce dernier sentiment l’emporta dans le cœur d’un homme à passions basses: il s’élança à la poursuite des fuyards avec ses derniers compagnons.

Dès qu’il les vit partir, le vieillard, qui n’avait pas bronché devant l’attaque imminente de son ennemi, se prit à dire, le bras étendu et en riant à la muette:

«La nature rouge est toujours la nature rouge, qu’elle se manifeste en prairie ou en forêt! Quiconque s’aviserait de jouer ce tour à un soldat blanc en serait payé pour le moins d’un coup de crosse sur la tête. Mais un Sioux, le voilà parti derrière ses chevaux, s’imaginant que dans une pareille course deux jambes en valent quatre! Malgré cela, les coquins les rattraperont jusqu’au dernier, parce que c’est le combat de la raison contre l’instinct. Pauvre raison, je l’avoue, et pourtant il y a beaucoup de l’homme dans l’Indien... Parlez-moi des Delawares; c’étaient là des Peaux Rouges dont l’Amérique pouvait être fière! Qu’est devenu ce peuple puissant? On l’a dispersé, presque anéanti... Ma foi! l’émigrant fera sagement de planter le piquet où il se trouve; l’eau y est en abondance, si la nature lui a refusé le plaisir de dépouiller la terre des arbres qu’elle a le droit de porter. Il a vu le dernier de ses animaux à quatre pattes, ou je connais bien peu l’astuce des Sioux.


— Ne serait-il pas à propos de nous rendre au camp?» demanda le chasseur d’abeilles. «On ne va pas tarder à se battre, à moins qu’Ismaël ait été changé en poule mouillée.

— Non, non!» s’écria vivement Hélène.

D’un geste affectueux, le Trappeur lui coupa la parole.

«Chut!» dit-il. «Un éclat de voix suffirait à nous compromettre... Votre ami, jeune homme, a-t-il assez de courage...

— Ne l’appelez pas mon ami!» interrompit Paul. «Je n’ai jamais fréquenté des gens qui ne peuvent montrer leurs titres à la propriété du sol qui les nourrit.

— Bien! bien! Appelons-le votre connaissance... Est-il homme à défendre son bien à coups de fusil?

— Son bien! oui certes, et celui des autres aussi!... Savez-vous, vieux Trappeur, quelle main tenait le fusil qui a fait son affaire au substitut du shérif, quand il voulut expulser les planteurs illégalement établis près du lac des Bisons, dans le vieux Kentucky? J’avais suivi ce jour-là un magnifique essaim jusqu’au creux d’un hêtre mort. Au pied de l’arbre, je trouvai étendu l’officier de justice; la balle avait traversé le mandat qu’il portait dans la poche de son gilet, côté du cœur, comme si un lambeau de parchemin pouvait préserver de la balle d’un squatter (I)... Voyons, Hélène, ne vous tourmentez pas! on n’a jamais clairement prouvé que ce fût lui, et il y en avait cinquante autres qui s’étaient installés dans le voisinage avec juste autant de droit.»

La pauvre fille tressaillit, et s’efforça d’étouffer le sanglot qui, en dépit d’elle, gonflait sa poitrine.

Convaincu que le récit court mais substantiel de Paul Hover lui en avait assez appris, le vieillard ne poussa pas plus loin ses questions pour savoir si l’émigrant serait disposé à se venger; il aima mieux s’abandonner aux réflexions que les circonstances suggéraient à son expérience.

«Chacun est juge des liens qui l’attachent à ses semblables,» dit-il.

«On n’en doit pas moins déplorer, et grandement, que la couleur, la fortune, le langage et l’instruction aient établi une différence si énorme entre ceux qui, au demeurant, sont les enfants d’un même père. Quoi qu’il en soit,» continua-t-il, par une transition qui peignait au vif son caractère et ses habitudes, «comme c’est une affaire à la suite de laquelle un combat est plus probable qu’un sermon n’est utile, il vaut mieux être prêt à tout événement... Attention! j’entends remuer là-bas; je parierais qu’on nous a découverts.

— Ils vont venir!» s’écria Hélène, non moins effrayée à l’approche de ses amis qu’elle l’avait été en présence de ses ennemis. «Vite, Paul, partez; vous, du moins, il ne faut pas qu’on vous voie.

— Moi, vous laisser dans ce désert avant de vous avoir vue en sûreté aux mains du vieil Ismaël, plutôt ne jamais entendre le bourdonnement d’une abeille, ou, ce qui est pis encore, manquer de coup d’œil pour la suivre jusqu’à sa ruche!

— Vous oubliez ce bon vieillard; il ne me quittera pas. Ce n’est pas la première fois, Paul, que nous nous séparons, et cela nous est arrivé dans des solitudes plus affreuses que celle-ci.

— Jamais! Ces Indiens n’ont qu’à revenir en hurlant, et alors où serez-vous? à moitié chemin des montagnes Rocheuses, avant qu’on puisse reconnaître vos traces. Qu’en pensez-vous, vieux Trappeur? combien de temps s’écoulera-t-il avant que ces démons viennent chercher le reste des effets d’Ismaël?

— Rien à craindre de leur part,» répondit le vieillard en riant à sa manière silencieuse; «ils en ont pour six bonnes heures, je vous en réponds, à gambader après leurs montures. Tenez, précisément à cette heure, ils galopent dans les bas-fonds près des saules; rapides comme des élans, ces chevaux sioux!.. Mais silence! couchez-vous dans l’herbe. Aussi vrai que je ne suis qu’un pauvre hère, j’ai entendu armer un fusil.»

Sans donner à ses compagnons le temps d’hésiter, il les entraîna tous deux après lui, et leur fit un rempart de la végétation plus dense de la Prairie. Il fut heureux que les sens du vieux chasseur n’eussent rien perdu de leur subtilité, et qu’il eût conservé toute sa décision: à peine s’étaient-ils accroupis contre terre, que la détonation brève et aiguë de plusieurs carabines de l’Ouest vint saluer leurs oreilles, et une balle siffla même à une proximité dangereuse.

«Bravo, les poussins! bravo, mon vieux coq!» grommela l’incorrigible chasseur d’abeilles. «Voilà une musique qui ferait plaisir si l’on était de l’autre côté ! M’est avis que ça va chauffer dur. Répondrons-nous de la même monnaie, hein?

— Des paroles de paix suffisent,» repartit vivement le Trappeur,

«ou vous êtes perdus tous deux.

— Hum! il n’est pas sûr qu’en jouant de la langue au lieu de la carabine, les choses prennent meilleure tournure.

— Au nom du ciel, qu’ils ne vous entendent point!» s’écria Hélène. «Partez, Paul, partez! Il est encore temps.»

Plusieurs décharges successives, plus rapprochées les unes que les autres, lui coupèrent la parole. Le vieillard se releva; sa physionomie respirait l’air de dignité d’un homme prêt à prendre un grand parti.

«Il faut que cela finisse,» dit-il. «J’ignore, mes enfants, quel motif vous pouvez avoir de craindre ceux que vous devez aimer et honorer; mais il faut frapper un coup pour vous sauver la vie. Quelques heures de plus ou de moins n’importent guère à qui compte déjà tant de jours; je vais donc aller de l’avant. Un espace libre s’ouvre autour de vous; profitez-en pour fuir, et puisse Dieu vous bénir l’un et l’autre et vous faire prospérer comme vous le méritez!» Se dérobant aux objections, le Trappeur descendit hardiment la colline dans la direction du camp sans qu’aucun trouble précipitât sa marche, sans qu’aucune crainte la retardât. La clarté, un instant plus vive, de la lune mit en relief sa haute et maigre personne, et servit à avertir les émigrants de son approche. Indifférent toutefois à cette circonstance qui l’exposait davantage, il continuait sa route d’un pas assuré, lorsqu’une voix rude et menaçante lui cria:

«Qui vive? Ami ou ennemi?

— Un ami,» répondit-il; «un homme qui a trop longtemps vécu pour troubler par des querelles la fin de sa carrière.

— Mais pas assez longtemps pour avoir oublié les tours de sa jeunesse,» riposta Ismaël qui, sortant de derrière un buisson, vint se planter en face de l’arrivant. «C’est vous, vieux maraudeur, qui avez déchaîné sur nous cette horde de diables rouges, et demain vous partagerez le butin avec eux.

— Et,» demanda tranquillement le Trappeur, «qu’avez-vous perdu?

— Huit juments des plus belles qui aient jamais endossé le harnais, sans compter un poulain d’une valeur de trente quadruples d’Espagne. Et la femme, où aura-t-elle du lait et de la laine? Bœufs et moutons ont disparu. Il n’y a pas jusqu’aux pourceaux, tout éreintés qu’ils étaient qui ne se trémoussent à cette heure dans la Prairie. A votre tour de parler,» ajouta-t-il en frappant la crosse de son fusil contre terre avec violence; «quel sera votre lot dans le partage de ces créatures?

— Mon lot?» répondit l’autre, «En fait de chevaux, je n’en désire point, je ne m’en suis jamais servi; et pourtant, tout vieux et faible que je semble, il y a peu d’hommes qui aient fait plus de chemin que moi dans les vastes déserts de l’Amérique. A quoi bon d’avoir un cheval parmi les montagnes et les forêts de New-York? Je parle du pays d’autrefois, car je crains bien qu’il n’ait changé d’aspect. Quant à la laine des brebis et au lait des vaches, je laisse cela aux femmes; les animaux de la plaine me fournissent la nourriture et le vêtement: je m’habille avec la peau d’un daim, je me nourris de sa chair et je n’en souhaite pas davantage.»

L’air de sincérité avec lequel le vieillard prononça cette simple défense fit impression sur l’émigrant, dont la nature épaisse avait commencé à s’échauffer et peut-être aurait fini par éclater d’une façon terrible. Il écouta en homme qui n’était pas convaincu, et il marmotta entre ses dents les reproches dont l’instant d’auparavant, il s’était proposé d’accompagner la vengeance sommaire qu’il avait certes méditée.

«Oui, de belles paroles!» dit-il enfin; «et qui à mon avis, sentent plutôt l’avocat que le franc chasseur.

— Trappeur, s’il vous plaît; je ne suis pas autre chose.

— Chasseur ou trappeur, ça revient au même. Vieillard, je suis venu dans ce pays parce que la loi me serrait de trop près et que je n’aime guère les voisins qui ne sauraient en finir d’une querelle sans déranger un juge et douze jurés; mais je ne suis pas venu non plus pour me voir enlever tout mon bien, et dire ensuite merci à celui qui me l’a pris.

— Quand on s’aventure en pleine Prairie, il faut savoir se plier aux manières de ceux qui en sont les maîtres.

— Comment! les maîtres,» répéta l’émigrant avec humeur, «je suis le maître de la terre que je foule aux pieds avec autant de justice que n’importe qui. Apprenez-moi donc quelle est la loi ou la raison au nom de laquelle celui-ci jouira tout seul d’un domaine. d’une ville, d’un comté peut-être, tandis que celui-là sera réduit à mendier un coin de terre pour y creuser sa fosse? Ce n’est pas dans la nature, et je nie que ce soit dans la loi, telle du moins qu’elle devrait être.

— Je ne puis dire que vous ayez tort,» répliqua le Trappeur, dont les opinions sur cette importante matière, quoique partant de principes différents, concordaient singulièrement avec celles de son interlocuteur. «J’ai toujours pensé de même, et j’en ai dit autant alors que je l’ai jugé utile. Mais vos troupeaux vous ont été volés par des gens qui se prétendent les maîtres de tout ce qu’ils trouvent au désert.


— Qu’ils ne s’avisent pas de contester là-dessus avec quelqu’un qui en sait plus long qu’eux,» dit l’autre d’une voix sourde et menaçante. «Je prétends être un honnête marchand, qui donne à ses pratiques autant qu’il reçoit. Vous avez vu les Indiens?

— Oui, j’étais leur prisonnier pendant qu’ils pillaient votre camp.

— Il eût été plus digne d’un blanc et d’un chrétien de m’avertir à temps,» dit Ismaël, en jetant au Trappeur un regard de travers comme s’il méditait encore quelque mauvais dessein. «Je ne suis pas homme à traiter de cousin le premier venu; cependant la couleur doit entrer en balance quand des chrétiens se trouvent réunis dans un lieu comme-celui-ci. Au surplus, ce qui est fait est fait, et des paroles n’y remédieront pas... Garçons, sortez de votre cachette: il n’y a ici que le vieux; puisqu’il a mangé de mon. pain, on doit le traiter en ami, bien que j’aie de bonnes raisons pour le soupçonner de s’entendre avec nos ennemis.»

Le Trappeur ne répondit rien à la dure insinuation que l’émigrant venait de proférer sans aucune délicatesse, nonobstant les explications qu’il avait reçues.

L’appel du chef de famille produisit immédiatement son effet. A sa voix, quatre ou cinq de ses fils sortirent des abris où ils s’étaient postés, dans la conviction que les individus qu’ils avaient vus sur la hauteur appartenaient à la bande des Sioux. Chacun d’eux, en s’approchant, mit sa carabine sur le bras gauche, et couvrit l’étranger d’un regard indifférent, sans témoigner la moindre curiosité ; de savoir d’où il venait et pourquoi il était là. Cela ne provenait qu’en partie de l’insouciance de leur caractère, car une longue et fréquente expérience d’événements de la même nature leur avait appris la discrétion. Le Trappeur soutint cette épreuve avec le sang-froid d’une expérience trois et quatre fois plus vieille que la leur, et avec le calme de l’innocence.

Content de l’examen sommaire qu’il avait fait, l’aîné des jeunes gens, celui-là même dont la vigilance en défaut avait laissé le champ libre au rusé Matori, aborda son père et lui dit à brûle-pourpoint:

«Si c’est là tout ce qui reste du groupe que j’ai aperçu là-haut, nous n’avons pas tout à fait perdu nos munitions.

— Vous avez raison, Asa,» dit le père, en se tournant vers le Trappeur, comme si ce propos l’eût remis sur la voie d’une idée qui lui avait échappé. «Comment expliquez-vous cela, étranger? Vous étiez trois tout à l’heure, ou il ne faut plus croire au clair de lune.

— Si vous aviez vu courir les Sioux, comme autant de noirs démons, sur les talons de vos animaux, vous auriez pu, tout aussi bien supposer qu’ils étaient plus de mille.

— Bon! allez conter ça à un bourgeois ou à une femmelette; et encore, la vieille Esther n’a pas plus peur d’un Peau Rouge que d’un ourson ou d’un louveteau. Ah! si vos maudits voleurs avaient fait leur coup en plein jour, la bonne femme leur eût travaillé les côtes d’une rude façon, je vous en donne mon billet, et ils auraient compris qu’elle n’était pas d’humeur à céder gratis son fromage et son beurre. Patience! il viendra un temps où justice sera rendue, et cela prochainement et sans le secours de ce qu’on appelle la loi. Nous sommes d’une race un peu lente; on le dit du moins, et je crois qu’on a raison; mais qui va lentement va sûrement, et il y a peu d’hommes en vie qui puissent se vanter d’avoir porté un coup à Ismaël Bush, sans en recevoir l’équivalent.

— Alors Ismaël Bush a suivi l’instinct des bêtes plutôt que le vrai principe qui doit guider son espèce,» répondit le courageux Trappeur. «J’ai moi-même porté plus d’un coup; eh bien, après avoir tué ne fût-ce même qu’un faon, sans avoir besoin de sa peau ou de sa chair, je n’ai jamais eu l’âme tranquille, ainsi qu’il sied à un être raisonnable, comme lorsqu’il m’arrivait d’épargner un Mingo dans les bois, où il faisait loyalement la guerre.

— Ah! çà, vous avez donc été soldat, Trappeur? Dans ma jeunesse, j’ai fait une ou deux expéditions chez les Cherokis, et j’ai suivi Antoine Wayne, dit l’Enragé, pendant toute une campagne, à travers les hêtres; mais les appels et la discipline, c’était trop pour moi, et ma foi, je décampai sans réclamer mon compte au payeur. Il est vrai qu’Esther

— elle s’en est vantée ensuite, — avait su tirer un tel parti du bon de solde, qu’on n’a pas dû gagner grand’chose à ma négligence. Vous avez dû entendre parler de l’Enragé (J), si vous êtes resté longtemps au service?

— La dernière fois que je me suis battu, c’était sous ses ordres,» répondit le Trappeur.

Ce souvenir, qui lui était agréable, alluma une flamme dans son regard; mais elle s’éteignit bientôt sous une ombre de tristesse, comme s’il se fût secrètement reproché de reporter sa pensée sur les scènes violentes dans lesquelles il avait si souvent joué un rôle.

«Je passais des États riverains de la mer dans ces régions lointaines, » poursuivit-il, «lorsque je tombai sur la piste de son armée. Je rejoignis l’arrière-garde en amateur; et sitôt qu’on en vint aux coups, on entendit ma carabine parmi les autres. Cependant, je dois le dire à ma honte, je n’ai jamais su de quel côté au juste était le bon droit, et ce n’est pas ainsi que doit se conduire un septuagénaire: il doit savoir la raison qui le fait agir avant d’ôter à son semblable la vie qu’il ne pourra pas lui rendre.

— Bah!» dit l’émigrant, dont l’humeur revêche s’était singulièrement adoucie en apprenant qu’ils avaient servi la même cause dans les guerres de l’Ouest. «Peu importe le motif de la guerre, quand il s’agit de chrétiens contre des sauvages! Nous reparlerons demain de l’enlèvement des bestiaux; pour l’instant, ce que nous avons de mieux à faire, c’est d’aller dormir.»

Sans plus de récriminations, Ismaël reprit le chemin du camp dévalisé, et ramena au sein de sa famille l’homme dont, quelques minutes auparavant, il avait de propos délibéré mis l’existence en péril. Par une courte explication, entremêlée d’invectives contre les pillards, il apprit à Esther ce qui s’était passé au dehors, et conclut en déclarant que l’unique moyen de réparer ses forces était de consacrer au sommeil le reste de la nuit.

Le Trappeur fit chorus à cette proposition et s’étendit sur un lit de feuilles avec le calme d’un souverain qui se livrerait au repos dans la sécurité de sa capitale et sous la protection de ses gardes. Il ne ferma les yeux toutefois qu’après s’être assuré du retour d’Hélène parmi les siens et de l’absence du chasseur d’abeilles. Après quoi, il s’endormit, en conservant jusque dans son sommeil cette vigilance qui lui était particulière et que le temps avait développée chez lui comme une seconde nature.


La prairie

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