Читать книгу La prairie - James Fenimore Cooper - Страница 8
CHAPITRE III.
ОглавлениеAllons, allons, tu prends feu aussi promptement qu’âme qui vive en Italie; diantre, il te faut peu de chose pour te fâcher.
SHAKESPEARE, Roméo et Juliette.
QUOIQUE le Trappeur ressentît quelque surprise en voyant s’approcher une seconde figure humaine à l’opposé du camp des émigrants, il conserva le sang-froid d’un homme accoutumé de longue date aux aventures.
«C’est un homme,» dit-il, «et qui a du sang ) blanc dans les veines; autrement son pas serait plus léger. Il est bon de nous tenir prêts à tout événement, car les métis que l’on rencontre dans ces régions éloignées sont en général plus barbares que les vrais sauvages.»
En parlant de la sorte, il souleva sa carabine et s’assura de l’état de la pierre et de l’amorce. Au moment où il allait mettre en joue, il en fut empêché par un brusque mouvement de la jeune fille.
«Au nom du ciel, pas tant de presse!» dit-elle. «Si c’était un ami... une connaissance... un voisin?
— Un ami!» répéta le vieillard en se dégageant de ses mains. «Les amis sont rares en tous pays, ici peut-être plus qu’ailleurs, et le voisinage est trop peu habité pour présumer que celui qui vient à nous soit une connaissance.
— Quand ce serait un étranger, vous ne voudriez pas répandre son sang?»
Le vieillard regarda fixement sa compagne, qui avait cette fois la frayeur peinte sur la figure; puis, changeant tout à coup d’idée, il posa à terre la crosse de sa carabine.
«Non,» dit-il en s’adressant à lui-même plutôt qu’à la tremblante Hélène, «elle a raison, le sang ne doit pas couler pour épargner la vie d’un être inutile, si proche de sa fin. Qu’il vienne! Mes peaux, mes trappes, et jusqu’à mes armes, sont à lui, s’il juge à propos de les demander.
— Il ne vous demandera rien... il n’a besoin de rien,» répondit la jeune fille; «s’il est honnête, il se contentera de ce qu’il a, et ne demandera rien de ce qui appartient à un autre.»
Le Trappeur n’eut pas le temps d’exprimer la surprise que lui causait ce langage incohérent et contradictoire, car l’homme n’était plus qu’à cinquante pas d’eux. Cependant Hector n’était pas resté indifférent à ce qui se passait. Au bruit des pas de l’étranger, il avait quitté le lit qu’il s’était fait aux pieds de son maître; et lorsqu’on put distinguer l’inconnu, il alla lentement à lui, en rampant sur le sol comme une panthère qui guette une proie.
«Rappelez votre chien,» cria une voix ferme et sonore, sans ombre de menace toutefois. «J’aime les chiens, et je serais fâché de faire du mal à celui-ci.
— Tu entends ce qu’on dit de toi, mon vieux?» dit le Trappeur. «Ici, fou que tu es! Aboyer et gronder, il ne sait plus faire autre chose. Vous pouvez venir, l’ami; la bête n’a plus de dents.»
L’étranger, mettant l’avis à profit, fut en un instant à côté d’Hélène Wade. D’un prompt coup d’œil, il s’assura de l’identité de cette dernière, et, se tournant vers son compagnon, il le considéra avec une vivacité et une impatience qui prouvaient l’intérêt qu’il prenait à cet examen.
«Ah! çà, mon brave homme, de quel nuage êtes-vous tombé ?» interrogea-t-il d’un ton d’aisance et de bonne humeur. «Seriez-vous par hasard un habitant de la Prairie?
— Voilà un long bout de temps que je suis sur la terre, et jamais, je crois, je n’ai été si près du ciel qu’en ce moment,» répliqua le Trappeur. «Ma demeure, si tant est que j’en aie une, n’est pas loin d’ici. Puis-je maintenant prendre avec vous la liberté que vous prenez sans façon avec les autres? D’où venez-vous, et où est votre habitation?
— Doucement, doucement; quand j’aurai terminé mon chapelet, il sera temps de défiler le vôtre. Qui diable vous occupe au clair de la lune? Bien sûr, ce n’est pas la chasse aux bisons.
— Comme vous voyez, je viens d’un camp de voyageurs, établi là-bas sur cette colline, et je retourne à mon wigwam. Il n’y a pas de mal à cela, je suppose.
— Parfait! Et cette jeune fille? Vous l’avez prise sans doute pour vous montrer un chemin qu’elle connaît à. fond et vous pas du tout?
— Non, je l’ai rencontrée, comme je vous rencontre vous-même, par accident. Depuis dix longues années que je suis venu habiter ce désert, je n’y avais point vu, jusqu’à ce soir, de créature humaine à peau blanche. Si ma présence déplaît, j’en suis fâché et je vais me retirer. Lorsque votre jeune amie vous aura fait son histoire, vous donnerez probablement plus de créance à la mienne.
— Mon amie!» reprit le jeune homme en ôtant son bonnet de fourrure et en passant négligemment les doigts à travers les boucles épaisses de ses noirs cheveux. «Si jamais mes yeux ont vu cette jeune fille avant cette nuit, je veux que...
— Assez, Paul!» interrompit Hélène en lui mettant la main sur la bouche avec une familiarité qui donnait d’avance un démenti formel aux protestations qu’il allait faire. «Notre secret ne court aucun risque avec cet honnête vieillard; son air et ses paroles m’en répondent.
— Hélène, avez-vous oublié...
— Je n’ai rien oublié de ce que je dois me rappeler; mais, je le répète, nous pouvons nous fier à ce brave trappeur.
— Trappeur! c’est donc un trappeur? Donnez-moi la main, mon père; grâce à notre genre de vie, nous aurons bientôt lié connaissance.
— Il n’y a guère d’occasions d’exercer un métier dans ce pays,» répondit l’autre en examinant les formes athlétiques et la taille découplée du jeune homme appuyé nonchalamment, mais avec une certaine grâce, sur sa carabine. «L’art de prendre les créatures de Dieu dans des trappes ou des filets exige moins de vigueur que de ruse, et l’âge seul m’y a réduit. Mais vous, jeune et fort comme vous l’êtes, un tel métier ne vous convient guère.
— Moi! je n’ai jamais pris à la trappe ni loutre ni rat musqué, bien qu’il me soit arrivé de poivrer au passage ces diables de peaux noires, en quoi il eût mieux valu ne pas toucher à ma provision de plomb et de poudre. Non, ce n’est pas mon affaire; ce qui rampe sur la terre ne m’intéresse pas.
— Que faites-vous donc pour vivre, ami? car où serait le profit d’un homme s’il s’interdisait le droit légitime qu’il a sur les animaux sauvages?
— Je ne m’interdis rien. Qu’un ours me barre le chemin, il n’en aura pas pour longtemps. Les daims commencent à sentir ma piste, et quant aux bisons, j’en ai abattu un plus grand nombre que le plus gros boucher de tout le Kentucky.
— Vous savez donc tirer?» demanda le Trappeur, dont les yeux, petits et enfoncés, brillèrent d’un feu subit. «Avez-vous la main sûre et le coup d’œil prompt?
— J’ai la main comme un ressort d’acier, et le coup d’œil plus rapide qu’une balle à tuer le chevreuil. Eh! tenez, mon vieux papa, s’il faisait grand jour, et qu’il y eût là-haut une troupe de cygnes blancs ou de canards sauvages en route pour le sud, vous ou Hélène, vous pourriez choisir le plus beau, et je gage ma réputation contre une poire à poudre, qu’en moins de cinq minutes l’oiseau tomberait la tête la première, et cela avec une seule balle. Un fusil chargé à petit plomb, pouah! Nul ne peut dire m’en avoir vu porter.
— Il y a du bon dans ce garçon-là, je le vois clairement à sa manière, » dit le Trappeur en regardant Hélène d’un air de satisfaction.
«Allons, vous n’avez pas tort de lui donner rendez-vous; je prends sur moi de le déclarer... Dites-moi, jeune homme, avez-vous jamais tiré un chevreuil au bond, entre les andouillers?... Tout beau, Hector, tout beau; taisons-nous! il suffit de parler de gibier pour lui faire bouillir le sang... Vous est-il arrivé de frapper la bête comme j’ai dit, au beau milieu de son élan?
— Autant me demander si j’ai jamais mangé. Il n’y a pas de manière dont je n’aie abattu daim, cerf ou chevreuil, excepté pendant qu’il dormait.
— Fort bien. Vous avez devant vous une longue et heureuse carrière, oui vraiment, et honnête surtout. Je suis un vieux bonhomme, à bout de forces, bon à rien; mais s’il m’était permis de choisir de nouveau mon âge et ma demeure — choses défendues à la volonté humaine et qui doivent l’être, — mais enfin si j’obtenais une semblable faveur, je répondrais: «Vingt ans et le désert!» A propos, comment vous défaites-vous des fourrures?
— Que demandez-vous là ? Je n’ai de ma vie ôté à un daim sa peau, ni une plume à une oie! De temps à autre j’en descends quelqu’un, soit pour m’en nourrir, soit pour tenir mes doigts en haleine; la faim satisfaite, j’abandonne le reste aux loups de la Prairie. Non, non, je m’en tiens à mon métier, qui me rapporte plus que toutes les fourrures que je pourrais vendre de l’autre côté de la Grande Rivière.»
Le vieillard parut réfléchir un instant; puis, secouant la tête:
«Je ne connais,» dit-il en suivant la pensée qui le préoccupait, «qu’un métier qui puisse s’exercer ici avec avantage...»
Sans le laisser poursuivre, Paul lui présenta une petite boîte d’étain pendue à son cou, et en fit sauter le couvercle: il s’en exaha un délicieux parfum de miel qui alla saisir l’odorat du Trappeur.
«Un chasseur d’abeilles!» s’écria-t-il aussitôt, non sans quelque surprise. «Le métier est assez bon sur la limite des colonies; mais que rapporte-t-il en pleine solitude?
— Oui, parce qu’à votre idée un essaim a de la peine à trouver ici un arbre pour s’y établir? Moi, je sais le contraire; c’est pourquoi je me suis avancé d’une centaine de lieues plus à l’ouest qu’on a coutume de le faire, afin de goûter votre miel. Maintenant, étranger, que j’ai satisfait votre curiosité, veuillez vous tenir à l’écart: j’ai à causer avec cette jeune fille.
— Pourquoi le congédier? Ce n’est pas nécessaire,» repartit Hélène, avec un empressement qui montrait qu’elle avait senti ce qu’une telle exigence avait de singulier, sinon d’inconvenant. «Vous n’avez rien à me dire que tout le monde ne puisse entendre.
— Non?... Ma foi, que les guêpes me criblent de leurs piqûres si j’entends quelque chose à ce qui met en branle une tête de femme! Quant à moi, Hélène, je ne me soucie de rien ni de personne; dans un an, tout comme aujourd’hui, je suis prêt à me rendre à l’endroit où votre oncle, — si l’on peut appeler oncle un homme qui ne vous est rien, — a dételé ses chevaux, pour lui apprendre ce que j’ai sur le cœur. Que cela lui soit agréable ou non, vous n’avez qu’un petit mot à dire, et la chose est faite.
— Vous êtes si vif et si emporté, Paul Hover, que je ne suis jamais tranquille avec vous. Comment pouvez-vous, sachant le danger que nous courons d’être vus ensemble, parler de vous présenter à mon oncle et à ses fils?
— Qu’a-t-il fait?» demanda le Trappeur, qui n’avait pas bougé de la place qu’il occupait. «Est-ce une chose dont il ait à rougir?
— A Dieu ne plaise! Mais il y a des raisons pour qu’il ne se montre pas en ce moment; des raisons qui ne pourraient lui faire tort si elles étaient connues, mais qu’il est impossible de révéler encore. Veuillez donc, mon père, nous attendre près de ce saule, et quand Paul aura terminé sa confidence, j’irai vous dire adieu avant de retourner au camp.»
Le Trappeur s’éloigna lentement, comme s’il se fût contenté des raisons un peu incohérentes qu’Hélène lui avait données. Dès qu’il fut hors de protée d’entendre la causerie vive et animée qui s’établit entre les deux jeunes gens, il s’arrêta et attendit le moment de se rapprocher d’eux; car il prenait à leur sort un intérêt toujours croissant, à cause du caractère mystérieux de leurs relations, et par une sympathie naturelle pour le bonheur d’un couple si jeune, que dans la simplicité de son cœur il croyait si méritant.
C’était pour le vieillard un spectacle si extraordinaire de voir des visages humains dans la solitude dont il faisait son séjour, qu’à travers l’obscurité il tenait ses regards fixés sur ses nouvelles connaissances, en proie à des sensations auxquelles il était depuis longtemps étranger. Leur présence éveillait en lui des souvenirs et des émotions qui, dans les derniers temps, avaient rarement distrait sa simple mais vertueuse nature, et il laissa errer sa pensée sur les scènes variées d’une vie pleine de travaux pénibles, étrangement mêlés de jouissances sauvages et bornées. Le cours de ses songeries l’avait déjà transporté en imagination bien loin dans un monde idéal, lorsqu’il fut encore une fois rappelé à la réalité de sa situation par les mouvements de son compagnon fidèle.
Hector, qui, en conséquence de son âge et de ses infirmités, avait manifesté un penchant si décidé au sommeil, se leva tout à coup, et sortant de l’ombre projetée par la taille élevée de son maître, regarda au loin dans la Prairie, comme si son instinct l’avertissait de quelque nouvelle visite; puis, satisfait, en apparence, de son examen, il reprit sa place dans l’herbe, et allongea ses membres fatigués avec un soin qui dénotait en lui l’amour du bien-être.
«Encore une alerte!» dit le Trappeur à demi-voix. «Qu’est-ce donc, mon bon chien? Dis à ton maître; qu’y a-t-il?»
Hector répondit par un sourd grognement, mais ne bougea pas. Il n’en fallait pas davantage pour attirer l’attention d’un homme aussi expérimenté que le Trappeur. Il parla de nouveau à son chien, et siffla tout bas pour l’encourager à la vigilance; mais l’animal, comme s’il eût cru avoir suffisamment rempli son devoir, resta obstinément la tête enfoncée dans l’herbe.
«Un simple indice donné par un tel ami vaut beaucoup mieux qu’un avis de la part d’un homme,» murmura le Trappeur, «et il n’y a qu’un colon vaniteux capable de l’entendre et de ne pas en tenir compte.»
Il se dirigea vers les jeunes gens, trop absorbés par leur entretien pour remarquer son approche.
«Mes enfants,» leur dit-il, «nous ne sommes pas seuls dans ces plaines désolées; d’autres que nous les parcourent, et il en résulte qu’à la honte de notre espèce, il y a péril pour nous.
— Si l’un des fils indolents d’Ismaël s’avise de rôder hors de son camp cette nuit,» dit le jeune chasseur d’abeilles, d’un ton qui frisait la menace, «on peut mettre fin à son voyage plutôt que lui ou son père ne l’a calculé !
— Sur ma vie, ils sont tous auprès de leurs bestiaux et de leurs voitures, » répondit précipitamment la jeune fille. «Je les ai vus tous endormis, à l’exception de deux qui font sentinelle; et ils ont bien changé si ceux-là mêmes ne sont en train de rêver d’une chasse aux dindons ou d’un combat à coups de poing.
— Quelque bête à odeur forte a passé entre le vent et votre chien, et le rend inquiet; ou peut-être rêve-t-il aussi. J’avais, dans le Kentucky, un lévrier qui, sur la foi d’un rêve, se levait au milieu d’un profond sommeil, et partait pour une chasse enragée. Retournez là-bas et pincez-lui l’oreille pour le réveiller.
— Non pas, non pas,» répondit le Trappeur, qui connaissait mieux les qualités de son chien. «La jeunesse peut dormir, oui, et rêver aussi; mais lavieillesse veille et fait le guet. Le nez d’Hector ne l’a jamais trompé, et une longue expérience m’a appris à ne pas négliger ses avertissements.
— L’avez-vous jamais lancé sur la piste de quelque charogne?
— Oui, j’ai eu parfois la tentation de le faire pour jouer un tour aux bêtes carnassières, qui sont aussi friandes de venaison que l’homme, et à la réflexion je savais que la raison du chien ne s’y tromperait pas. Non, non, Hector est un animal auquel les voies de l’homme sont connues; il n’empaumera pas une fausse piste lorsqu’il y en a une bonne à suivre.
— Bon! j’ai deviné : vous l’avez mis sur la trace d’un loup, et son nez a plus de mémoire que son maître.
— Je l’ai vu dormir des heures entières, pendant qu’il en passait des troupes à peu de distance. Un loup pourrait venir manger dans son écuelle à moins qu’il n’y eût famine; car alors Hector est chien à réclamer son dû tout comme un autre.
— Il y a des panthères descendues des montagnes; j’en ai vu une s’élancer sur un daim malade au moment où le soleil se couchait. Allez, retournez vers votre chien, et dites-lui ce qui en est, mon père; dans une minute, je...»
Il fut interrompu par un bruyant et plaintif hurlement qu’Hector fit entendre, et qui, s’élevant dans l’air du soir comme le gémissement de quelque esprit du lieu, se prolongea dans la Prairie en cadences qui s’élevaient et s’abaissaient comme sa surface onduleuse. Le Trappeur écouta, attentif et silencieux. Le chasseur d’abeilles lui-même, malgré son air d’insouciance, fut frappé de ces sons lugubres.
Après une courte pause, le vieillard siffla pour appeler son chien auprès de lui; et, se tournant vers ses compagnons, il dit, avec la gravité que, selon lui, commandait la circonstance:
«Ceux qui pensent que l’homme possède toutes les connaissances des créatures de Dieu se verront désabusés, s’ils atteignent comme moi l’âge de quatre-vingts ans. Je ne me risquerai pas à dire qu’il se prépare quelque chose contre nous, et je ne réponds même pas que la science du chien aille jusque-là ; mais que le danger soit proche et que la prudence nous invite à l’éviter, c’est ce que j’apprends de la bouche d’un ami qui n’a jamais menti. Je croyais qu’Hector n’étant plus accoutumé aux pas de l’homme, votre présence l’avait rendu inquiet; mais, toute la soirée, il n’a cessé de flairer je ne sais quoi, et ce que j’avais pris mal à propos pour l’annonce de votre arrivée avait pour objet quelque chose de beaucoup plus sérieux. Si donc vous ajoutez quelque foi à l’avis d’un vieillard, mes enfants, vous vous séparerez et regagnerez chacun votre retraite.
— Si je quitte Hélène en un pareil moment,» s’écria le jeune homme, «puissé-je ne...
— Taisez-vous!» interrompit la jeune fille en plaçant de nouveau sur sa bouche une main dont la couleur et la délicatesse eussent fait honneur à une dame du plus haut rang. «L’heure est écoulée, et il faut nous quitter, quoi qu’il arrive... Adieu, Paul... Mon père, adieu.
— Chut!» dit le jeune homme en lui saisissant le bras au moment où elle allait s’éloigner. «Chut! n’entendez-vous rien? Il y a non loin d’ici des bisons qui prennent leurs ébats; on dirait la course furieuse d’un troupeau de démons.»
Ses deux compagnons prêtèrent l’oreille, comme des gens qui concentraient toutes leurs facultés pour découvrir le sens de bruits douteux, surtout après les avertissements multipliés qu’avait donnés Hector. Ces sons étranges, quoique faibles encore, se produisirent bientôt d’une manière non équivoque. Le jeune homme et sa compagne avaient fait à la hâte sur leur nature des conjectures incohérentes, lorsqu’un courant d’air apporta à leurs oreilles un bruit de pas trop distinct pour qu’il fût possible de s’y méprendre.
«J’avais raison,» dit Paul Hover; «c’est un troupeau qu’une panthère chasse devant elle, ou bien quelque bataille entre animaux.
— Vos oreilles vous trompent,» répondit le vieillard qui, du moment où ses organes avaient pu saisir les sons lointains, était resté immobile dans l’attitude de la statue de l’attention. «Les enjambées sont trop longues pour être celles du bison et trop régulières pour des animaux frappés d’épouvante. Écoutez; ils descendent dans un bas-fond où l’herbe est haute et le bruit amorti... Ah! les voilà qui passent sur la terre sèche... Maintenant ils montent la colline, droit sur nous; ils seront ici avant que vous ayez le temps de trouver un abri.
— Venez, Hélène,» s’écria le jeune homme en prenant sa compagne par la main; «essayons de gagner le camp.
— Trop tard! trop tard!» reprit le Trappeur. «Regardez là-bas; c’est une bande infernale de Sioux; je reconnais les maudits à leur mine de voleurs et à la manière dont ils galopent à la débandade.
— Sioux ou diables, ils trouveront en nous des hommes,» dit le chasseur d’abeilles. «Vous êtes armé, mon vieux, et vous brûlerez bien une amorce en faveur d’une pauvre fille sans défense?
— Ventre à terre! Cachez-vous tous les deux,» dit le Trappeur à voix basse, en leur montrant tout près un endroit où l’herbe croissait plus haute et plus épaisse, «Jeune insensé, vous n’avez plus le temps de fuir, et nous ne sommes pas en nombre pour combattre. Étendez-vous à terre, si vous tenez à la vie!»
Ses remontrances, secondées par une action prompte et énergique, ne manquèrent pas de produire l’effet que l’occasion semblait impérieusement exiger. La lune avait glissé derrière un rideau de nuages vaporeux qui bordaient l’horizon, dégageant tout juste assez de clarté pour rendre les objets visibles, et en indiquer confusément les formes et proportions. Le Trappeur, en exerçant sur ses compagnons cette sorte d’influence que l’expérience et la résolution obtiennent d’ordinaire dans le cas d’imminent péril, avait réussi à dissimuler leur présence dans l’herbe touffue et, à l’aide des faibles rayons de la lune, il pouvait suivre les mouvements de la troupe désordonnée qui, semblable à une meute de fous furieux, accourait en droite ligne de leur côté.
C’était bien une bande d’êtres humains qui se précipitaient avec une rapidité effrayante, et dans une direction telle, que quelques-uns d’entre eux, pour le moins, devaient traverser l’endroit où le Trappeur et ses compagnons se tenaient cachés. Par intervalle, le piétinement des chevaux résonnait à leurs oreilles, apporté par le vent du soir; puis leur course à travers le brouillard qui s’élevait de l’herbe d’automne devenait légère et silencieuse, ajoutant encore à l’étrangeté du spectacle.
Le Trappeur, qui avait rappelé son chien, et le maintenait couché à ses pieds, se mit aussi à genoux dans l’herbe, l’œil fixé sur les Sioux, et calmant tour à tour de la voix les terreurs de la jeune fille et l’impatience du jeune homme.
«Les brigands! ils sont trente au moins, on il n’y en a pas un!» dit-il, en guise d’intermède. «Ah! ah! ils font demi-tour du côté de la rivière... Silence, Hector! silence!... Non, les voilà qui reviennent par ici... On dirait qu’ils ne savent pas eux-mêmes où ils vont! Si nous étions seulement six, quelle belle embuscade nous leur dresserions, sans nous déranger!... Mais ce n’est pas à faire, mon enfant; baissez-vous davantage, ou ils apercevront votre tête... Et puis serions-nous dans notre droit? J’en doute, car ils ne nous ont causé aucun tort... Bon! ils reprennent le chemin de l’eau. Non, voilà qu’ils gravissent la hauteur... C’est à présent qu’il faut nous tenir aussi tranquilles que si le souffle de vie, avait fini sa tâche et quitté notre corps.»
Tout en parlant ainsi, il se tapit dans l’herbe, où il resta immobile comme si la séparation dernière à laquelle il faisait allusion eût effectivement eu lieu; et l’instant d’après, une troupe de cavaliers sauvages passa auprès d’eux comme un ouragan, mornes et rapides à l’égal d’une nuée de fantômes. Leurs formes noires et vacillantes avaient déjà disparu quand le Trappeur s’aventura de nouveau à lever la tête au niveau du sommet des herbes, recommandant en même temps à ses compagnons de rester muets à leur place
«Ils redescendent du côté du camp,» continua-t-il, en reprenant son ton de voix circonspect; «ils font halte en bas, et se réunissent en conseil comme une harde de daims... Par le Seigneur, ils reviennent sur leurs pas, et nous ne sommes pas encore délivrés de ces reptiles!»
Comme il s’abritait de nouveau, la bande infernale gravit en désordre la petite colline. Il fut alors évident qu’ils étaient revenus dans l’intention de profiter de l’exhaussement du terrain pour examiner l’horizon, plongé dans l’obscurité.
Quelques-uns mirent pied à terre, d’autres galopèrent çà et là, occupés à pousser une espèce de reconnaissance. Heureusement pour les trois amis, le lacis d’herbes dans lequel ils étaient comme enfouis, non seulement servait à les dérober aux yeux des sauvages, mais encore opposait un obstacle qui empêchait les chevaux, non moins indisciplinés que les maîtres, de les fouler aux pieds dans leurs bonds violents et irréguliers.
A la fin, un Indien au visage farouche, aux formes athlétiques, qu’à ses gestes impérieux on pouvait prendre pour un chef, appela plusieurs guerriers autour de lui, et ils tinrent conseil sans descendre de cheval. Cette consultation avait lieu à deux pas de l’endroit où le Trappeur et ses compagnons étaient cachés. Paul Hover ayant levé les yeux, et vu l’air féroce et menaçant de ce groupe, porta la main à son fusil par un mouvement machinal, le tira à lui, et commença à le mettre en état de servir au premier moment. La jeune fille, cédant à un sentiment naturel, enfonça sa tête dans l’herbe, le laissant libre de suivre l’impulsion de son bouillant caractère; mais le vieillard lui dit à l’oreille d’un ton grave
«Le cliquetis d’un bassinet est aussi familier à ces coquins que le son de la trompette à un soldat. Rentrez votre fusil, n’y touchez pas... Si la lune vient à donner sur le canon, ils s’en apercevront bien vite, car ils ont des yeux aussi perçants que ceux du serpent le plus noir. Le moindre mouvement nous vaudrait une grêle de flèches.»
Le chasseur d’abeilles obéit, en ce sens qu’il ne bougea plus; mais il était facile de voir, au sourcil froncé et au regard menaçant du jeune homme, qu’en cas de découverte les sauvages n’auraient pas remporté une victoire sans combat. Quant au Trappeur, il prit ses mesures en conséquence, et attendit le résultat avec la résignation et le calme qui le caractérisaient.
Pendant ce temps, les Sioux, — la sagacité du vieillard ne s’était pas trompée sur la nature de ces dangereux voisin, — avaient terminé leur conseil, et s’étaient dispersés de nouveau, comme s’ils eussent été à la recherche de quelque objet caché.
«Les marauds ont entendu le chien,» dit tout bas le Trappeur, «et leurs oreilles sont trop exercées pour se tromper sur la distance. Tenez-vous coi, mon garçon, la tête contre terre, comme un chien qui dort.
— Relevons-nous plutôt, et fions-nous à notre courage,» répondit son impatient compagnon.
Comme il allait continuer, une main se posa rudement sur son épaule; il tourna la tête et aperçut les traits farouches d’un Indien, qui le regardait droit dans les yeux. Nonobstant sa surprise et le désavantage de sa position, il n’était pas d’humeur à se laisser prendre sans résistance. Plus prompt que l’éclair, il fut d’un bond sur ses jambes, et saisit à la gorge son adversaire avec une vigueur qui aurait bientôt terminé la lutte, lorsqu’il sentit les bras du Trappeur s’enlacer autour de lui, et opposer à tous ses efforts une vigueur peu inférieure à la sienne.
Avant qu’il eût eu le temps de reprocher au vieillard sa trahison apparente, une douzaine de Sioux les entouraient, et ils furent obligés tous les trois de se rendre prisonniers.