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CHAPITRE VIII.

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Table des matières

Ils sont là-bas aux prises; je vais voir ce que c’est. Ce rusé coquin de Diomède tient sous sa griffe quelque jeune étourneau.

SHAKESPEARE, Troïle et Cressida.

AFIN de ne pas étendre le fil de notre histoire de façon à fatiguer la patience du lecteur, nous supposerons qu’il s’est écoulé une semaine entre la scène qui termine le précédent chapitre et les événements que nous allons raconter dans celui-ci.

La saison était sur le point de changer: la verdure de l’été commençait à faire rapidement place à la livrée sombre et bariolée de l’automne. Le ciel était chargé de nuages qui, confondus dans une sorte de chaos, roulaient avec violence en tourbillons épais, se déchirant parfois pour laisser entrevoir un pan de la voûte d’azur, d’une sérénité inaccessible aux orages du monde inférieur. Au-dessous, les vents se déchaînaient sur la Prairie nue et déserte avec une furie sans égale dans des espaces moins ouverts; en effet, rien ne venait y briser les élans de leur sauvage puissance, ni arbres, ni montagnes ni constructions, nul obstacle d’aucune sorte.

Quoique l’aridité fût, comme partout ailleurs, le signe distinctif du lieu où nous allons transporter la scène de cette histoire, on y retrouvait cependant des vestiges de la vie humaine. Au milieu des ondulations monotones de la Prairie, un rocher nu et escarpé s’élevait au bord d’un petit cours d’eau qui, après de longs détours, allait se réunir à l’un des nombreux affluents du Père des Fleuves. A la base de cette éminence et dans un bas-fond courait une rangée d’aunes et de sumacs, limite extrême d’un bouquet de bois dont le reste avait été abattu pour divers usages. C’était sur la hauteur que se trouvaient les vestiges qui annonçaient la présence de l’homme.

D’en bas, on ne distinguait qu’une espèce de parapet, composé de troncs d’arbres et de pierres, entremêlés de manière à épargner tout travail inutile; quelques toits très bas, faits d’écorce et de branchages; çà et là une barrière, construite à la façon du parapet et placée aux points les plus accessibles. On apercevait encore, au sommet d’une petite pyramide qui se projetait de l’un des angles du rocher, une tente dont la blancheur brillait au loin comme un voile de neige, ou, pour employer une comparaison assortie au sujet, comme une bannière sans tache, que la garnison installée au-dessous eût défendue du plus pur de son sang.

Telle était la grossière forteresse où notre émigrant avait pris refuge après le vol de ses bestiaux.

Ce jour-là, Ismaël Bush, debout au pied du rocher et appuyé sur sa carabine, enveloppait le sol stérile qui le portait d’un regard où le mépris s’unissait à un amer désappointement.

«Il est temps de changer de nature, Abiram,» dit-il à son beau-frère qui marchait presque toujours à ses côtés; «oui, il est temps d’imiter les ruminants, faute de la nourriture qui sied à des chrétiens et à des hommes libres. Voilà des sauterelles à qui vous pourriez disputer quelques brins d’herbe: vif, comme vous l’êtes, il ne vous serait pas difficile de dépasser la plus agile à la course.

— Maudit pays! ce n’est pas notre affaire,» grommela l’autre qui goûtait médiocrement les plaisanteries forcées de son parent; «et il est bon de se rappeler que la paresse du voyageur allonge la durée du voyage.

— Croyez-vous par hasard que je vais traîner une charrette après moi à travers ce désert pendant des semaines, et, que dis-je, des mois entiers?» repartit Ismaël, qui, comme tous ceux de sa classe, savait, à l’occasion, donner un vigoureux coup de collier, mais dont l’apathie naturelle répugnait à des efforts continus. «Que les gens sédentaires comme vous aient hâte de regagner leur demeure, soit! Grâce à Dieu, la mienne est vaste, et je ne crains pas de manquer de place pour reposer ma tête.

—- Puisque la plantation est de votre goût, il ne vous reste plus qu’à faire la récolte.

— Cela est plus aisé à dire qu’à faire dans ce coin de nos domaines. Certes il faut partir, et pour plus d’une raison. Vous me connaissez: s’il est rare que je fasse un marché, je remplis toujours mes engagements mieux que vos écrivailleurs de contrats, griffonnés sur des chiffons de papier. Mais enfin il y a encore une centaine de lieues à marcher, ou il n’y en a pas une, pour compléter la distance à laquelle je me suis engagé à vous conduire.»

En parlant ainsi, l’émigrant leva les yeux vers la tente qui couronnait le sommet de son château fort. Le sens de ce regard fut à l’instant saisi par le maussade Abiram, et en vertu de quelque influence secrète qui réglait leurs intérêts ou leurs sentiments, il suffit à rétablir l’harmonie qui menaçait d’être rompue.

«Je le sais,» répliqua le beau-frère, «et je le sens jusque dans la moelle des os; je me rappelle trop bien le motif qui m’a fait entreprendre ce maudit voyage pour oublier la distance qui me sépare du terme. Ce que nous avons fait ne profitera ni à vous ni à moi, à moins de mener à bonne fin ce que nous avons si bien commencé. Oui, c’est là, je pense, la doctrine de tout le monde. Et tenez, là-dessus, je me souviens de ce que disait dans l’Ohio un prédicateur de passage: un chrétien vivrait-il cent années dans la foi, et s’en détournerait-il un seul jour, il verrait son compte établi d’après le dernier coup de rabot, et, dans le règlement final, le bien serait mis de côté, et le mal seul admis dans la balance.

— Propos d’hypocrite! Et vous l’avez gobé argent comptant.

— Qu’en savez-vous?» riposta l’autre en dissimulant ses terreurs secrètes sous l’arrogance d’un esprit fort. «Croire et raconter sont deux... Et pourtant rien n’empêche que le bonhomme fût dans la vérité après tout. Le monde, à ce qu’il prétendait, n’était, à vrai dire, qu’un vaste désert, et une seule main avait la puissance de guider le plus savant à travers le labyrinthe de biens et de maux. En supposant qu’il en soit ainsi du monde entier, ne doit-on pas alors le croire d’une partie?»

L’émigrant partit à cet endroit d’un gros rire gouailleur.

«Allons, Abiram, trêve de jérémiades, et soyez homme,» dit-il. «Avez-vous envie de prêcher? Mais, d’après vos principes, que servira-t-il d’adorer Dieu cinq minutes et le diable une heure?... Écoutez-moi, mon cher. Je ne suis pas un grand laboureur, cependant voici une leçon que j’ai apprise à mes dépens: pour faire une bonne récolte, même sur la meilleure terre, il faut travailler ferme. Vos cafards comparent souvent la terre à un champ de blé, et les gens qui en vivent à ce qu’il rapporte. Eh bien, c’est moi qui vous le dis, vous ne valez guère mieux que le chardon ou le bouillon blanc; oui, vous êtes d’un bois trop mou pour être bon même à brûler.»

Une flamme s’alluma dans les yeux mauvais d’Abiram; mais ce mouvement de colère tomba devant la ferme contenance de son beau-frère, tant il est facile au vrai courage de dominer une nature basse et rampante.

Satisfait de cette évidente supériorité, qu’il avait trop souvent exercée en des occasions semblables pour qu’il doutât de son influence, Ismaël continua froidement la conversation, en la ramenant d’une manière plus directe sur ses projets ultérieurs.

«Quoi qu’il en soit,» dit-il, «vous reconnaîtrez qu’il est juste de rendre à chacun la monnaie de sa pièce, et, puisqu’on m’a volé mes bestiaux, de réparer cet échec en prenant bête pour bête: car, lorsqu’un homme se donne la peine de conclure un marché pour les deux parties, il serait bien sot de ne pas retenir quelque chose en guise de commission.»

Au moment où l’émigrant faisait cette déclaration d’un ton net et ferme qui se ressentait un peu de sa mauvaise humeur, quatre ou cinq de ses fils, qui étaient appuyés contre la base du rocher, s’avancèrent de ce pas traînant, qui était particulier à la famille.

«Voilà un bout de temps,» dit l’aîné, «que je demande à Hélène Wade, qui se tient là-haut en sentinelle, si elle ne voit rien venir, et pour toute réponse elle se borne à secouer la tête. Elle est diantrement avare de ses paroles, pour une femme; on pourrait lui enseigner à vivre sans faire tort le moins du monde à son joli minois.»

La jeune coupable faisait le guet avec une attention inquiète. Elle était assise au bord du roc le plus élevé, à côté de la petite tente, et à cent pieds au moins au-dessus du niveau de la plaine. Il n’était guère possible de distinguer, à cette distance, que les contours de sa personne, sa belle chevelure blonde flottant au gré du vent sur ses épaules, et le regard, en apparence immobile, qu’elle dirigeait au loin sur la Prairie.


«Holà ! Nelly, qu’y a-t-il?» cria Ismaël dont la voix puissante domina les mugissements du vent. «Avez-vous aperçu autre chose que les chiens qui parcourent la plaine?»

Les lèvres de l’attentive Hélène s’entrouvrirent: elle se leva de toute la hauteur de sa petite stature, paraissant toujours occupée à contempler un objet inconnu; mais, si elle parla, sa réponse alla se perdre dans une rafale.

«Il est certain que l’enfant voit quelque chose de plus qu’un buffle ou un chien de prairie,» reprit Ismaël. «Hé ! Nelly, êtes-vous sourde? entendez-vous?... Ah! si c’était une armée de Peaux Rouges qu’elle eût devant les yeux, nous aurions une fameuse occasion de les payer de leurs bontés, à la faveur de ces grosses pierres et de ces palissades!»

Ismaël avait accompagné son défi de gestes énergiques, qui avaient un instant ramené sur lui les regards de ses fils; mais lorsqu’ils se retournèrent pour surveiller de nouveau les mouvements de la jolie sentinelle, la place qu’elle venait d’occuper était vide. Ce fut A sa, le plus flegmatique des garçons, qui s’en aperçut le premier.

«Aussi vrai que je suis un pécheur,» s’écria-t-il avec une animation extraordinaire, «Hélène a été emportée par le vent!»

A l’espèce de sensation qui courut parmi nos jeunes lourdauds, il était évident qu’ils n’avaient pas été insensibles au charme des yeux bleus, de la blonde chevelure et du teint fleuri d’Hélène; ce qu’ils traduisirent l’un après l’autre par une expression d’ébahissement, non dépourvue d’intérêt, tandis que leurs yeux se reportaient vers le roc abandonné.

«Cela pourrait bien être,» ajouta l’un d’eux. «Elle était assise au bord d’une roche fendue, et depuis plus d’une heure j’avais envie de l’avertir du danger qu’elle courait.

— N’est-ce point un de ses rubans que je vois flotter là-bas à l’angle de la colline?» cria Ismaël. «Ah! je vois remuer du côté de la tente. Ne vous ai-je pas défendu à tous...

— Hélène! c’est Hélène!»

A ce cri, jeté en chœur par l’assistance, la jeune fille avait, en effet, reparu à temps pour mettre fin aux conjectures, et calmer des inquiétudes dont on n’aurait pas soupçonné l’existence chez des êtres si primitifs.

En sortant de dessous la draperie de la tente, Hélène s’avança d’un pas léger et intrépide vers le poste périlleux qu’elle avait déjà occupé, et montra du doigt la Prairie, paraissant parler vivement à quelque auditeur invisible.

«Nelly est folle!» dit A sa d’un ton de condescendance dédaigneuse.

«Elle rêve les yeux ouverts, et s’imagine voir une de ces farouches créatures dont le docteur lui rabâche le nom baroque aux oreilles.

— Peut-être a-t-elle aperçu un éclaireur des Sioux,» dit Ismaël en fouillant à son tour la plaine du regard.

Mais une observation faite à voix basse par son beau-frère lui fit relever la tête, et il comprit que les rideaux de la tente étaient agités d’un mouvement qui semblait avoir une autre cause que le vent.

«Qu’elle le fasse, si elle l’ose!» grommela-t-il entre ses dents.

«Abiram, ils me connaissent trop bien pour se frotter à moi.

— Regardez-y mieux; si le rideau n’est pas soulevé, je n’y vois pas plus qu’une chouette en plein midi.»

Ismaël frappa violemment la terre de la crosse de son fusil, et poussa un cri qu’Hélène eût pu facilement entendre, si elle n’avait concentré son attention d’une manière inexplicable.

«Hélène,» continua l’émigrant, qui rugissait de colère, «retirez-vous! Voulez-vous attirer le châtiment sur votre tête? M’entendez-vous, folle? Il faut qu’elle ait oublié sa langue maternelle; voyons si elle en comprend une autre.»

Il porta l’arme à la hauteur de son épaule, en dirigea le canon vers la cime du rocher; avant qu’on eût le temps de lui adresser un seul mot de remontrance, le coup était parti, annoncé par un jet de flamme. La jeune fille tressaillit comme un chamois effrayé, et poussant un cri perçant, elle s’élança dans la tente avec une rapidité qui laissait dans le doute si la peur ou une blessure n’avait pas été l’expiation de sa légère offense.

L’action de l’émigrant avait été trop soudaine et inattendue pour qu’on pût l’empêcher; mais à peine eût-elle été commise que ses fils protestèrent à leur façon contre une telle barbarie. Des regards irrités et farouches furent échangés, et tous laissèrent échapper à la fois un murmure de désapprobation.

«Père, quelle est la faute d’Hélène?» demanda brusquement l’aîné.

«Pourquoi tirer sur elle comme sur un daim aux abois ou sur un loup affamé ?

— Elle a désobéi,» répondit l’émigrant, dont la ferme attitude et le regard de froid mépris disaient assez quel peu de cas il faisait des mauvaises dispositions de sa lignée. «Oui, elle a désobéi, et cela suffit, entendez-vous? Tâchez surtout que personne ne recommence.

— On ne traite pas un homme ainsi qu’une femmelette.

— Vous êtes un homme, Asa, je le sais, et vous n’oubliez pas de le répéter; mais moi, je suis le père et le maître, ne l’oubliez pas non plus.

— Oui certes, et un drôle de père!

— Assez!... Votre manque de vigilance, j’en suis presque sûr, nous a mis les Sioux sur le dos. Soyez donc modeste dans vos paroles, mon fils, qui veillez si bien, ou vous pourriez avoir à répondre du désastre que votre faute nous a causé.

—- Il ne me plaît pas, à moi, d’être gourmandé comme un enfant en jaquette. Que parlez-vous de loi, vous qui n’en reconnaissez aucune? Et vous me tiendriez à l’attache, comme si je n’avais pas aussi des besoins à satisfaire, une vie à soutenir? Non, je ne resterai pas plus longtemps pour être traité à l’égal du dernier de vos bestiaux.

— Le monde est vaste, mon brave garçon, et il contient plus d’une belle plantation sans occupants. Allez, vous avez dans les mains vos titres signés et scellés. Bien peu de pères dotent mieux leurs enfants qu’Ismaël Bush; vous en conviendrez, j’en suis certain, quand vous serez au bout du voyage.»

Cet entretien, qui menaçait de tourner au tragique, fut interrompu par une clameur générale.

«Regardez!» s’écria Abiram d’une voix creuse et solennelle. «Avez-vous du temps à perdre en vaines querelles?»

A peine Ismaël eut-il aperçu l’objet qui attirait alors l’attention de tous ceux qui l’entouraient, que son visage prit tout à coup l’expression de l’étonnement et de la stupeur.

«Regardez là-haut!» s’écria Abiram.


Une femme se tenait à l’endroit d’où Hélène avait été si périlleusement expulsée. Elle était de la plus petite taille jugée compatible avec la beauté, et celle que les poètes et les artistes ont choisie comme le beau idéal de la grâce féminine. Sa robe était d’une étoffe de soie noire et brillante. Une chevelure longue, éparse et bouclée, plus noire encore et plus lustrée que sa robe, retombait tantôt sur ses épaules, couvrant comme d’un voile son buste délicat, et tantôt se déroulait en longues boucles au souffle de la brise. L’éloignement empêchait de distinguer complètement ses traits, qui toutefois paraissaient jeunes, expressifs et, au moment de son apparition inattendue, empreints d’une puissante émotion. En effet, cette créature frêle et charmante paraissait d’une jeunesse à faire douter qu’elle eût passé l’âge de l’enfance. Elle pressait contre son cœur une main mignonne et faite au tour, tandis que de l’autre elle semblait inviter Ismaël à diriger contre elle seule tout acte de violence ultérieure.

Le muet étonnement avec lequel le groupe des émigrants contemplait un spectacle si extraordinaire ne fut interrompu qu’en voyant Hélène s’avancer à son tour timide et hésitante, comme si elle était partagée entre ses craintes pour elle-même et pour sa compagne. Elle parla, mais ses paroles ne parvinrent pas au groupe des spectateurs, et celle à qui elle s’adressait parut n’y faire aucune attention. Toutefois, cette dernière, satisfaite en quelque sorte de s’être offerte en holocauste au ressentiment d’Ismaël, ne tarda point à se retirer, à s’évanouir plutôt ainsi qu’une vision surnaturelle.

Il y eut alors plusieurs minutes d’un silence profond pendant lequel les fils d’Ismaël, après avoir fixé sur le rocher des yeux hébétés de surprise, se regardèrent les uns les autres de manière à prouver que, pour eux du moins, l’apparition de l’hôte extraordinaire du pavillon était aussi imprévue qu’incompréhensible. Enfin, Asa, en sa qualité d’aîné, et mû par la rancune de sa récente altercation, prit sur lui l’office d’interrogateur. Mais, au lieu de braver le ressentiment de son père, dont il avait vu trop souvent éclater le naturel farouche pour l’irriter imprudemment, il se tourna vers Abiram, plus facile à intimider.

«Voilà donc,» lui dit-il d’un ton sarcastique, «l’animal que vous ameniez dans les Prairies comme un leurre à en attraper d’autres! Je vous connais pour un particulier que la vérité ne tracasse guère au prix de n’importe quel moyen; mais cette fois, je l’avoue, vous vous êtes surpassé vous-même. Les journaux du Kentucky vous ont reproché à satiété de trafiquer de la chair noire sans se douter, les innocents, que vous étendiez le commerce aux créatures blanches.

— Qui appelez-vous marchand d’esclaves?» demanda Abiram en affectant de montrer beaucoup de colère. «Suis-je responsable de tous les mensonges qu’on imprime? Jetez les yeux sur votre propre famille, jeune homme; pensez d’abord aux vôtres: il n’est pas jusqu’aux souches du Kentucky et du Tennessée qui n’élèvent la voix contre vous! Oui mon beau monsieur, qui parlez si bien, j’ai vu sur les poteaux des habitations le signalement du père, de la mère et de trois enfants, vous compris, avec l’offre d’une récompense capable d’enrichir un honnête homme pour celui qui...»

Il fut interrompu par un coup qui, fortement appliqué du revers de la main, alla le frapper sur la bouche et le fit chanceler; son sang coula et ses lèvres enflèrent.

«Asa,» dit Ismaël, en s’avançant dans une attitude empreinte d’un reste de cette dignité que la nature semble avoir départie à tous les pères, «Asa, vous avez frappé le frère de votre mère.

— J’ai frappé le calomniateur de toute la famille,» répondit le jeune homme irrité ; «et à moins de gouverner plus sagement sa langue, mieux vaudrait pour lui n’en pas avoir du tout. Je n’ai jamais fait grand usage du couteau, mais, dans l’occasion, je ne serais pas embarrassé pour couper à un diffamateur...

— Enfant, vous vous êtes oublié deux fois aujourd’hui; que cela ne vous arrive pas une troisième! Quand la loi du pays est faible, il est juste que la loi de la nature soit forte. Vous m’entendez, Asa, et vous me connaissez... Quant à vous, Abiram, ce garçon a des torts envers vous, et mon devoir est de veiller à ce qu’ils soient réparés. Rappelez-vous ce que je dis: justice vous sera rendue; cela suffit. Mais vous avez avancé des choses dures contre moi et ma famille. Si les limiers de la loi ont placardé leurs affiches sur les arbres et sur les poteaux des établissements, vous savez pourquoi: il ne s’agissait pas d’un acte déshonnête, c’est uniquement pour avoir maintenu le principe que la terre est une propriété commune. Non, Abiram; si je pouvais me laver les mains de ce que vous m’avez suggéré, aussi aisément que je le puis des conseils que le diable m’a soufflés à l’oreille, mon sommeil, la nuit, serait plus tranquille, et nul de ceux qui portent mon nom n’aurait lieu d’en rougir. Allons, faites la paix! Voilà bien assez de paroles, et n’oublions pas qu’une seule de plus suffirait à mettre au pis ce qui n’est déjà que trop mal.»

Ismaël fit de la main un geste d’autorité, et se détourna avec l’entière conviction que ceux auxquels il venait de parler n’auraient point la témérité de contrevenir à ses ordres.

D’abord, Asa eut besoin de se faire violence pour céder à ce qu’on exigeait de lui; mais il retomba bientôt dans son apathie habituelle, et il ne tarda pas à reparaître ce qu’il était en réalité, un être dangereux par accès seulement, et dont les passions- étaient trop engourdies pour être maintenues longtemps à l’état d’effervescence.

Il n’en fut pas de même d’Abiram. Tant qu’il y avait eu probabilité de conflit personnel entre lui et son colossal neveu, sa contenance avait présenté des signes non équivoques d’appréhensions toujours croissantes; sitôt que le père eut jeté dans la balance et sa vigueur physique et son autorité morale, la pâleur de ses traits fit place à une teinte livide, qui annonçait combien l’outrage qu’il avait reçu avait profondément ulcéré son cœur. Toutefois, comme Asa, il se rendit à l’injonction de l’émigrant, et l’harmonie fut rétablie, du moins en apparence, entre des gens qui n’étaient retenus par nulle autre obligation que par le lien fragile du respect au pouvoir d’Ismaël.

Un des effets de cette querelle avait été de donner le change à l’attention des jeunes gens, en leur faisant oublier l’apparition de la belle étrangère. Il est vrai qu’il se tint à l’écart quelques conférences secrètes et animées, dont l’objet était indiqué par la direction des regards; mais ces symptômes menaçants ne tardèrent point à disparaître, et toute la troupe se fractionna de nouveau, comme à l’ordinaire, en groupes nonchalants et silencieux.

«Hé ! garçons, je vais monter là-haut et m’assurer si l’on aperçoit les sauvages,» dit Ismaël d’un ton qu’il s’efforçait de rendre conciliant. «S’il n’y a rien à craindre, nous irons faire un tour; la journée est trop belle pour la perdre en paroles, comme des bourgeoises qui bavardent autour de la table à thé.»

Sans attendre qu’on l’approuvât ou non, il s’avança vers la base du rocher formant de tous côtés une sorte de muraille à pic d’environ vingt pieds de haut. Un passage étroit en facilitait l’accès; mais on avait eu la précaution de le fortifier par un rempart de troncs de cotonniers, que protégaient par en haut des chevaux de frise formés des branches du même arbre. Là était en faction un homme armé, comme à la clef de toute la position, et prêt à défendre l’entrée s’il était nécessaire, pour donner à la garnison le temps de se préparer au combat.

De ce côté la montée du pic était encore pénible, à cause des obstacles accumulés par la nature et par l’émigrant. On débouchait de là sur une sorte de terrasse, ou pour mieux dire de plateau, qui servait de refuge à toute la famille. Les habitations, du genre de celles qu’on rencontre fréquemment sur les frontières, appartenaient à l’enfance de l’art, ne se composant que de troncs d’arbres, d’écorces et de poteaux. L’emplacement sur lequel elles étaient assises pouvait avoir plusieurs centaines de pieds carrés, et dominait d’assez haut la plaine pour diminuer beaucoup, sinon pour écarter entièrement, le danger des projectiles indiens.

C’est là qu’Ismaël avait laissé, en toute sécurité, ses petits enfants sous la garde de leur mère; et c’est là qu’il la trouva livrée à ses occupations domestiques, entourée de ses filles, élevant de temps à autre la voix pour gronder ceux d’entre ses marmots qui avaient encouru son déplaisir, et trop absorbée par la tempête de ses criailleries pour s’être aperçue de la scène violente qui avait eu lieu au bas du rocher.

«Ah! le beau campement que vous avez choisi là, Ismaël; un lieu ouvert à tous les vents!»

Ainsi débuta ou plutôt continua la matrone, car elle ne fit que reporter sur son mari l’accès de colère dirigé contre une petite fille de dix ans qui pleurnichait à côté d’elle.

«Sur ma parole, peu s’en faut que je ne sois obligée de compter la marmaille à chaque minute pour voir s’il ne s’en est pas envolé quelqu’un dans le pays des vautours ou des canards! Pourquoi vous acoquiner au pied de ce rocher comme des reptiles engourdis, tandis que le ciel commence à se peupler d’oiseaux? Croyez-vous que les bouches puissent se remplir et la faim se satisfaire en dormant et en restant les bras croisés?


— Allez votre train, Esther,» répondit le mari en jetant sur sa bruyante couvée un regard empreint de tolérance plutôt que d’affection. «Vous n’en aurez pas moins des oiseaux, pourvu qu’effrayés de vos criailleries, ils ne s’enfuient pas hors de portée. Oui, femme,» poursuivit-il en mettant le pied à la place d’où il avait si brutalement chassé Hélène, «des oiseaux, et du bison par-dessus le marché, si j’ai encore le talent de distinguer la brute à la distance d’une lieue d’Espagne.

— Descendez, descendez, et agissez au lieu de bavarder. Un homme qui bavarde ne vaut pas mieux qu’un chien qui aboie. Si des Peaux Rouges venaient à paraître, Nelly déploierait la toile à temps pour vous en avertir... Mais qu’avez-vous tué, Ismaël? car c’est votre carabine qui a fait feu il y a quelques minutes, ou j’ai l’ouïe bouchée.

— Peuh! c’était pour effrayer ce faucon que vous voyez planer au-dessus du rocher.

— Oui, oui, le faucon! A votre âge, tirer sur des faucons et des vautours, quand vous avez dix-huit bouches à nourrir! Regardez l’abeille et le castor, mon brave homme, et apprenez d’eux la prévoyance. Êtes-vous sourd, Ismaël?... Sur mon salut,» ajouta-t-elle en laissant tomber l’étoupe qu’elle filait sur sa quenouille, «je crois qu’il est encore entré dans la tente! Il y passe les trois quarts de son temps auprès d’une bonne à rien...»

Le soudain retour de son mari lui ferma la bouche; et elle se contenta de marmotter son mécontentement au lieu de l’exprimer en termes plus explicites.

Le dialogue qui s’engagea alors entre ce couple si bien assorti fut court mais expressif. La femme se montra d’abord quelque peu rétive, mais sa sollicitude pour les siens ne tarda pas à la rendre plus souple. Comme la conversation se termina par l’engagement que prit Ismaël d’employer le reste du jour à la chasse afin de lui demander la pâture quotidienne, nous croyons superflu de la rapporter.

Cette résolution prise, l’émigrant descendit dans la plaine et divisa ses forces en deux corps, dont l’un devait rester à la garde de la forteresse, et l’autre l’accompagner à la chasse. Il eut soin de comprendre parmi ces derniers Asa et Abiram, sachant qu’aucune autorité, hormis la sienne, n’était capable de réprimer le ressentiment de son fils, s’il venait à être provoqué.

Les chasseurs partirent, et à quelque distance du rocher ils se séparèrent afin de cerner le troupeau de bisons qu’on apercevait dans le lointain.

La prairie

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