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CHAPITRE VI.

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Table des matières

Il est trop susceptible, trop prude, trop affecté, trop singulier: il y a en lui je ne sais quelle étrangeté.

SHAKESPEARE.

ISMAEL Bush avait passé toute la durée d’une vie de plus de cinquante ans sur les frontières de la société américaine.

Il tirait vanité de n’avoir jamais élu domicile dans un endroit où il n’était pas libre d’abattre tous les arbres qu’il pouvait apercevoir du seuil de sa porte; d’avoir rarement laissé pénétrer les gens de loi dans ses plantations, et arriver à ses oreilles le son de la cloche d’une église. Ses efforts excédaient à peine ses besoins, bornés comme ceux de sa condition, et faciles à satisfaire. Étranger à toute application de l’intelligence qui ne tombait pas sous les sens, il n’en respectait qu’une seule, l’art de guérir. Sa déférence pour cette science spéciale lui avait fait accepter les propositions d’un médecin, qui avait offert de l’accompagner à travers une région peu connue, dans l’espoir d’enrichir l’histoire naturelle de nouvelles découvertes. Aussi l’avait-il volontiers admis dans sa famille, ou plutôt sous sa protection, et ils avaient jusque-là voyagé de conserve, dans la plus parfaite harmonie; et Ismaël se félicitait souvent avec sa femme d’avoir recruté un compagnon dont la présence leur serait précieuse n’importe où il leur conviendrait de planter leurs tentes.

Les recherches du naturaliste l’éloignaient quelquefois, durant plusieurs jours, de la route directe de l’émigrant, qui semblait n’avoir d’autre guide que le soleil. Beaucoup de gens se fussent estimés heureux d’avoir été hors du camp au moment du coup de main des Sioux, et ce fut précisément le cas de notre aventureux savant, Obed Bat, ou, comme il aimait mieux s’entendre appeler, Battius,docteur en médecine, et membre de plusieurs académies.

Malgré l’état d’engourdissement où sa nature épaisse était encore engagée, l’émigrant n’en ressentait pas moins un dépit amer des libertés qu’on venait de prendre avec ce qui lui appartenait. Il se rendormit toutefois, parce que c’était l’heure consacrée au repos, et qu’il savait com. bien serait vaine, au milieu des ténèbres, toute tentative de rattraper le bien volé. La conscience de sa situation l’empêchait aussi de s’exposer à perdre ce qui lui restait en cherchant à reprendre ce qu’il avait perdu. Si les naturels de la Prairie aimaient passionnément les chevaux, leur goût pour bien d’autres articles, restés en la possession des voyageurs, n’était pas moins connu. C’était chez eux un subterfuge fort commun de disperser les troupeaux, afin de profiter du désordre qui en résultait pour se livrer au pillage; mais, sur ce point particulier, Matori paraissait avoir trop légèrement escompté la prudence de l’homme qu’il avait attaqué.

On a déjà vu avec quel flegme l’émigrant avait appris son désastre il nous reste maintenant à faire connaître les résultats de ses mûres délibérations.

Quoiqu’il y eût dans le camp plus d’un œil lent à se fermer, et plus d’une oreille écoutant avidement le moindre bruit d’alarme, un calme profond continua d’y régner pendant le reste de la nuit. Le silence et la fatigue remplirent leur office accoutumé, et avant l’aurore tout dormait, à l’exception des jeunes gens de garde; et comment ils s’acquittèrent cette fois de leur devoir, c’est ce qu’on n’a jamais su, attendu qu’il n’arriva rien qui pût accuser ou prouver leur vigilance.

Au moment où le jour commença à poindre en trouant l’horizon obscur de lueurs grisâtres, le frais visage d’Hélène, où l’on apercevait encore des signes d’inquiétude, se montra au-dessus de la masse confuse d’enfants, au milieu desquels elle s’était glissée lors de son retour furtif au camp. Se levant avec précaution, elle passa légèrement entre les corps étendus à terre, et arriva jusqu’aux limites de l’enceinte formée par Ismaël. Là elle s’arrêta pour écouter, comme incertaine si elle devait aller plus loin. Mais cette pause ne dura qu’un instant; et bien avant que les yeux appesantis des sentinelles eussent eu le temps de distinguer sa taille légère, elle était entrée dans la Prairie, et avait gravi le sommet de l’éminence la plus voisine.

Debout, l’oreille tendue, Hélène écouta sans rien entendre que la brise du matin qui agitait faiblement l’herbe à ses pieds. Elle était sur le point de revenir sur ses pas, trompée dans son attente, lorsqu’un bruit de pas arriva jusqu’à elle. Tournant la tête avec empressement, elle entrevit dans la pénombre un individu qui se dirigeait de son côté, comme s’il l’avait reconnue de loin. Déjà le nom de Paul montait à ses lèvres, et elle lui adressait la parole en ces termes affectueux que sait trouver le cœur d’une femme; puis subitement elle recula confuse, et balbutia:

«Quoi! docteur, c’est vous? Je ne m’attendais pas à vous rencontrer à pareille heure.

— Toutes les heures et toutes les saisons, ma bonne Hélène, sont indifférentes au véritable ami de la nature,» répondit le nouveau venu.

C’était un petit homme, d’une taille grêle, d’une mobilité extraordinaire, un peu sur le retour de l’âge, et dont l’habillement offrait un bizarre mélange de drap et de peaux. Il s’approcha de la jeune fille avec la familiarité d’une vieille connaissance, et ajouta:

«Celui qui ne sait pas tout ce qu’on peut admirer de choses à la clarté de l’aurore est privé d’une foule de jouissances.

— Vous avez raison,» dit Hélène qui saisit dans ses paroles l’occasion de justifier sa présence hors du camp à cette heure indue; «je connais des gens qui trouvent la terre d’un aspect plus agréable la nuit qu’à la lumière du plus brillant soleil.

— Ceux-là, voyez-vous, ont la pupille de l’œil trop convexe. Mais si l’on veut étudier les habitudes actives de la race féline ou de la variété albinos, il faut sortir à cette heure. Oui, je le répète et j’en suis certain, il y a des hommes qui préfèrent regarder les objets au crépuscule par la simple raison qu’ils voient mieux à ce moment de la journée.

— Est-ce par ce motif que vous courez si souvent la nuit?

— Je cours la nuit, ma chère enfant, parce que la terre, dans ses révolutions diverses, ne laisse la lumière du soleil que la moitié du temps sur un méridien donné, tandis que ma besogne exige douze ou quinze heures consécutives. Or, voilà deux jours que je suis absent, à la recherche d’une plante connue pour exister sur les bords des affluents de la Platte, et je n’y ai pas vu un seul brin d’herbe qui n’ait été décrit et classé.


— C’est jouer de malheur, en vérité !

— Que parlez-vous de malheur?» répéta le petit homme en se rapprochant davantage, et en tirant ses tablettes d’un air d’orgueilleuse modestie. «Non, non, Hélène, je suis loin d’être à plaindre, à moins qu’on ne plaigne un homme dont la fortune est faite, dont la réputation est établie à jamais, dont le nom passera à la postérité avec celui de Buffon. Que dis-je, Buffon? un compilateur, un savant qui a fondé sa gloire sur les travaux d’autrui! Non, je marcherai de pair, pari passu, avec -Solander (K), qui acheta sa science à force de sueurs et de privations!

— Avez-vous découvert une mine, docteur Bat?

— Bien plus qu’une mine, un trésor monnayé, ma fille, et qui peut avoir cours immédiatement. Écoutez... Las d’avoir fouillé la Prairie en vain, j’étais en train de décrire l’angle nécessaire pour couper la ligne de marche de votre oncle, quand j’entendis un bruit semblable à une explosion d’armes à feu.

— Oui, nous avons eu une alerte...

— Vous m’aviez cru perdu,» interrompit le savant, trop préoccupé de ses propres idées pour comprendre le sens de l’interruption; «il n’y a rien à craindre à cet égard. La base une fois prise, et le. calcul m’ayant donné la longueur de la perpendiculaire, je n’avais plus qu’à former mon angle pour obtenir l’hypoténuse. Supposant que cette décharge de mousqueterie était faite à mon intention, je changeai de route et marchai dans la direction du bruit, non que j’ajoute plus ou même autant de foi au rapport des sens qu’aux résultats mathématiques, mais je craignais que l’un des enfants n’eût besoin de mes services.

— Ils sont tous heureusement...

— Ne m’interrompez pas,» reprit le bouillant docteur, tout à l’idée qui le dominait. «J’avais traversé une vaste étendue de Prairie, car le son porte loin quand rien ne lui fait obstacle. Tout à coup j’entends de lourds piétinements, comme ceux d’une course de bisons, et que vois-je? Une troupe de quadrupèdes qui escaladaient les hauteurs l’un après l’autre; des animaux qui n’auraient jamais été connus ni décrits, sans le plus heureux des hasards. Un d’eux, noble échantillon de l’espèce, s’était un peu écarté de ses frères. Ceux-ci ayant incliné de mon côté, l’animal solitaire suivit l’impulsion donnée, ce qui l’amena à une centaine de pas de moi. Quelle aubaine! Je bats le briquet, j’allume ma lampe, et sur le lieu même j’entame la description du sujet. Ah! ma petite Hélène, j’aurais donné mille dollars pour avoir là un de nos garçons avec sa carabine!

— Vous portez un pistolet, docteur,» dit la jeune fille avec distraction, pendant que ses regards erraient sur la Prairie; «c’était le moment de vous en servir.

— Oui, mais il n’est chargé que de menue grenaille, pour détruire les gros insectes et les reptiles. Non, j’ai fait beaucoup mieux que d’entreprendre un combat dont je ne serais peut-être pas sorti vainqueur: j’ai couché cet événement tout au long sur mon journal, en notant chacune des particularités avec la précision nécessaire. C’est un morceau que je vais vous lire, Hélène; car vous êtes une bonne fille, bien studieuse, et en retenant ce que vous apprenez de cette manière, vous pouvez rendre de grands services à la science s’il m’arrivait quelque malheur. Hélas! ma chère enfant, le métier que je fais a ses dangers comme celui du guerrier. Cette nuit par exemple,» ajouta-t-il en jetant involontairement un regard derrière lui, «le principe de la vie a couru grand risque de périr en moi.

— Et qui le menaçait?

— Le monstre que j’avais découvert... Il s’est approché de moi, et à mesure que je reculais il continuait à avancer. Ce qui m’a sauvé, j’en ai la conviction, c’est la petite lampe que je portais. Tout en écrivant, j’avais soin de la tenir entre nous deux, et elle me servait à la fois de luminaire et de bouclier. Mais vous allez entendre la description de l’animal, et alors vous pourrez juger des périls auxquels les amants de la science s’exposent chaque jour pour le service du genre humain.»

Le naturaliste leva en l’air ses tablettes et se prépara à lire du mieux qu’il put, à la douteuse clarté que le firmament projetait sur la plaine; toutefois il crut devoir faire précéder sa lecture de quelques phrases d’introduction.

«Écoutez, ma fille,» dit-il, «et vous saurez de quel trésor j’ai eu le bonheur d’enrichir les annales de l’histoire naturelle.

— Est-ce donc une créature de votre invention?» demanda Hélène.

Et la jeune fille, cessant d’interroger l’horizon, ramena sur le savant ses grands yeux bleus où pétillait une malice naïve.

«Est-il au pouvoir de l’homme,» répondit Battius, «d’animer la matière? Plût à Dieu qu’il en fût ainsi! vous ne tarderiez pas à voir une Historia naturalis americana qui ferait la nique aux impudents imitateurs de Buffon! Tenez, il y aurait de grands perfectionnements à opérer dans l’organisme de tous les quadrupèdes, de ceux-là surtout qui ont été créés pour la course. Il faudrait que les deux membres inférieurs fussent établis d’après les principes du levier, tels que des roues comme on les fait à présent; seulement je n’ai pas encore décidé si le changement devrait s’appliquer aux pattes de devant ou à celles de derrière, attendu qu’entre tirer et pousser, j’ignore ce qui exige le plus de force musculaire. On pourrait, par une exsudation naturelle de l’animal, vaincre la difficulté du frottement et obtenir une vitesse considérable. Mais laissons cela, sans objet, du moins pour le moment,» ajouta-t-il avec un soupir.

Puis, rapprochant les tablettes de ses yeux, il se mit à lire à haute voix ce qui suit:

«6 octobre 1805.» — C’est tout bonnement la date que, j’ose le dire, vous savez aussi bien que moi. — «Quadrupède vu à la clarté des étoiles, et à l’aide d’une lampe de poche, dans les prairies de l’Amérique septentrionale (pour la latitude et le méridien, voir le journal). Genre, inconnu; en conséquence nommé, d’après l’auteur de la découverte, et l’heureuse coïncidence qui l’a fait apercevoir la nuit, Vespertilio horribilis americanus.» J’ai traduit par son synonyme latin Vespertilio mon nom de Bat, qui, en anglais, signifie chauve-souris. Je continue.

«Dimensions, prises au juger: dans sa plus grande longueur, 11 pieds; hauteur, 6 pieds. Caractères: tête droite; narines dilatées; yeux expressifs et fiers; dents aiguës et nombreuses; queue horizontale, flottante, et légèrement féline; pieds grands et velus; talons crochus et dangereux; oreilles imperceptibles; cornes longues, divergentes et formidables; couleur gris cendré avec des taches de feu; voix sonore, martiale, effrayante; goûts carnivores; naturel farouche et intrépide; habitudes aggrégatives.»

«Voilà,» s’écria le docteur, quand il eut terminé cette description sèche mais claire, «voilà une créature qui va très probablement disputer au lion son titre de roi des animaux!

— Je n’ai pas compris tout ce que vous venez de dire, docteur Battius, » répondit Hélène, qui, connaissant le faible du philosophe, se plaisait à lui donner un titre dont il était fier; «mais si la Prairie est infestée de monstres semblables, je n’oserai plus hasarder un pied hors du camp.

— Et vous ne ferez pas mal,» dit le naturaliste en baissant la voix de manière à trahir un défaut d’assurance plus manifeste qu’il ne l’eût désiré. «Jamais mon système nerveux n’avait été soumis à une telle épreuve. Il y eut un moment, je l’avoue, où mon courage chancela devant un aussi terrible ennemi, mais l’amour de la science me soutint et m’accorda la victoire.


— Votre langage est si différent de celui que nous parlons dans le Tennessée,» dit Hélène, en s’efforçant de garder son sérieux, «que je ne suis pas bien assurée de vous comprendre. Si je ne me trompe, vous vous êtes senti un peu cœur de poule, n’est-ce pas?

— Comparaison absurde qui provient d’une ignorance complète sur la constitution de ce bipède! La poule a un cœur en rapport exact avec ses autres organes, et à l’état de nature, c’est un volatile courageux. Hélène,» ajouta-t-il d’un air solennel qui fit quelque impression sur la jeune fille, «j’ai été poursuivi, relancé, et dans un péril sur lequel je dédaigne d’insister... Mais que vois-je?»

Regardant du côté que lui indiquait le docteur, elle aperçut un animal qui traversait la plaine en courant et semblait venir droit à eux. Le jour n’était pas encore assez avancé pour lui permettre d’en distinguer la forme et l’espèce, mais ce qu’elle voyait suffisait à lui donner l’idée d’un animal sauvage et redoutable.

«Le voilà ! il arrive!» s’écria le docteur, en portant machinalement la main sur ses tablettes, pendant que ses jambes flageolaient sous lui, et malgré ses efforts pour les raffermir un peu. «Maintenant, Hélène, la fortune m’offre une occasion favorable pour corriger les erreurs que j’ai pu commettre dans une description faite au clair de la lune... Voyons un peu: couleur gris cendré.... point d’oreilles... cornes d’une excessive longueur...»

Sa voix défaillante et sa main mal assurée furent tout à coup arrêtées par un mugissement, ou plutôt par un cri de l’animal, assez terrible pour intimider un cœur plus intrépide que celui du naturaliste. Ce cri se prolongea dans la Prairie en cadences bizarrement sauvages, et le silence qui lui succéda ne fut interrompu que par les francs éclats de rire partis de la bouche plus harmonieuse d’Hélène Wade. Entre temps, le naturaliste, muet d’étonnement, se laissait flairer par le monstre, sans lui opposer la moindre résistance ni mettre en avant son fameux bouclier de lumière.

«C’est votre âne en personne!» s’écria Hélène, dès qu’il lui fut possible de recouvrer la parole. «C’est votre patient compagnon, votre monture infatigable!»

Battius promena des yeux hagards de l’âne à la jeune fille, et de la jeune fille à l’âne, mais aucune parole ne sortit de ses lèvres.

«Eh! quoi, ne reconnaissez-vous pas une bête qui a si longtemps peiné à votre service?» continua Hélène en riant de nouveau; «qui vous a fidèlement servi, et dont je vous ai ouï dire cent fois que vous l’aimiez comme un frère?

— Asinus domesticus!» soupira le docteur, reprenant haleine comme un homme qui avait failli être suffoqué. «Le genre ne saurait être douteux, et quant à le rattacher à l’espèce chevaline, je soutiendrai toujours le contraire. Oui, c’est l’asinus en personne, Hélène, incontestablement, mais ce n’est pas le Vespertilio horribilis de la Prairie! Ils diffèrent entre eux, et de beaucoup, et sur tous les caractères essentiels. Celui de là-bas était carnivore,» ajouta-t-il, en jetant les yeux sur la page ouverte de ses tablettes; «celui-ci est granivore; d’un côté, naturel farouche et dangereux; de l’autre, naturel patient et sobre; au lieu d’avoir des oreilles imperceptibles et des cornes divergentes, le nôtre a de longues oreilles et point de cornes.»

Un nouvel éclat de rire d’Hélène le rappela tout à fait au sentiment de la vérité.

«L’image du Vespertilio était sur la rétine,» reprit l’investigateur des secrets de la nature, d’un ton qui annonçait tant soit peu l’intention de se justifier, «et j’ai eu la sottise de prendre mon fidèle roussin pour le monstre, quoique je n’en revienne pas de le voir ainsi courir la pretantaine. »

Hélène lui fit alors le récit détaillé de la surprise nocturne et de ses résultats. Elle décrivit, avec une exactitude qui eût pu inspirer des soupçons à un auditeur moins simple, la manière dont les animaux effrayés s’étaient précipités hors du camp pour se répandre en aveugles dans la Prairie. Sans se permettre de l’exprimer en termes propres, elle s’arrangea de façon à suggérer dans l’esprit du docteur la très forte probabilité que ce qu’il avait pris pour des bêtes sauvages n’était autre chose que le troupeau fuyant d’Ismaël; elle termina par des lamentations sur cette perte, et par quelques remarques naturelles sur la position critique où la famille allait se trouver.

Le naturaliste, muet de stupéfaction, l’écouta d’un bout à l’autre. S’il ne lui échappa aucun mot de curiosité ou de surprise, un geste rapide, et que l’œil perçant d’Hélène saisit au vol, suffit à trahir sa déception: la page de la fameuse découverte fut arrachée des tablettes, et avec elle s’évanouit l’illusion du savant. Depuis ce moment, le monde n’a plus entendu parler du Vespertilio horribilis americanus, et les sciences naturelles ont perdu sans retour un important anneau de cette grande chaîne animée qui unit, dit-on, le ciel à la terre, et dans laquelle la place de l’homme est, à ce qu’on assure, si rapprochée de celle du singe.

Dès qu’il fut instruit de toutes les circonstances de l’attaque, la sollicitude du docteur Bat prit une direction différente. Il avait laissé sous la garde d’Ismaël plusieurs in-folio et certaines boîtes contenant des spécimens botaniques et des animaux empaillés; et l’idée lui vint tout à coup que des maraudeurs aussi adroits que les Sioux n’avaient pu manquer cette occasion de le dépouiller de ses trésors. Toute l’éloquence de la jeune fille ne réussit pas à calmer ses appréhensions, et ils se séparèrent, lui pour se délivrer d’une pénible incertitude, elle pour regagner la tente isolée avec autant de promptitude et de mystère qu’elle en était sortie.


La prairie

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