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1774 - Les Souffrances du jeune Werther

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Johann Wolfgang von Goethe

Œuvres de Goethe

Traduction par Jacques Porchat.

Librairie de L. Hachette et Cie, 1860 (V. Poëmes et Romans de Goethe, pp. 213-333).

LES SOUFFRANCES

DU JEUNE WERTHER.

LIVRE PREMIER.

4 mai.

Comme je suis joyeux d’être parti ! Cher ami, qu’est-ce que le cœur de l’homme ? Te quitter, toi qui m’es si cher, toi dont j’étais inséparable, et sentir de la joie ! Je sais que tu me le pardonnes. Mes autres relations n’étaient-elles pas choisies par le sort tout exprès pour tourmenter un cœur comme le mien ? Pauvre Éléonore !… Et pourtant ce n’était pas ma faute … En pouvais-je davantage, si, tandis que la grâce piquante de sa sœur me procurait un agréable amusement, une passion se développait dans son pauvre cœur ? Et pourtant…. suis-je tout à fait sans reproche ? N’ai-je pas nourri ses sentiments ? Ne me suis-je pas même amusé de ce naïf langage de la naWre, qui si souvent nous faisait rire, si peu risible qu’il fût ? N’ai-je pas… ? Oh ! qu’est-ce que l’homme, pour qu’il ose se plaindre ! Je veux, cher ami, je le promets, je veux me corriger ; je ne veux plus, comme je l’ai toujours fait, ruminer le moindre mal que le sort nous envoie ; je veux jouir du présent, et le passé sera pour moi le passé. Assurément tu as raison, cher ami : il y aurait ici-bas moins de souffrances, si les hommes (Dieu sait pourquoi ils sont ainsi faits !) ne s’appliquaient pas, avec tant d’efforts d’imagination, à rappeler le souvenir des douleurs passées au lieu de supporter un présent tolérable.

Veuille dire a ma mère que je m’occuperai de son affaire avec le plus grand soin, et que je lui en donnerai des nouvelles au premier jour. J’ai vu ma tante, et je n’ai pas trouvé en elle, tant s’en faut, la méchante femme que l’on disait chez nous. Elle est vive, emportée, mais d’un cœur excellent. Je lui ai exposé les griefs de ma mère sur cette part d’héritage qu’elle retient : elle m’a dit ses raisons, ses motifs et les conditions auxquelles elle serait prête à livrer tout, et plus que nous ne demandions. Bref, je ne veux rien t’en écrire aujourd’hui : dis à ma mère que tout ira bien. J’ai pu voir une fois de plus, mon cher ami, dans cette petite affaire, que les malentendus et la nonchalance causent dans le monde plus de querelles, peut-être que la ruse et la méchanceté, qui du moins sont certainement plus rares.

Du reste je me trouve fort bien ici. La solitude est pour mon âme un baume précieux dans ce paradis terrestre, et cette saison de la jeunesse échauffe de tous ses feux mon cœur, qui souvent frissonne. Chaque arbre, chaque buisson est un bouquet de fleurs, et l’on voudrait devenir une abeille, pour voltiger dans cette atmosphère embaumée et y puiser toute sa nourriture.

La ville, par elle-même, est désagréable ; mais, dans les environs, la nature est d’une inexprimable beauté. C’est ce qui avait engagé le feu comte de M…. à établir son jardin sur une des collines, qui se croisent avec une diversité charmante, et forment les plus agréables vallons. Le jardin est simple, et l’on s’aperçoit, dès l’entrée, que le plan n’en a pas été dessiné par un jardinier savant, mais par un homme sensible, qui voulait y jouir de lui-même. J’ai déjà donné plus d’une larme à sa mémoire dans le petit pavillon en ruine, qui était sa place favorite, et qui est aussi la mienne. Je serai bientôt le maître du jardin ; après une couple de jours, le jardinier m’est déjà dévoué : il ne s’en trouvera pas mal.

10 mai.

Une merveilleuse sérénité s’est répandue dans tout mon être, pareille aux douces matinées de printemps, dont je jouis avec délices. Je suis seul, et me félicite de vivre dans cette contrée, qui est faite pour les âmes telles que la mienne. Je suis si heureux, mon cher ami, si entièrement absorbé dans le sentiment d’une existence tranquille, que mon art en souffre. Je ne saurais dessiner maintenant, je ne saurais faire un trait de crayon, et je ne fus jamais un plus grand peintre. Lorsque la gracieuse vallée se voile de vapeurs autour de moi* que le soleil de midi effleure l’impénétrable obscurité de ma forêt, et que seulement quelques rayons épars se glissent au fond du sanctuaire ; que, dans les hautes herbes, couché près du ruisseau qui tombe, et plus rapproché de la terre, je découvre mille petites plantes diverses ; que je sens, plus près de mon cœur, le tourbillonnement de ce petit univers parmi les brins d’herbe, les figures innombrables, infinies, des vermisseaux, des mouches ; que je sens enfin la présence du Tout-Puissant, qui nous a créés à son image, le souffle de l’amour infini, qui nous porte et nous soutient, bercés dans une joie éternelle : mon ami, si le jour commence à poindre autour de moi, si le monde qui m’environne et le ciel tout entier reposent dans mon sein, comme l’image d’une bien-aimée, alors je soupire et je me dis : « Ah ! si tu pouvais exprimer, si tu pouvais exhaler sur ce papier ce que tu sens vivre en toi avec tant de chaleur et d’abondance, en sorte que ce fût le miroir de ton âme, comme ton âme est le miroir du Dieu infini !… » Mon ami…. Mais je m’abîme, je succombe sous la puissance de ces magnifiques apparitions.

12 mai.

Je ne sais si des génies trompeurs planent sur cette contrée, ou si elle est dans mon cœur, l’ardente et céleste fantaisie qui donne l’air du paradis à tout ce qui m’environne. A l’entrée de la ville est une fontaine, une fontaine où je suis enchaîné par un charme, comme Mélusine avec ses sœurs…. On suit la pente d’une petite colline, et l’on se trouve devant une voûte ; on descend une vingtaine de marches, et l’on voit l’eau transparente jaillir du rocher. Le petit mur qui forme l’enceinte, les grands arbres qui ombragent la place alentour, la fraîcheur du lieu, tout vous attire et vous cause un secret frissonnement.

Il ne se passe aucun jour où je ne vienne m’asseoir une heure en ce lieu. Les jeunes filles y viennent de la ville puiser de l’eau, fonction innocente et nécessaire, que remplissaient jadis les filles mêmes des rois. Assis à cette place, je vois soudain revivre autour de moi les mœurs patriarcales ; je vois les hommes d’autrefois faire connaissance et chercher femme à la fontaine, et, autour des fontaines et des sources, planer des génies bienfaisants. Jamais, dans un jour d’été, après une marche pénible, il n’a goûté, près d’une source, une fraîcheur salutaire, celui qui ne peut sentir ce que je sens.

13 mai.

Tu me demandes si tu dois m’envoyer mes livres ?… Mon ami, au nom du ciel, ne m’embarrasse pas de ce fardeau. Je ne veux plus être guidé, excité, animé : ce cœur fermente assez de lui-même. Ce qu’il me faut, c’est un chant qui me berce, et je l’ai trouvé abondamment dans mon Homère. Combien de fois j’apaise, à ses chants, mon sang qui bouillonne ! Car tu n’as rien vu d’aussi inégal, d’aussi changeant que mon cœur. Mon ami, ai-je besoin de te le dire, à toi qui as souffert si souvent, à me voir passer de la tristesse au dérèglement, et d’une douce mélancolie à une passion dévorante ? Aussi, je traite mon pauvre cœur comme un enfant malade : je lui accorde tout ce qu’il demande. Ne le dis à personne : il y a des gens qui m’en feraient un crime.

15 mai.

Les petites gens de l’endroit me connaissent déjà, et ils m’aiment, surtout les enfants. Au commencement, quand je m’approchais d’eux, et leur faisais telle ou telle question amicale, quelques-uns croyaient que je voulais m’amuser à leurs dépens, et ils se débarrassaient de moi grossièrement. Je ne m’en fûchai point ; mais je sentis vivement ce que j’avais déjà souvent observé, c’est que les personnes d’un certain rang se tiennent toujours froidement à distance du petit peuple, comme si elles croyaient perdre à s’en rapprocher ; et puis il se trouve des étourdis et de mauvais plaisants qui feignent de descendre, pour faire d’autant mieux sentir leur arrogance aux pauvres gens.

Je sais bien quenous ne sommes pas égaux, que nous ne pouvons pas l’être ; mais j’estime que celui qui croit nécessaire de s’éloigner de ce qu’on appelle le peuple, pour se faire respecter, est aussi blâmable qu’un lâche, qui se cache devant son ennemi, parce qu’il a peur de succomber.

Dernièrement je me rendis à la fontaine et je trouvai une jeune servante qui avait posé son seau * sur la dernière marche de l’escalier, et cherchait des yeux une de ses pareilles, qui voulût l’aider à le placer sur sa tête. Je descendis, et, arrêtant mes yeux sur elle : « Vous aiderai-je, mon enfant ? » lui dis-je. Elle devint rouge comme le feu. « Oh ! monsieur…. ditelle. — Sans façon…. » Elle arrangea son coussinet et je l’aidai. Elle me remercia et remonta les degrés.

1. Le vase dont il est ici question est proprement une seille. Ce vieux mot, qui serait bien préférable à seau, est encore en usage dans quelques provinces. La seille est a deux anses, plus évasée qu’un seau ordinaire, et c’est exactement le vaisseau de bois que les servantes allemandes portent sur la téle.

17 mai.

J’ai fait toute sorte de connaissances : je n’ai pas encore trouvé de société. Je ne sais ce que je puis avoir d’attrayant, mais beaucoup de gens me prennent en gré et s’attachent à moi, et j’ai des regrets, quand nojus n’avons à faire ensemble qu’un bout de chemin. Si tu me demandes comment sont les gens de ce pays, je te dirai : « Comme partout. » C’est une chose bien uniforme que l’espèce humaine. La multitude emploie la plus grande partie de son temps à travailler pour vivre, et le peu de liberté qui lui reste lui pèse tellement, qu’elle cherche tous les moyens de s’en débarrasser. 0 destinée de l’homme !

Mais de très-bonnes gens ! Si je m’oublie quelquefois, si quelquefois je goûte avec eux les plaisirs qui sont encore accordés aux hommes, comme de jaser gaiement, avec franchise et cordialité, autour d’une table proprement servie ; d’arranger à propos une promenade, une danse ou quelque autre partie de plaisir, cela produit sur moi un excellent effet, pourvu que je ne vienne pas à songer qu’il est en moi bien d’autres facultés, qui se rouillent faute d’exercice, et que je dois cacher soigneusement ! Ah ! cela serre le cœur…. Et pourtant être méconnu est la destinée de chacun.,

Hélas ! pourquoi l’amie de ma jeunesse n’est-elle plus ! Pourquoi l’ai-je connue !… Je me dirais : « Tu es un insensé ; tu cherches ce qu’on ne saurait trouver ici-bas ; » mais je l’ai possédée ; j’ai senti ce cœur, cette grande âme, en présence de laquelle je me figurais être plus que je n’étais, parce que j’étais tout ce que je pouvais être. Alors, bon Dieu, une seule force de mon âme restait-elle inactive ? Ne pouvais-je pas développer devant elle toute cette merveilleuse sensibilité avec laquelle mon cœur embrasse la nature ? Notre commerce n’était-il pas un enchaînement perpétuel des sentiments les plus délicats, des saillies les plus vives, dont toutes les modifications, jusqu’au trait burlesque, portaient l’empreinte du génie ? Et maintenant !… Hélas ! les années qu’elle avait de plus que moi l’ont emportée la première dans la tombe. Je ne l’oublierai jamais ; jamais je n’oublierai sa ferme raison et sa divine indulgence.

Il y a quelques jours, je rencontrai M. V…, jeune homme ouvert et franc, et d’une très-heureuse physionomie. Il sort de l’université. Il ne se flatte pas précisément d’être un génie, mais il croit cependant en savoir plus que d’autres ; au reste, il a travaillé : je m’en aperçois en bien des rencontres. Bref, il a de jolies connaissances. Ayant appris que je m’occupe beaucoup de dessin, et que je sais le grec (deux phénomènes en ce pays), il vint à moi et il étala beaucoup de science, depuis Batteux jusqu’à Wood, depuis de Piles jusqu’à Winkelmann ; il m’assura qu’il avait lu toute la première partie de la théorie de Sulzer ’, et qu’il possédait un manuscrit deHeyne sur l’étude de l’art antique. Je l’ai laissé dire.

J’ai fait encore la connaissance d’un brave homme, le bailli du prince, caractère franc et loyal. On dit que c’est un charme de le voir au milieu de ses enfants. 11 en a neuf. On fait surtout grand cas de sa fille aînée. Il m’a invité à l’aller voir, et j’irai au premier jour. Il habite.à une lieue et demie d’ici, une maison de chasse du prince, où il a demandé la permission de se.retirer après la mort de sa femme : le séjour de la ville et de la maison bailliale lui était devenu trop pénible.

Du reste, j’ai rencontré sur mon chemin quelques originaux bizarres, chez qui tout me semble insupportable, et plus insupportables que tout le reste, leurg démonstrations d’amitié.

Adieu. Cette lettre te conviendra : elle est tout historique.

22 mai.

La vie de l’homme n’est qu’un songe, on l’a dit souvent, et ce sentiment m’accompagne. aussi sans cesse. Quand je considère les étroites limites dans lesquelles les facultés actives et la pénétration de l’homme sont renfermées ; quand je vois que

1. On prononce et l’on devrait peut-ôtro écrire Soulzer : observation applicable à plusieurs noms propres allemands. l’objet de tous nos efforts est de pourvoir à des besoins qui n’ont eux-mêmes d’autre but que de prolonger notre misérable existence, et qu’ensuite toute notre tranquillité, sur certains points de nos recherches, n’est qu’une résignation rêveuse, que l’on goûte à peindre de figures bigarrées et de brillantes perspectives les murs entre lesquels on se trouve prisonnier : tout cela, Wilhelm, me réduit au silence. Je rentre en moi-même, et j’y trouve un monde, mais de pressentiments et de vagues désirs, plutôt que de réalités et de forces vivantes. Alors tout flotte devant mes yeux, et je poursuis en souriant mon rêve à travers le monde.

Que les enfants ne sachent pas pourquoi ils veulent, c’est un point sur lequel tous les doctes instituteurs et gouverneurs sont d’accord ; mais que les hommes faits, comme les enfants, s’avancent eux-mêmes sur cette terre d’une marche chancelante, et, comme eux, ne sachant pas d’où ils viennent, où ils vont, agissent tout aussi peu dans un but véritable, et soient tout aussi bien menés avec des biscuits, des gâteaux et des verges, c’est ce que personne ne veut croire, et moi, je trouve que la chose est palpable.

Je t’accorderai volontiers (car je sais ce que tu pourrais me répondre) que ceux-là sont les plus heureux, qui vivent au jour le jour comme les enfants, promènent leur poupée, l’habillent et la déshabillent, tournent, avec un grand respect, autour de l’armoire où la maman a serré les bonbons, et, s’ils finissent par attraper la friandise convoitée, la croquent à belles dents, et crient : « Encore’…. » Ce sont là d’heureuses créatures. Ils sont .heureux aussi, ceux qui donnent à leurs occupations frivoles, ou même à leurs passions, des noms magnifiques, et les portent en compte au genre humain, comme des œuvres de géants, entreprises pour son salut et son bonheur…. Heureux qui peut vivre de la sorte ! Mais celui qui reconnaît, dans son humilité, où toutes ces choses aboutissent ; celui qui voit comme tout bourgeois à son aise sait façonner son petit jardin en un paradis ; avec quelle ardeur aussi le malheureux poursuit sa route, haletant sous le fardeau, et comme tous aspirent également à voir, une minute de plus, la lumière du soleil : celui-là est tranquille, et se fait aussi un monde, qu’il tire de lui-même, et il est heureux aussi, parce qu’il est homme. Et, si étroite que soit sa sphère, il porte toujours dans le cœur le doux sentiment de la liberté, et il sait qu’il pourra quitter cette prison quand il voudra.

26 mai.

Tu connais dès longtemps ma manière de m’établir, de m’arranger, dans quelque lieu tranquille, une cabane, et de m’y loger le plus étroitement du monde : eh bien, j’ai trouvé encore ici un petit coin qui m’a séduit.

A une lieue de la ville est un village du nom de Wahlheim1. Sa situation au pied d’une colline est très-agréable ; et, lorsque, sortant du village, on monte le sentier, on embrasse d’un coup d’œil toute la vallée. Une bonne hôtesse, déjà vieille et pourtant joyeuse et prévenante, vend du vin, de la bière et du café. Ce qui vaut mieux que tout le reste, ce sont deux tilleuls, qui couvrent de leurs vastes rameaux la petite place devant l’église : alentour sont des maisons rustiques, des fermes et des granges. J’ai vu rarement un asile aussi secret, aussi paisible. C’est là que je fais porter, de l’auberge, ma petite table et ma chaise, que je prends mon café et que je lis mon Homère.

La première fois que je vins par hasard sous les tilleuls, par une belle après-midi, je trouvai la place solitaire. Tout le monde était aux champs. Seulement un petit garçon, qui pouvait avoir quatre ans, était assis par terre, et tenait, des deux bras, contre sa poitrine, un autre enfant de cinq ou six mois, assis entre ses jambes, lui formant ainsi une sorte de siège, et, malgré la vivacité avec laquelle il portait de tous côtés ses yeux noirs, il restait assis, parfaitement tranquille. Cet objet me charma. Je m’assis sur une charrue, qui se trouvait vis-à-vis, et je dessinai avec beaucoup de plaisir cette scène fraternelle. J’ajoutai la haie voisine, une porte de grange et quelques roues brisées, le tout comme il se trouvait, sur les divers plans, et

1. Le lecteur voudra bien ne pas se donner la peino de chercher les lieux ici nommés : on s’est vu forcé de changer les véritables noms, qui se trouvaient dans l’original. (A’ofe de l’auteur.) je vis, au bout d’une heure, que j’avais fait un dessin bien composé, très-intéressant, sans avoir mis du mien la moindre chose. Gela me confirma dans la résolution de m’en tenir désormais uniquement à la nature. Elle seule est d’une richesse infinie ; elle seule forme le grand artiste. On peut dire beaucoup de choses à l’avantage des règles, à peu près ce qu’on peut dire à la louange de la société civile. Un homme qui se forme d’après les règles ne produira jamais rien d’absurde et de mauvais, comme celui qui se modèle sur les lois et la bienséance ne peut jamais devenir un voisin insupportable, jamais un insigne scélérat ; mais aussi, quoi qu’on en dise, toute règle étouffera le vrai sentiment et la vraie expression de la nature. « C’est trop fort, diras-tu ; la règle ne fait que nous renfermer dans de justes bornes ; elle émonde les rameaux luxuriants….» Mon arni, faut-il te faire une comparaison ? Il en est de cela comme de l’amour. Un jeune homme s’attache absolument à une femme ; il passe auprès d’elle toutes ses journées ; il prodigue toutes ses forces, tout son bien, pour lui prouver, à chaque moment, qu’il se donne à elle sans réserve. Vienne alors un bourgeois, un homme en place, qui lui dise : « Mon joli monsieur, aimer est de l’homme, mais il vous faut aimer en homme. Partagez vos heures ; consacrez-en une partie au travail, une autre au délassement, à votre maîtresse ; faites le compte de votre bien, et, quand vous aurez mis à part le nécessaire, je ne vous défends pas de faire, du surplus, un présent à votre amie, mais pas trop souvent ; à sa fête, par exemple, et à son jour de naissance…. » Si notre amoureux l’écoute, il devient un jeune homme utile, et je conseillerai même au prince de lui donner de l’emploi ; mais c’en est fait de son amour, comme de son art, s’il est artiste. 0 mes amis, pourquoi le torrent du génie déborde-t-il si rarement ? d’où vient que si rarement il bouillonne à grands flots et fait frémir vos âmes étonnées ?… Chers amis, c’est que sur les deux rives habitent des bourgeois tranquilles, dont les jolis pavillons, les planches de tulipes et les carrés d’herbages seraient ravagés, et qui savent, par conséquent, avec des digues et des saignées, prévenir à propos le danger qui les menace.

27 mai.

Je m’aperçois que je suis tombé dans l’extase, les comparaisons et la déclamation ; et, là-dessus, j’ai oublié de te conter jusqu’au bout ce qui m’est arrivé avec les enfants. Plongé dans le sentiment d’artiste que ma lettre d’hier t’expose en termes fort décousus, je restai bien deux heures assis sur ma charrue. Vers le soir, une jeune femme, un panier au bras, vient chercher les enfants, et crie de loin : « Philippe, tu es un bon garçon ! » Elle me salue ; je la salue à mon tour ; je me lève, je m’approche, et lui demande si elle est la mère de ces enfants. Elle me dit que oui, et, en donnant à l’aîné un petit pain blanc, elle prend le plus jeune et l’embrasse, avec toute la tendresse d’une mère. « J’avais chargé mon Philippe de tenir le petit, me ditelle, et je suis allée à la ville, avec mon aîné, acheter du pain blanc, du sucre et un poêlon déterre. » Je voyais tout cela dans le panier, dont le couvercle était tombé. « Je veux faire, ce soir, une petite soupe à mon Jean. » C’était le nom du plus jeune. « Mon aîné, l’étourdi, m’a cassé hier le poêlon, en se disputant avec Philippe pour le gratin de la bouillie. » Je deman-. dai où était l’aîné, et, comme elle me disait qu’il pourchassait dans le pré une couple d’oies, il revint en sautant, et apporta au second une baguette de noisetier. Je m’entretins encore quelques moments avec cette femme, et j’appris qu’elle était la fille du maître d’école, et que son mari était allé en Suisse pour recueillir l’héritage d’un cousin. « Ils voulaient le tromper, ditelle, et ils ne répondaient pas à ses lettres : alors il est allé luimême. Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé malheur ! Je suis sans nouvelles de lui. » J’ai eu de la peine à me séparer de cette fernnie ; j’ai donné un kreutzer à chacun des enfants et un autre à la mère pour le plus petit, afin d’acheter un pain blanc pour sa soupe, quand elle ira à la ville, et, là-dessus, nous nous sommes quittés.

Je te jure, mon ami, que, si je me sens agité, tout ce tumulte s’apaise, à la vue d’une créature comme celle-là, qui parcourt, dans une heureuse tranquillité, le cercle étroit de son existence, se tire d’affaire au jour le jour, et voit tomber les feuilles, sans que cela lui dise aucune chose, sinon que l’hiver approche.

Depuis ce temps, je me tiens souvent là dehors. Les enfants se sont accoutumés à moi parfaitement. Je leur donne du sucre, quand je prends mon café, et, le soir, ils partagent avec moi les tartines de beurre et le lait caillé. Le dimanche, le kreutzer ne leur manque jamais, et, si je ne suis pas lu au sortir de l’église, l’hôtesse a l’ordre de le distribuer à ma place.

Ils sont familiers ; ils me racontent toute sorte d’histoires, et je m’amuse surtout de leurs passions et des naïves explosions de leurs désirs, quand d’autres enfants du village se rassemblent.

J’ai eu beaucoup de peine à tranquilliser la mère, inquiète à l’idée que ses enfants pourraient incommoder le monsieur.

30 mai.

Ce que j’ai dit, l’autre jour, de la peinture, est aussi vrai delà poésie : il suffit de reconnaître l’excellent et d’oser l’exprimer. A la vérité, c’est beaucoup dire en peu de mots. Aujourd’hui j’ai assisté à une scène qui, fidèlement rendue, ferait la plus belle idylle du monde ; mais, poésie, scène, idylle, qu’importé ? Fautil, quand nous devons nous intéresser à une manifestation de la nature, qu’elle soit artistement combinée ?

Si, après cet exorde, tu attends quelque chose de grand et de relevé, tu seras bien loin de compte : c’est tout uniment un jeune villageois qui m’a inspiré cette vive sympathie…. Comme d’ordinaire, je raconterai mal, et, comme d’ordinaire, tu me trouveras, je pense, exagéré. C’est encore Wahlheim, et toujours Wahlheim, qui produit ces merveilles.

Une société était réunie sous les tilleuls, pour prendre le café. Comme elle n’était pas trop dé mon goût, je pris un prétexte pour me tenir à l’écart.

Un jeune paysan sortit d’une maison voisine, et se mit à raccommoder quelque chose à la charrue que j’avais dessinée naguère. Son air me plut et je lui adressai la parole ; je le questionnai sur sa position. La connaissance fut bientôt faite, et, comme il m’arrive d’ordinaire, avec celle sorte de gens, elle fut bientôt de l’intimité. Il me conta qu’il élait en service chez une veuve, et qu’il en était fort bien traité. A tout ce qu’il sut m’en dire, et aux grands éloges qu’il en fit, je reconnus bientôt qu’il lui était dévoué de corps et d’âme. Elle n’était plus jeune, disait-il, elle avait eu à souffrir de son premier mari ; elle ne voulait plus du mariage, et son récit faisait si clairement paraître combien elle était belle, combien elle était ravissante, à ses yeux, combien il souhaitait qu’elle voulût bien le choisir, pour effacer le souvenir des torts de son premier mari, que je devrais tout redire, mot pour mot, pour te rendre parfaitement la pure inclination, l’amour et la fidélité de cet homme. Il me faudrait avoir le talent du plus grand poète pour te représenter, en môme temps, d’une manière vivante, l’expression de ses gestes, l’harmonie de sa voix, le feu céleste de ses regards. Non, aucunes paroles ne peuvent exprimer la tendresse qui paraissait dans tout son être et son langage : tout ce que j’en pourrais dire serait sans grâce. J’étais particulièrement touché de voir comme il craignait qu’il ne me vînt d’injustes pensées sur ses relations avec elle, et des doutes sur la bonne conduite de la veuve. Le plaisir que je goûtais à l’entendre parler de sa figure, de sa beauté, qui, sans avoir le charme de la jeunesse, l’attirait victorieusement et l’enchaînait ; je ne puis que me le redire dans le fond du cœur. Je n’ai vu de ma vie le pressant désir, la passion ardente, unie à cette pureté ; oui, je puis le dire, je ne l’ai jamais imaginée et rêvée dans cette pureté. Ne me gronde pas, si je l’avoue qu’au souvenir de cette innocence et de cette candeur, je brûle d’une ardeur secrète ; que l’image de cette fidélité et de cette tendresse me poursuit partout, et que brûlé, pour ainsi dire, moi-même de ces feux, je languis et je me consume. Je veux maintenant chercher à la voir sans tarder…. ou plutôt, en y songeant bien, je veux l’éviter. Il vaut mieux que je la voie par les yeux de son amant : peut-être les miens ne la verraient-ils pas comme elle est maintenant devant moi ; et pourquoi me gâter cette belle image ?

16 juin.

Pourquoi je ne t’écris pas ?.. ! Tu me le demandes, et pourtant tu es aussi un de nos savants ! Tu dois deviner que je me trouve bien et que…, en deux mots, j’ai fait une connaissance qui me touche au cœur. J’ai…. je ne sais….

Te conter de point en point comme il est arrivé que j’ai fait la connaissance de la plus aimable personne, ce sera difficile. Je suis heureux et content, et, par conséquent, mauvais historien.

Un ange ! fi ! chacun le dit de la sienne, n’est-il pas vrai ? Et pourtant je ne suis pas en état de te dire comment elle est parfaite, pourquoi elle est parfaite : bref, elle a captivé tout mon être.

Tant de simplicité avec tant d’esprit, tant de bonté avec tant de fermeté, et le repos de l’âme avec la vie et l’activité véritable !…

Tout cela n’est que sot bavardage, misérables abstractions, qui n’expriment pas un seul de ses traits. Une autre fois…. non, pas une autre fois, à l’instant même, je veux te le raconter. Ou maintenant ou jamais. Car, entre nous, depuis que j’ai commencé ma lettre, j’ai été déjà trois fois sur le point de poser la plume, de faire seller mon cheval et de courir. Et pourtant je me suis juré, ce matin, que je n’irais pas ; n’importe, je vais sans cesse à la fenêtre, voir à quelle hauteur le soleil est encore.

Je n’ai pu résister, il a fallu me rendre chez elle. Me voilà de retour. Wilhelm, je soupe de ma beurrée, et je t’écris.

Si je continue de la sorte, tu n’en sauras pas plus à la fin qu’au commencement. Écoute donc : je me fais violence, pour en venir aux détails.

Je t’écrivis dernièrement que j’avais fait la connaissance du bailli S… et qu’il m’avait invité à l’aller voir bientôt dans son ermitage, ou plutôt dans son petit royaume. Je négligeai la chose, et n’y serais peut-être jamais allé, si le hasard ne m’avait découvert le trésor caché dans ce paisible séjour.

Nos jeunes gens avaient arrangé un bal à la campagne, et je devais en être. J’offris d’accompagner une jeune fille de l’endroit, douce et belle, d’ailleurs insignifiante, et il fut convenu que je prendrais une voiture, que je conduirais ma danseuse et sa cousine au rendez-vous de fête, et que nous prendrions en chemin Charlotte S…. « Vous allez faire la connaissance d’une belle personne, me dit ma danseuse, comme nous traversions la grande forêt éclaircie, pour nous rendre à la maison de chasse. — Prenez garde, ajouta la cousine, d’en deveni’r amoureux. — Pourquoi donc ?’lui dis-je. — Elle est, répondit-elle, déjà promise à un très-honnête homme, qui est parti, pour aller mettre en ordre ses affaires, parce que son père est mort, et pour solliciter un emploi considérable. » Ces détails m’étaient assez indifférents.

Il s’en fallait d’un quart d’heure encore que le soleil ne touchât la montagne, quand nous arrivâmes devant la porte de la cour. Il faisait une chaleur accablante, et les dames exprimèrent leur appréhension de voir éclater un orage, qui semblait se préparer dans de petits nuages grisâtres et sombres autour de l’horizon. J’apaisai leur crainte, en me donnant l’air de connaître le temps, bien que je commençasse moi-même à soupçonner que notre fête serait troublée.

J’étais descendu de voiture, et une servante, qui parut à la porte de la cour, nous pria d’attendre un moment : Mlle Charlotte viendrait bientôt. Je traversai la cour, et m’avançai vers la maison bien bâtie, et, lorsque j’eus monté l’escalier du perron et franchi la porte, mes yeux furent frappés du plus charmant spectacle que j’aie vu de ma vie. Dans la salle d’entrée, six enfants de deux à onze ans sautillaient autour d’une belle jeune fille, de moyenne taille, qui portait une simple robe blanche, avec des nœuds de rubans rosés aux bras et au sein. Elle tenait un pain bis, et coupait tour à tour à chacun des petits son morceau, à proportion de leur âge et de leur appétit. Elle servait chacun, de l’air le plus gracieux, et chacun criait naïvement son merci…, après avoir tenu longtemps ses petites mains en l’air, avant même que le morceau fût coupé. Après quoi, munis de leur goûter, les uns s’éloignèrent sautant de joie, les autres, d’un caractère plus posé, se rendirent tranquillement à la porte de la cour, pour voir les étrangers et la voiture qui devait emmener leur Charlotte…. * Je vous demande pardon, me ditelle, de vous avoir donné la peine d’entrer, et de faire attendre ces dames. Ma toilette et divers soins de ménage à prendre pour le temps de mon absence, m’ont fait oublier de donnera mes enfants leur goûter, et ils ne veulent recevoir leur pain que de moi. » Je lui Os un compliment insignifiant : je n’étais occupé que de sa figure, de sa voix, de son maintien, et j’étais à peine revenu de ma surprise, qu’elle courut dans sa chambre prendre ses gants et son éventail. Les enfants se tenaient à quelque distance, et me regardaient de côté : j’allai droit au plus jeune, qui était un enfant de la plus heureuse physionomie. Il reculait, au moment où Charlotte reparut et dit : * Louis, touche la main à monsieur ton cousin. » L’enfant obéit de très-bonne grâce, et, malgré son petit nez barbouillé, je ne résistai pas au plaisir de l’embrasser de bon cœur. « Cousin… ? dis-je ensuite, en présentant la main à Charlotte. Croyez-vous que je mérite le bonheur d’être votre parent ? — Oh ! ditelle, avec enjouement, notre cousinage est très-étendu, et je serais fâchée que les autres eussent l’avantage sur vous. »_

En partant, elle chargea Sophie, l’aînée des sœurs après elle, petite fille de onze à douze ans, de bien surveiller les .enfants, et de saluer de sa part le papa, quand il rentrerait de la promenade. Elle recommanda aux petits d’obéir à leur sœur Sophie, comme si ce fût elle-même, ce que plusieurs promirent expressément. Mais une petite espiègle, blondine de six ans, se prit à dire : « Et pourtant.ce n’est pas toi, Lolotte ! Et nous aimons bien mieux quand c’est toi. » Les deux aînés des garçons avaient grimpé sur la voiture, et, à ma prière, elle leur permit Je nous accompagner jusqu’au bois, s’ils promettaient de ne.pas se faire de niches et de se bien tenir.

A peine étions-nous placés, à peine les dames s’étaient-elles saluées, et avaient-elles fait quelques remarques réciproques sur leurs toilettes, particulièrement sur’ les chapeaux, et passé en revue la société qu’on s’attendait à voir, que Charlotte fit arrêter la voiture et descendre ses frères. Ils demandèrent encore une fois à lui baiser la main, et l’aîné le lit avec toute la tendresse qui peut appartenir à l’ùge de quinze ans ; le cadet, avec beaucoup de vivacité et d’étourderie. Elle les chargea encore une fois de dire bonsoir aux petits, et nous poursuivîmes notre course.

La cousine demanda à Charlotte si elle avait achevé le livre qu’elle lui avait envoyé dernièrement. « Non, ditelle, il ne me plaît pas ; je suis prête à vous le rendre. Le précédent ne valait pas mieux. » Je fus bien surpris, lorsqu’ayant demandé quels étaient ces livres, elle me répondit….’ Je trou vais un sens remarquable à tout ce qu’elle disait ; à chaque mot, je voyais briller de nouveaux charmes, de nouveaux rayons d’intelligence, sur son visage, qui semblait peu à peu s’épanouir, parce qu’elle sentait que je la comprenais.

« Quand j’étais plus jeune, ditelle, je n’aimais rien eomme les romans. Dieu sait quel plaisir c’était pour moi, lorsque, le dimanche, je pouvais m’asseoir dans un coin et m’intéresser, de tout mon cœur, au bonheur ou à l’infortune d’une miss Jenny. Je ne nierai pas non plus que ce genre de livres n’ait encore pour moi quelques charmes ; mais, comme il m’arrive rarement de pouvoir prendre Un livre, il faut qu’il soit parfaitement à mon goût. L’auteur que je préfère est celui dans lequel je trouve le monde où je vis, chez qui les choses se passent comme autour de moi, et dont le récit m’attache et m’intéresse autant que ma propre vie domestique, qui n’est pas un paradis, sans doute, mais qui, à tout prendre, est une source de bonheur inexprimable. »

Je m’efforçais de cacher l’émotion que me causaient ces paroles, mais Je ne fus pas longtemps maître de moi, car, lorsque je l’entendis parler incidemment, avec tant de vérité, du Vicaire de Wakefield, de….* je fus transporté ; je lui dis tout ce qui me vint à l’esprit, et ce fut seulement quelque temps après, quand Charlotte adressa la parole à ses compagnes, que je m’aperçus

1. On se voit obligé de supprimer ce passage de la lettre, pour ne donner h personne sujet de se plaindre, bien que, dans le fond, tout écrivain doive attacher peu d’importance aux jugements d’une jeune fille et d’un jeune homme fantasque. (Note de l’auteur.)

2. On a retranché encore les noms de quelques auteurs nationaux. Ceu* qui ont part à l’approbation de Charlotte le sentiront dans leur propre cœur, s’ils viennent à lire celle lettn . et du reste persoune n’a besoin de connaître ses préférences, (Note de l’auteur.) qu’elles étaient demeurées là, les yeux ouverts, comme si elles n’y avaient pas été. La cousine me regarda plus d’une fois avec un petit air moqueur, mais je ne m’en inquiétai point.

La conversation tomba sur le plaisir de la danse. « Si cette passion est un défaut, dit Charlotte, je vous dirai sans détour que je ne vois rien au-dessus de la danse. Si j’ai quelque souci en tête, et que je tambourine, sur mon clavecin discord, une contredanse, tout est d’abord oublié. »

Pendant cet entretien, comme je me repaissais de ses yeux noirs ! Comme ses lèvres animées et ses joues fraîches et riantes attiraient mon urne tout entière ! Absorbé dans les belles pensées qu’elle énonçait, que de fois je laissai courir ses paroles sans les entendre ! Tu peux t’en faire une idée, car tu me connais. Bref, je descendis de voiture tout rêveur, quand nous arrêtâmes devant la maison de fête, et j’étais tellement perdu dans mes songes, au milieu du crép.uscule, que je pris à peine garde à la . musique, dont le bruit descendait jusqu’à nous, de la salle illuminée.

M. Audran et un certain N. N…. (peut-on retenir tous ces noms ?), qui étaient les danseurs de la cousine et de Charlotte, nous reçurent à la portière, s !emparèrent de leurs dames, et je montai avec la mienne.

Nous commençâmes par danser quelques menuets. J’invitai les dames l’une après l’autre, et les plus disgraciées étaient précisément celles qui ne pouvaient se résoudre à donner la main pour en finir. Charlotte et son danseur commencèrent une anglaise, et tu peux imaginer quel plaisir ce fut pour moi, quand notre tour vint de figurer avec elle. Il faut la voir danser ! Elle y va si bien de tout son cœur et de toute son unie ; toute sa personne est en harmonie, avec tant d’abandon, de naïveté, qu’il semble que la danse soit tout pour elle, qu’elle n’ait pas d’autre pensée, d’autre sentiment, et, dans ce moment sans doute, tout le reste s’évanouit devant elle.

Je lui demandai la deuxième contredanse : elle me promit la troisième, et, avec la plus aimable franchise du monde, elle m’assura qu’elle dansait très-volontiers l’allemande. « C’est ici l’usage, poursuivit-elle, que le danseur et sa danseuse restent ensemble pour l’allemande ; mais mon cavalier valse mal, et me saura gré de lui épargner cette peine. Votre danseuse ne sait pas non plus, et ne s’en soucie pas, et j’ai remarqué, dans l’anglaise, que vous valsez bien : s’il vous plaît de figurer avec moi pour l’allemande, allez me demander à mon cavalier, et je m’entendrai avec votre dame. » Là-dessus, je lui donnai la main, et il fut convenu que, dans l’intervalle, son danseur tiendrait .compagnie à ma danseuse.

On commença, et nous nous amusâmes quelque temps à diverses passes de bras. Quel charme, quelle légèreté dans ses mouvements ! Et, lorsque nous en vînmes à la valse, et que les couples, comme les sphères célestes, circulèrent les uns autour des autres, il y eut d’abord un peu de confusion, parce que les bons valseurs sont rares. Nous fûmes prudents : nous laissâmes les autres épuiser leur fougue, et, quand les plus gauches nous eurent fait place, nous partîmes, et nous tînmes bon avec un autre couple : Audran et sa danseuse. Je n’ai jamais été si leste. ’Je n’étais plus un homme. Tenir dans mes bras la plus aimable créature, et tourbillonner avec elle comme l’orage, à tout perdre de vue autour de soi, et…. Wilhelm, pour être sincère, j’ai fait le serment qu’une jeune fille que j’aimerais, sur laquelle j’aurais des prétentions, ne valserait jamais avec un autre que moi, jamais, dusse-je périr ! tu m’entends ?

Nous fîmes quelques tours de salle en marchant, pour reprendre haleine ; puis elle s’assit, et les oranges que j’avais mises de côté, les seules qui restassent encore, firent un excellent effet ; mais, à chaque petit quartier qu’elle distribuait, par politesse, à une voisine indiscrète, je me sentais le cœur blessé.

A la troisième anglaise, nous étions le deuxième couple. Comme nous descendions la colonne, en dansant, et que (Dieu sait avec quelle volupté) je m’attachais à son bras, à ses yeux, où brillait la naïve expression du plaisir le plus franc et le plus pur, nous arrivons à une dame, dont j’avais remarqué l’aimable figure, qui n’avait plus l’air de la première jeunesse. Elle regarde Charlotte en souriant, lève un doigt menaçant, et, au passage, elle prononce deux fois le nom d’Albert d’un ton significatif.

« Oui est Albert, dis-je à Charlotte, s’il n’y a pas de témérité a le demander ? » Elle allait me répondre, quand il fallut nous séparer pour faire la grande chaîne à huit, et je crus voir sur son front quelque rêverie, quand nous nous croisâmes l’un l’autre. « Pourquoi vous en ferais-je mystère ? ditelle en me présentant la main pour la promenade ; Albert est un honnête homme, à qui je suis comme promise. » Ce n’était pas une nouvelle pour moi, car les jeunes filles me l’avaient dit en chemin, et cependant cela me parut tout nouveau, parce que je n’y avais pas encore songé par rapport à elle, qui, en si peu d’instants, m’était devenue si chère. Bref, je me troublai, je m’oubliai, je fis fausse route et brouillai si bien la figure, que toute la présence d’esprit de Charlotte, qui me tirait à droite et à gauche, fut nécessaire pour rétablir l’ordre promptement.

La danse n’était pas achevée, quand les éclairs, que nous avions vus depuis longtemps briller ù l’horizon, et que j’avais toujours donnés pour des éclairs de chaleur, commencèrent à devenir beaucoup plus forts, et le tonnerre couvrit la musique. Trois dames s’échappèrent des rangs, et leurs cavaliers les sui. virent ; le désordre devint général et la musique cessa. Quand un accident ou quelque frayeur nous surprend au milieu du plaisir, il est naturel que cela produise sur nous des impressions plus fortes que d’ordinaire, soit à cause du contraste, qui se fait vivement sentir, soit, plus encore, parce que nos sens, une fois ouverts aux émotions, reçoivent une impression plus prompte. C’est à cela que je dois attribuer les façons étranges auxquelles je vis plusieurs danfts s’abandonner. La plus sage courut s’asseoir dans un coin, tournant le dos à la fenêtre et se bouchant les oreilles ; une autre se mit à genoux devant elle, et se cacha la tête sur les genoux de sa compagne ; une troisième se blottit entre les deux premières, et embrassa ses petites sœurs en versant des torrents de larmes. Quelques-unes voulaient retourner chez elles ; d’autres, qui savaient encore moins ce qu’elles faisaient, n’avaient pas assez de présence d’esprit pour réprimer les témérités de nos jeunes étourdis, qui semblaient être fort occupés à intercepter sur les lèvres des belles affligées toutes les timides prières qu’elles ’ adressaient au cieP Quelques-uns de nos messieurs étaient descendus pour fumer une pipe tranquillement. Le reste de la société saisit avec empressement l’heureuse idée de l’hôtesse, qui nous indiqua une chambre pourvue de volets et de rideaux. A peine y fûmes-nous entrés, que Charlotte fit ranger toutes les chaises en rond, et, lorsqu’à sa prière tout le monde eut pris place, elle proposa un jeu. Je voyais maint cavalier qui, dans l’espoir de savourer un doux gage, faisait la bouche en cœur et se redressait. « Nous jouons à compler, ditelle. Attention ! je ferai le tour du rond, de droite à gauche, et vous compterez de même, à la ronde, chacun le nombre qui lui viendra, et cela doit aller comme un feu roulant ; qui hésite ou se trompe reçoit un soufflet…. Et ainsi jusqu’à mille…. » C’était amusant à voir. Elle tournait dans le cercle, le bras tendu : « un, n dit le premier ; « deux, » le second ; « trois, » le suivant, et toujours ainsi. Bientôt elle alla plus vite, toujours plus vite. Quelqu’un se trompe : paf ! un soufflet, et, comme on éclate de rire, paf ! aussi le suivant, et toujours plus vite. Moi-même j’attrapai mes ’deux tapes, et plus fortes, je crus le remarquer, avec un secret plaisir, que Charlotte ne les donnait aux autres. Le jeu finit au milieu du rire et du bruit général, avant que l’on eût compté jusqu’à mille. Les plus intimes se tirèrent ensemble à l’écart ; l’orage était passé, et je suivis Charlotte dans la salle. Elle me dit en chemin : « Les soufflets leur ont fait oublier l’orage et le reste. » ’ Je ne pus rien lui répondre. « J’étais, poursuivit-elle, une des plus peureuses, et, en prenant l’air résolu, pour donner aux autres du courage, je suis devenue courageuse. » Nous nous approchâmes de la fenêtre. Il tonnait dans le lointain ; la pluie bienfaisante tombait à petit bruit sur la campagne, et les plus suaves parfums montaient jusqu’à nous, dans les flots d’une atmosphère attiédie. Charlotte était accoudée sur la fenêtre ; son regard se promenait sur la campagne ; elle le porta vers le ciel, puis vers moi ; je vis ses yeux pleins de larmes ; elle posa sa main sur la mienne et dit : « 0 Klopstock ! » Je me rappelai sur-le-champ l’ode sublime qui était dans sa pensée, et je me plongeai dans le torrent d’émotions dont cette simple parole avait inondé mon cœur. Je ne pus résister, je me penchai sur *sa main, et la baisai en versant de délicieuses larmes, et mes yeux s’arrêtèrent de’nouveau sur les siens…. Noble poète, oh ! si tu avais vu dans ce regard ton apothéose ! Et si je pouvais ne plus entendre jamais prononcer ton nom, si souvent profané !

19 juin.

Où en suis-je resté, l’autre jour, de mon récit ? Je ne le sais plus. Ce que je puis dire, c’est qu’il était deux heures après minuit quand je me couchai, et que, si j’avais pu jaser avec toi au lieu de t’écrire, je t’aurais peut-être retenu jusqu’au jour.

Ce qui s’est passé à notre retour du bal, je n’en ai rien dit encore, et, aujourd’hui même, je n’en ai pas le temps.

C’était le plus magnifique lever de soleil !… Autour de nous, la forêt, qui s’essuyait, et les plaines rafraîchies…. Nos compagnes de voyage s’assoupirent. Elle me demanda si je ne voulais pas être de la partie, ajoutant que je ne devais point me gêner pour elle. « Tant que je verrai ces yeux ouverts, lui dis-je en fixant mon regard sur le sien, je ne cours pas le risque de m’endormir. » Et nous avons tenu bon tous les deux jusqu’à la porte, que la servante est venue lui ouvrir doucement, assurant, sur les questions de Charlotte, que le père et les petits étaient bien, et que tout le monde dormait encore. Alors je la quittai, en lui demandant la permission de revenir la voir le même jour. Elle me l’accorda, et j’y suis retourné, et, depuis lors, le soleil, la lune et les étoiles peuvent cheminer ù leur aise : je ne sais s’il est jour ou s’il est nuit, et tout l’univers disparaît autour de moi.

2l juin.

Je passe des jours aussi heureux que Dieu en réserve à ses élus, et, quoi qu’il me puisse arriver, je ne saurais dire que je n’ai pas goûté les joies les plus pures de la vie…. Tu connais mon Wahlheim : j’y suis tout à fait établi. Là je ne suis qu’à une demi-lieue de Charlotte ; là je jouis de moi-même et de toute la félicité que l’homme a reçue en partage.

Aurais-je pensé, quand je choisis Wahlheim pour but de mes promenades, qu’il fût si près du ciel ! Que de fois, en poussant plus loin mes excursions, ai-je vu par delà la rivière, tantôt de la montagne, tantôt de la plaine, cette maison de chasse, qui renferme aujourd’hui tous mes vœux !

Cher Wilhelm, j’ai fait mille réflexions sur le désir de l’homme de se répandre, de faire des découvertes nouvelles, de courir à l’aventure, puis sur son inclination secrète à se borner volontairement, acheminer dans l’ornière de l’habitude, sans s’inquiéter de ce qui est à droite et à gauche. Lorsque je vins ici et que, de la colline, je contemplai cette belle vallée, elle m’attira de toutes parts avec un charme inconcevable…. Là-bas, le petit bois…. « Ah ! si tu pouvais te cacher sous ses ombrages !… * Làhaut la cime de la montagne….» Ah ! si tu pouvais contempler de là le vaste paysage !… » Et ces collines enchaînées entre elles, et ces discrets vallons…. « Oh ! si je pouvais me perdre dans leur sein ! «J’accourais et je revenais, sans avoir trouvé ce que j’avais espéré. 11 en est du lointain comme de l’avenir. Un immense, un obscur horizon se déroule devant notre âme ; nos sentiments s’y perdent comme nos regards, et nous brûlons, hélas ! de donner tout ce que nous sommes pour savourer pleinement les délices d’un sentiment unique, grand et sublime…. Et quand nous sommes accourus, quand là-bas est devenu ici, c’est toujours après comme auparavant ; nous restons dans notre misère, dans notre sphère bornée, et notre âme soupire après le soulagement qui la fuit.

C’est ainsi que le plus inquiet vagabond regrette enfin sa patrie, et trouve en sa cabane, dans les bras de sa compagne, au milieu de ses enfants, dans les travaux qu’il s’impose pour leur entretien, le bonheur qu’il cherchait vainement dans tout l’univers.

Quand je sors le matin, au lever du soleil, pour me rendre à mon Wahlheim, et que je cueille moi-même mes pois-goulus dans le jardin de mon hôtesse ; que je m’assieds et les effile, tout en lisant mon Homère ; quand je me choisis un pot dans la petite cuisine, et me coupe du beurre, et mets au feu mes pois, et les couvre et m’assieds auprès, pour les remuer quelquefois ; alors je sens à merveille comme les orgueilleux amants de Pénélope peuvent tuer, dépecer et rôtir eux-mêmes les bœufs elles porcs. 11 n’y a rien qui me remplisse d’un sentiment paisible et vrai comme ces traits de la vie patriarcale, que, Dieu merci, je puis, sans affectation, entremêler dans ma façon de vivre.

Combien je suis heureux que mon cœur soit capable de sentir la simple et innocente joie de l’homme qui met sur sa table un chou qu’il a cultivé lui-même, et qui jouit non-seulement de son chou, mais aussi, en un seul moment, de tous ces heureux jours, de la belle matinée où il le planta, des charmantes soirées où il l’arrosa, et prit plaisir à le voir croître de jour en jour !

29 juin.

Avant-hier le médecin arriva de la ville chez le bailli, et mo trouva par terre, au milieu des enfants de Charlotte, au moment où les uns me grimpaient dessus, les autres me tiraillaient, et où je les chatouillais, et faisais avec eux un grand bruit. Le docteur, qui est une poupée savante, qui arrange, tout en parlant, les plis de ses manchettes, et déploie un jabot qui n’a point de lin, trouva la chose indigne d’un homme sage : je m’en aperçus à sa mine. Mais je ne me dérangeai point ; je le laissai débiter de discours graves, et je rebâtis aux enfants leurs châteaux de cartes, qu’ils avaient renversés. Là-dessus il s’en alla courir la ville, crier que les enfants du bailli étaient déjà assez mal élevés et que Werther achevait de les gâter.

Oui, cher Wilhelm, il n’est rien sur la terre que j’aime comme les enfants. Quand je les observe, et que je vois dans ces petits êtres les germes de toutes les vertus, de toutes les facultés, dont l’usage leur sera quelque jour si nécessaire ; quand je découvre, dans l’obstination, la constance et la fermeté future ; dans l’espièglerie, la bonne humeur et la facilité avec lesquelles ils glisseront sur les dangers de la vie…. tout cela si pur, si complet…. alors je redis toujours, toujours, les admirables paroles de l’Instituteur des hommes : 5 Si vous ne devenez comme un de ceux-ci ! » Et cependant, mon ami, ces enfants qui sont nos pareils, que nous devrions prendre pour nos modèles, nous les traitons comme des sujets. Il ne faut pas qu’ils aient aucune volonté…. Mais n’en avons-nous aucune ? Où donc est notre privilége ?…. C’est que nous sommes plus âgés et plus habiles ?… Bon Dieu, de ton ciel, tu vois de vieux enfants et déjeunes enfants, et rien de plus ! Et ceux auxquels tu prends plus de plaisir, ton fils nous l’a dès longtemps annoncé. Mais ils croient en lui et ne l’écoutent pas…. C’est là encore un vieil usage…. Et ils façonnent leurs enfants à leur ressemblance, et…. Adieu, Wilhelm ; je ne veux pas radoter là-dessus davantage.

1” juillet.

Ce que Charlotte doit êlre pour un malade, je le sens à mon pauvre cœur, qui est plus souffrant que tel qui se consume sur le lit de douleur. Elle passera quelques jours à la ville, chez une excellente daine, qui, au dire des médecins, n’a plus longtemps à vivre, et qui, dans ces derniers moments, veut avoir Charlotte . auprès d’elle. J’allai avec elle, la semaine dernière, visiter le pasteur de St…., petit village, à une lieue d’ici, reculé dans la montagne. Nous arrivâmes vers quatre heures. Charlotte avait pris avec elle sa sœur cadette. Quand nous entrâmes dans la cour du presbytère, ombragée de deux grands noyers, le bon vieillard était assis sur un banc, devant la porte de la maison. A la vue de Charlotte, il sembla reprendre une nouvelle vie ; il oublia son bâton noueux, et se hasardait à venir au-devant d’elle. Elle courut à lui, l’obligea de s’asseoir en prenant place à ses côtés ; elle lui fit mille amitiés de la part de son père ; elle embrassa son jeune fils, petit garçon malpropre, l’enfant de sa vieillesse. Si tu avais vu comme elle s’occupait du vieillard, comme elle élevait la voix pour se faire entendre de son oreille dure ; comme elle lui parlait de jeunes gens robustes, qui étaient morts d’une manière inattendue, lui vantait les eaux de Carlsbad, et approuvait sa résolution de s’y rendre l’été prochain ; comme elle trouvait qu’il avait bien meilleur visage, qu’il était beaucoup plus dispos que la dernière fois qu’elle l’avait vu…. Dans-l’intervalle, j’avais présenté mes devoirs à la femme du pasteur. Le vieillard devint tout joyeux ; et, comme je ne résistai pas au plaisir de vanter les beaux noyers qui nous prêtaient une ombre si agréable, il entreprit, mais avec quelque difficulté, de nous en faire l’histoire : * Le vieux, dit-il, nous ne savons pas quelles mains l’ont planté : qui, nomme tel pasteur, qui, tel autre ; mais le plus jeune, là derrière, est du même âge que ma femme, cinquante ans au mois d’octobre…. Son père le planta le matin, et elle vint au monde le soir. C’était mon prédécesseur. A quel point cet arbre lui fut cher, je ne saurais vous le dire ; et certainement je ne l’aime pas moins. Ma femme était assise dessous, sur une poutre, occupée à tricoter (il y a de cela vingt-sept ans), le jour où, pauvre étudiant, j’entrai dans cette cour pour la première fois1. » Charlotte lui demanda des nouvelles de sa fille : on lui dit qu’elle était allée à la prairie avec M. Schmidt, voir les ouvriers, et le vieillard continua de raconter comme son prédécesseur l’avait pris en affection, et sa fille aussi, et comme il était devenu d’abord son vicaire, puis son successeur. L’histoire venait de finir quand la fille du pasteur arriva par le jardin avec M. Schmidt. Elle salua Charlotte avec une vive cordialité, et je dois dire qu’elle ne me déplut point. C’est une brunette vive et bien tournée, avec qui l’on passerait fort bien quelque temps à la campagne ;|son amant (car M. Sdimidt se posa d’abord en cette qualité) était un homme de bon ton, mais taciturne, qui ne voulut pas se mêler à notre conversation, bien que Charlotte l’y invitât sans cesse. Ce qui me fâcha le plus, c’est que je crus remarquer^ sa physionomie, que c’était caprice et mauvaise humeur, plutôt qile défaut d’intelligence, s’il refusait de se communiquer. Par malheur, cela ne devint bientôt que trop évident, car, Frédérique ayant fait un tour de promenade avec Charlotte, et accidentellement aussi avec moi, la figure de M. Schmidt, d’ailleurs un peu brune, prit si évidemment une teinte plus sombre, qu’il était temps que Charlotte me tirât par la manche, et me donnât à entendre que j’étais trop galant avec Frédérique. Or il n’est rien qui me facile plus que de voir les hommes se tourmenter les uns les autres, et surtout de voir des personnes, dans la fleur de l’âge, quand elles pourraient s’ouvrir le mieux à toutes les joies, gâter par leurs grimaces ces quelques beaux jours, et ne

1. Le bon vieillard ne doit donc pas avoir actuellement plus de cinquantedeux ou cinquante-trois ans. On trouvera peut-être que notre auteur le repréfente comme une personne d’un plus grand âge. s’apercevoir que trop lard de leur irréparable prodigalité. Cela me piquait au vif, et lorsque, vers le soir, nous revînmes au presbytère, et que nous fûmes assis autour d’une table où l’on nous servit du laitage, la conversation étant tombée sur les plaisirs et les peines de la vie, je ne pus m’empêcher de saisir l’occasion, et de parler, du fond de mon âme, contre la mauvaise humeur.» Les hommes, disaisje, se plaignent souvent de compter peu de beaux jours et beaucoup de mauvais, et il me semble que, la plupart du temps, c’est mal à propos. Si nous avions sans cesse le cœur ouvert pour jouir des biens que Dieu nous dispense chaque jour, nous aurions assez de force pour supporter le mal quand il vient. — Mais nous ne sommes pas les maîtres de notre humeur, dit la mère ; combien de choses dépendent de l’état du corps ! Quand on n’est pas bien, on est mal partout. » J’en tombai d’accord et j’ajoutai : « Eh bien, considérons la chose comme une maladie, et demandons-nous s’il n’y a point de remède. — C’est parler sagement, dit Charlotte : pour moi, j’estime que nous y pouvons beaucoup. Je le sais par expérience. Si quelque chose me contrarie et veut me chagriner, je cours au jardin et me promène, en chantant quelques contredanses : cela se passe aussitôt. — C’est ce que je voulais dire, repris-je à l’instant : il en est de la mauvaise humeur absolument comme de la paresse ; car c’est une sorte de paresse. Par notre nature, nous y sommes fort enclins, et cependant, si nous avons une fois la force de nous surmonter, le travail nous devient facile, et nous trouvons dans l’activité un véritable plaisir. » Frédérique était fort attentive, et le jeune homme m’objecta qu’on n’était pas maître de soi, et surtout qu’on ne pouvait commander à ses sentiments. « II s’agit ici, répliquai-je, d’un sentiment désagréable, dont chacun est bien aise de se délivrer, et personne ne sait jusqu’où ses forces s’étendent avant de les avoir essayées. Assurément, celui qui est malade consultera tous les médecins, et il ne refusera pas les traitements les plus pénibles, les potions les plus amères, pour recouvrer la santé désirée. » Je remarquai que le respectable vieillard avançait l’oreille pour prendre part à notre conversation : j’élevai la voix en lui adressant mes paroles : i On prêche contre tant de vices, lui dis-je, je n’ai pas encore ouï dire que la prédication se soit occupée de la mauvaise humeur1. — C’est aux pasteurs des villes à le faire, dit-il ; les paysans ne connaissent pas la mauvaise humeur. Toutefois, de temps en temps cela ne pourrait nuire : ce serait du moins une leçon pour la femme du pasteur et pour monsieur le bailli. »

On se mit à rire, et le vieillard lui-même rit de bon cœur, jusqu’à ce qu’il fut pris d’une toux, qui interrompit quelque temps notre conversation. Ensuite le jeune homme reprit la parole. « Vous avez appelé la mauvaise humeur un vice : cela me semble exagéré. —Nullement, lui répondis-je, si une chose avec laquelle on nuit à son prochain et à soi-même mérite ce nom. N’est-ce pas assez que nous ne puissions nous rendre heureux les uns les autres ? faut-il encore nous ravir mutuellement le plaisir que chacun peut quelquefois se procurer ? Et nommez-moi l’homme de mauvaise humeur, qui soit en même temps assez ferme pour la dissimuler, la supporter seul, sans troubler la joie autour de lui ! N’est-ce pas plutôt un secret déplaisir de notre propre indignité, un mécontentement de nousmêmes, qui se lie toujours avec une envie aiguillonnée par une folle vanité ? Nous voyons heureux des gens qui ne nous doivent pas leur bonheur, et cela nous est insupportable. » Charlotte me sourit, en voyant avec quelle émotion je parlais, et une larme dans les yeux de Frédérique m’excita à continuer. « Mnlheur, m’écriai-je, à ceux qui se servent de l’empire qu’ils ont sur un cœur, pour lui ravir les joies innocentes dont il est lui-même la source ! Tous les présents, toutes les prévenances du monde, ne peuvent compenser un moment de joie spontanée, que nous empoisonne une envieuse importunité de notre tyran.»

A ce moment, mon cœur était plein ; mille souvenirs se pressaient dans mon âme, et les larmes me vinrent aux yeux. Je m’écriai :

« Si seulement on se disait chaque jour : Tu ne peux rien pour tes amis que respecter leurs plaisirs et augmenter leur bonheur en le goûtant avec eux. Peux-tu, quand le fond de leur être est tourmenté par une passion inquiète, brisé par la souffrance, leur verser une goutte de baume consolateur ?… Et,

1. Nous avons maintenant sur ce sujet un excellent sermon de Lavater,parmi ceux qu’il a composés sur le livre de Jonas. (Noie de l’auteur.) quand la dernière, la plus douloureuse maladie surprendra la personne que tu auras tourmentée dans la fleur de ses jours, qu’elle sera couchée dans la plus déplorable langueur, que son œil éteint regardera le ciel, que la sueur de la mort passera sur son front livide, et que, debout devant le lit, comme un condamné, dans le sentiment profond qu’avec tout ton pouvoir tu ne peux rien, l’angoisse te saisira jusqu’au fond de l’âme, à la pensée que tu donnerais tout au monde pour faire passer dans le sein de la créature mourante une goutte de rafraîchissement, une étincelle de courage !… »

Le souvenir d’une scène pareille, à laquelle j’avais assisté, me saisit, à ces mots, avec toute sa violence. Je mis mon mouchoir sur mes yeux, je m’éloignai de la société, et la voix de Charlotte, qui me cria : « Nous partons, * me rappela seule à moimême. Et comme elle m’a grondé, en chemin, de prendre à tout une part trop vive ! que cela me ferait mourir ; que je devais me ménager !… 0 mon ange, je veux vivre pour toi !

6 juillet.

Elle est toujours auprès de son amie mourante, et toujours la même, toujours cette vigilante et douce créature, dont le regard, où qu’il s’arrête, apaise la douleur et fait des heureux. Hier au soir, elle alla se promener avec Marianne et la petite Amélie : je le savais, et les joignis, et nous cheminâmes ensemble. Après avoir fait une lieue et demie, nous revînmes du côté de la ville, et nous arrivâmes à la fontaine, qui m’était si chère, et qui m’est à présent mille fois plus chère encore. Charlotte s’assit sur le petit mur ; nous étions debout devant elle. Je regardai autour de moi, et me retrouvai au temps où mon cœur était solitaire. « Fontaine chérie, disaisje en moi-même, depuis lors je n’ai plus goûté ta fraîcheur ; et, quand j’ai passé rapidement devant toi, quelquefois je ne t’ai pas regardée…. » En abaissant les yeux, je vis la petite Amélie qui montait, très-occupée à tenir un verre d’eau…. Je regardai Charlotte, et je sentis tout ce qu’elle est pour moi. Cependant Amélie arriva avec le verre. Marianne voulut le lui prendre. «Non ! s’écria l’enfant, avec l’expression la plus douce, non !… Lolotte, c’est toi qui boiras la première…. » La vérité, la bonté, avec lesquelles la petite fille avait fait cette exclamation, me ravirent au point que, pour exprimer mon sentiment, je ne sus qu’enlever l’enfant de terre, et l’embrasser si vivement, qu’elle se mit aussitôt à crier et pleurer…. « Vous avez eu tort, » dit Charlotte. J’étais confus. « Viens, Amélie, poursuivit-elle, en la prenant par la main et lui faisant descendre les degrés. Lave-toi dans la source fraîche. Vite, vite : ça ne sera rien. » Et moi, j’étais là, et j’observais avec quelle ardeur la petite se frottait les joues, de ses mains mouillées ; avec quelle assurance que la source merveilleuse enlèverait toute souillure, et lui sauverait l’ignominie de se voir pousser une vilaine barbe ; et Charlotte lui disait : « C’est assez, » et l’enfant se lavait toujours avec une ardeur nouvelle, comme si beaucoup faisait plus que peu…. Wilhelm, je te l’assure, je n’ai jamais assisté à un baptême avec plus de respect…. Et, quand Charlotte remonta, je me serais volontiers prosterné devant eHe, comme devant un prophète, qui aurait aboli les crimes d’une nation.

Le soir, dans la joie de mon cœur, je ne pus m’empêcher de raconter la chose à un homme que je croyais humain, parce qu’il a de l’esprit : comme je m’adressais mal ! Il dit que Charlotte avait eu grand tor-t ; qu’il ne faut rien faire accroire aux enfants ; que ces abus donnent naissance à des erreurs et des superstitions sans nombre, dont il faut garantir de bonne heure les enfants…. Alors je me rappelai que, huit jours auparavant, cet homme avait fait baptiser un enfant ; aussi je laissai passer la chose, et je demeurai, dans mon cœur, fidèle à cette vérité, qu’il faut faire avec les enfants comme fait avec nous le Seigneur, qui ne nous rend jamais plus heureux qu’en nous laissant dans l’ivresse d’une agréable illusion.

8 juillet.

Que l’on est enfant ! Avec quelle ardeur on sollicite un regard ! Que l’on est enfant ! Nous étions allés à pied à Wahlheim ; les dames étaient en voiture, et, pendant notre promenade, je crus voir, dans les yeux noirs de Charlotte…. Je suie un fou, pardonne-moi ! Il te faudrait les voir, ces yeux !… Pour abréger (car les miens se ferment de sommeil) : écoute, les dames montèrent en voiture ; nous étions alentour, le jeune W., Selstadt, Audran et moi. On babillait par la portière avec ces jeunes étourdis, qui étaient certes assez évaporés et frivoles…. Je cherchais les yeux de Charlotte : hélas ! ils allaient de l’un à l’autre ; mais moi, qui étais là tout seul, absorbé en elle, ils ne me rencontrèrent pas !… Mon cœur lui dit adieu mille fois, mais elle ne me vit pas. La voiture partit, et une larme mouilla ma paupière…. Je la suivis des yeux ; je vis Charlotte pencher la tête hors de la portière ; elle se retourna pour voir…. Hélas ! était-ce moi ?… Mon ami, je flotte dans cette incertitude : c’est ma consolation. Peut-être s’est-elle retournée pour me voir ; peut-être…. Bonne nuit. Oh ! que je suis enfant !

10 juillet.

Il te faudrait voir la sotte figure que je fais, quand on parle d’elle dans une compagnie, quand on me demande même si elle me plaît…. Me plaire !… Je hais cette expression à la mort. Que doit être un homme auquel Charlotte plaît, un homme dont elle ne remplirait pas la pensée, le cœur tout entier ? Plaire ! Quelqu’un me demandait l’autre jour si Ossian me plaisait.

11 juillet.

Mme M. est fort mal. Je prie Dieu pour sa vie, parce que je souffre avec Charlotte. Je la vois rarement chez mon amie, et aujourd’hui elle m’a conté une singulière histoire…. Le vieux M. est un sordide et méchant avare, qui a tourmenté et tenu de fort près sa femme durant sa vie ; cependant elle a su constamment se tirer d’affaire. Il y a peu de jours, quand le médecin l’eut condamnée, elle fit appeler son mari (Charlotte était dans la chambre), et lui parla en ces termes : « Je dois t’avouer une chose, qui, après ma mort, pourrait causer du trouble et du chagrin. J’ai gouverné, jusqu’à ce jour, le ménage avec tout l’ordre et toute l’économie possible ; mais tu me pardonneras de t’avoir trompé pendant ces trente ans. Au commencement de notre mariage, tu fixas une somme très-modique pour la table et les autres dépenses de la maison. Lorsque notre ménage s’agrandit, que nos affaires s’étendirent, tu ne voulus jamais augmenter ma semaine à proportion : bref, tu sais que, dans le temps où notre maison fut le plus considérable, tu m’obligeas de pourvoir à tout avec sept florins par semaine…. Je les ai acceptés sans contestation, et j’ai pris, chaque semaine, l’excédant sur nos recettes, nul ne soupçonnant la maîtresse delà maison de voler la caisse. Je n’ai rien prodigué, et, môme sans faire cet aveu, je serais entrée avec confiance dans l’éternité ; mais celle qui devra tenir le ménage après moi ne saurait se tirer d’affaire, et tu aurais pu soutenir qu’avec cette somme ta première femme faisait face à la dépense. »

Je m’entretins avec Charlotte de l’incroyable aveuglement d’esprit d’un homme qui ne soupçonne pas quelque secret mystère, lorsqu’on peut suffire avec sept florins à une dépense que l’on voit monter au double. Mais j’ai connu môme des gens .qui auraient reçu sans étonnement dans leur maison l’inépuisable cruche d’huile du prophète.

13 juillet.

Non, je ne me trompe pas ; je lis dans ses yeux noirs un véritable intérêt pour ma personne et pour mon sort. Je le sens, et, là-dessus, j’ose me fier à mon cœur, elle…. Oh ! pourrai-je, oserai-je exprimer en ces mots le bonheur céleste ?… Je sens que je suis aimé.

Je suis aimé !… Et combien je me deviens cher à moi-même, combien…. J’ose te le dire, tu sauras me comprendre. Combien je suis relevé à mes propres yeux.depuis que j’ai son amour !….

Est-ce de la présomption ou le sentiment de ce que nous sommes réellement l’un pour l’autre ?… Je ne connais pas d’homme dont je craigne quelque chose dans le cœur de Charlotte, et pourtant, lorsqu’elle parle de son fiancé, qu’elle en parle avec tant de chaleur, tant d’amour…. je suis comme le malheureux que l’on dépouille de tous ses honneurs et ses titres, et à qui l’on retire son épée.

16 juillet.

Ah ! quel frisson court dans toutes mes veines, quand, par mégarde, mes doigts touchent les siens, quand nos pieds se ren. contrent sous la table ! Je me retire comme du feu, et une force secrète m’attire de nouveau…. Le vertige s’empare de tous mes sens. Et son innocence, son âme candide, ne sent pas combien ces petites familiarités me font souffrir. Si, dans la conversation, elle pose sa main sur la mienne, et si, dans la chaleur de l’entretien, elle s’approche de moi, en sorte que son haleine divine vienne effleurer mes lèvres…. je crois mourir, comme frappé de la foudre…. Wilhelm, et ce ciel, celte confiance, si j’ose jamais…. Tu m’entends…. Non, mon cœur n’est pas si corrompu. Faible ! bien faible1…. Et n’est-ce pas de la corruption ?

Elle est sacrée pour moi. Tout désir s’évanouit en sa présence. Je ne sais jamais ce que j’éprouve, quand je suis auprès d’elle. Je crois sentir mon âme se répandre dans tous mes nerfs…. Elle a une mélodie, qu’elle joue sur le clavecin avec l’expression d’un ange, si simple et si charmante !… C’est son air favori : il chasse loin de moi troubles, peines, soucis, aussitôt qu’elle attaque la première note.

De tout ce qu’on rapporte sur l’antique magie de la musique, rien n’est invraisemblable pour mou Comme ce simple chant me saisit ! et comme souvent elle sait le faire entendre, à l’instant même où je m’enverrais volontiers une balle dans la tête !… le trouble et les ténèbres de mon âme se dissipent, et je respire plus librement.

18 juillet.

Wilhelm, que serait pour notre cœur le monde sans l’amour ? Ce qu’une lanterne magique est sans lumière. A peine la petite lampe est-elle introduite, que les images les plus variées apparaissent sur la muraille blanche. Et ne fussent-elles que des fantômes passagers, cela fait pourtant notre bonheur, lorsque nous nous arrêtons devant, comme des enfants joyeux, nous extasiant sur ces apparitions merveilleuses. Aujourd’hui je n’ai pu aller voir Charlotte : une société inévitable m’a retenu. Que faire ? J’ai envoyé chez elle mon domestique, uniquement pour avoir quelqu’un près de moi qui eût approché d’elle aujourd’hui. Avec quelle impatience je l’attendais ! avec quelle joie je l’ai revu ! Je l’aurais embrassé, si j’avais osé m’en croire.

On conte que la pierre de Bologne, si on l’expose au soleil, en absorbe les rayons, et qu’elle éclaire quelque temps pendant la nuit. Il en était de même pour moi de ce garçon. L’idée que les yeux de Charlotte s’étaient arrêtés sur son visage, sur ses joues, sur les boutons de son habit et le collet de son surtout, me rendait tout cela précieux et sacré. Dans ce moment, je n’aurais pas donné mon valet pour mille écus. Sa présence nie faisait du bien…. Dieu te garde d’en rire ! Wilhelm, sont-ce là des fantômes, si nous sommes heureux ?

19 juillet.

Je la verrai, dis-je avec transport le matin, quand je m’éveille, et que, plein de joie, je tourne mes regards vers le beau soleil, je la verrai ! Et je n’ai plus, tout le jour, d’autres désirs. Tout le reste s’évanouit dans cette perspective.

20 juillet.

Votre idée de me faire partir avec l’ambassadeur pour *** n’est pas encore la mienne. Je n’aime guère la subordination, et d’ailleurs nous savons tous que cet homme est désagréable. Tu dis que ma mère aimerait à me voir occupé. Cela m’a fait rire. Ne suis-je pas occupé maintenant ? Et, dans le fond, n’est-ce pas la même chose, que je compte des pois ou des lentilles ? Tout, dans le monde, aboutit à des bagatelles, et un homme qui, pour plaire aux autres, mais sans goût, sans besoin particulier, se fatigue à poursuivre la fortune ou l’honneur ou autre chose, est toujours un fou.

24 juillet.

Puisque tu as tant à cœur que je ne néglige pas le dessin, j’aimerais mieux passer tout le chapitre sous silence, et n’avoir pas à te dire que, dans ces derniers temps, je m’en suis peu occupé.

Je ne fus jamais plus heureux ; jamais le sentiment de la nature, eût-il pour objet un petit caillou, un brin d’herbe, ne fut chez moi plus complet et plus profond…. Et pourtant…. je ne sais quels termes je dois employer…. ma force d’expression est si faible, tout nage et vacille tellement devant moi, que je ne puis saisir un contour : mais je me ligure que, si j’avais de l’argile ou de la cire, je saurais lui donner une forme heureuse. Si cela dure, je veux prendre de l’argile et la pétrir…. dusse-je ne faire que des boulettes !

J’ai entrepris trois fois le portrait de Charlotte, et trois fois je me suis fait honte. Cela m’afflige d’autant plus que j’étais, il y a quelque temps, fort heureux à saisir la ressemblance. Là-dessus j’ai donc fait sa silhouette, et il faut m’en contenter.

25 juillet.

Oui, Charlotte, j’aurai soin de tout ; je m’acquitterai de tout : donnez-moi seulement plus de commissions ; donnez-m’en bien souvent. Je vous ferai une seule prière : jamais de sable sur les billets que vous m’écrivez ! Celui de ce jour, je l’ai porté vivement à mes lèvres, et le sable crie encore sous mes dents.

26 juillet.

Je me suis déjà proposé plus d’une fois de ne pas la voir si souvent : mais qui pourrait tenir cette promesse ? Tous les jours je succombe à la tentation, et je me dis solennellement : « Demain tu resteras une fois loin d’elle, » et, lorsqu’arrive le lendemain, je trouve de nouveau un motif irrésistible, et, avant de me reconnaître, je suis chez elle. Ou bien elle m’a dit la veille : « Vous viendrez demain, je pense ? » et qui pourrait alors ne pas aller ? ou bien elle me donne une commission,et je trouve convenable de lui porter moi-même la réponse ; ou bien la journée est trop belle : je vais à Wahlheim, et, lorsque j’y suis, il n’y a plus qu’une demi-lieue jusque chez elle…. Je suis trop avant dans son atmosphère…. Zest ! m’y voilà. Ma grand’mère avait une histoire d’une montagne d’aimant : les vaisseaux qui s’en approchaient trop perdaient soudain tous leurs ferrements ; les clous volaient à la montagne, et les pauvres navigateurs naufrageaieut parmi les planches, qui fondaient les unes sur les autres.

30 juillet.

Albert est arrivé, et je vais par tir. Fût-il le meilleur’et le plus noble des hommes, auquel je me reconnaîtrais inférieur à tous égards, ce me serait une chose insupportable de le voir sous mes yeux posséder tant de charmes…. Posséder !… Il suffit, Wilhelm, le fiancé est là ! Un brave et galant homme, qu’on ne peut s’empêcher d’aimer. Heureusement, je n’étais pas là à son arrivée. Cela m’aurait déchiré le cœur. Il est si généreux, qu’il n’a pas encore embrassé une seule fois Charlotte en ma présence. Que Dieu l’en récompense ! A cause de son respect pour cette jeune fille, je dois l’aimer. Il me veut du bien, et je soupçonné que c’est l’ouvrage de Charlotte plus que l’effet de sa propre inclination, car, là-dessus, les femmes sont habiles et elles ont raison : lorsqu’elles peuvent maintenir entre deux adorateurs la bonne intelligence, si rarement que la chose réussisse, c’est toujours un avantage pour elles.

Cependant je ne puis refuser à Albert mon estime. Son extérieur tranquille contraste fort vivement avec mon inquiétude naturelle, qui ne peut se cacher. Il a beaucoup de sensibilité, et sait quel trésor il possède en Charlotte. 11 semble peu sujet à la mauvaise humeur, et, tu ne l’ignores pas, c’est le défaut que je déteste le plus.

Il me tient pour un homme de sens, et son triomphe s’augmente de mon attachement pour Charlotte et du vif plaisir que je prends à tout ce qu’elle fait ; il ne l’en aime que mieux. S’il ne la tourmente point quelquefois par une petite bouffée de jalousie, c’est une chose que je ne veux pas examiner : j’avoue du moins qu’à sa place, ce démon ne me laisserait pas tout à fait tranquille.

Quoi qu’il en soit, la joie que je goûtais près de Charlotte s’est évanouie. Dois-je nommer cela folie ou bien aveuglement ?… Qu’importé le nom ?… La chose parle assez d’elle-même…. Tout ce que je sais maintenant, je le savais avant l’arrivée d’Albert ; je savais qu’il m’était défendu de former aucune prétention sur elle ; je n’en formais non plus aucune…. je veux dire, autant qu’il est possible de ne pas désirer, en présence de tant de charmes ; et maintenant le fantasque fait de grands yeux, parce que l’autre arrive en effet et lui enlève la jeune fille !

Je grince les dents, et je renvoie bien loin, avec moquerie, ceux qui peuvent dire que je devrais me résigner, et, puisque la chose ne saurait être autrement…. Délivrez-moi de ces épouvantails…. Je cours les bois, et, lorsque j’arrive chez elle, et qu’Albert «st assis à ses côtés, dans le petit jardin, sous le berceau, et que je me vois à bout, je suis fou à lier, et je fais mille extravagances…. « Au nom du ciel, m’a dit aujourd’hui Charlotte, je vous en prie, point de scène comme celle d’hier au soir ! Vous êtes effrayant, quand vous êtes si gai…. » Entre nous, j’épie le moment où il a quelque affaire…. Preste, j’arrive, et je suis toujours charmé quand je la trouve seule.

8 août

Je t’en prie, cher Wilhelm, sois assuré que je ne songeais pas à toi, quand j’appelais insupportables les hommes qui nous demandent la résignation aux destinées inévitables. Véritablement, je ne pensais pas que ce pût être aussi ton avis. Et, dans le fond, tu as raison. Une seule observation, mon ami ! Dans le monde, il est très-rare qu’on sorte d’embarras avec un dilemme : les sentiments et les manières d’agir se nuancent d’autant de façons qu’il y a de gradations du nez aquilin au nez camus.

Ne trouve donc pas mauvais qu’en admettant ton argument tout entier, je tâche de m’esquiver entre ou Bien et ou Bien.

« Ou bien tu as l’espoir de réussir auprès de Charlotte, me dis-tu, ou bien tu ne l’as pas. Dans le premier cas, cherche à le réaliser, essaye d’obtenir l’accomplissement de tes vœux ; dans le second cas, arme-toi de courage, et tâche de vaincre une passion funeste, qui consumera tes forces…. » Mon cher, cela est bien dit et…. bientôt dit.

Et peux-tu demander au malheureux dont la vie s’éteint peu à peu, par une force irrésistible, dans une lente maladie, peuxtu lui demander de mettre fin sur-le-champ à ses souffrances par un coup de poignard ? Le mal qui mine ses forces ne lui ravit-il pas en môme temps le courage de s’en délivrer ?

Tu pourrais, il est vrai, me répondre par une comparaison analogue : qui n’aimera pas mieux se faire couper le bras que déjouer sa vie par hésitation et poltronnerie… ? Je ne sais…. et, sans nous harceler avec des comparaisons…. Il suffit…. Oui, Wilhelm, j’ai quelquefois un moment de courage soudain, furieux…. et alors, si seulement je savais où…. je m’en irais volontiers.

Le soir.

Mon journal, que j’ai négligé depuis quelque temps, m’est retombé aujourd’hui dans les mains, et je suis étonné de voir comme je me suis avancé sciemment, pas à pas, dans toute cette affaire ; comme j’ai toujours vu clairement ma situation, et n’en ai pas moins agi en véritable enfant : aujourd’hui même, je la vois claire comme le jour, et il n’y à pas encore une apparence d’amélioration.

10 août.

Je pourrais mener la vie la plus douce, la plus heureuse, si je n’étais pas un fou. Des circonstances aussi favorables que celles ou je me trouve se réunissent rarement pour charmer un cœur. Tant il est vrai que nous faisons seuls notre félicité…. Être membre de la plus aimable famille ; être aimé du père comme un-fils, des jeunes enfants comme un père, et de’ Charlotte…. Et cet excellent Albert ! qui ne trouble mon bonheur par aucun fâcheux caprice, qui m’entoure d’une sincère amitié ; pour qui je suis, après Charlotte, ce qu’il a de plus cher au monde !… Wilhelm, c’est un plaisir de nous entendre, lorsque nous sommes à la promenade, et que nous parlons d’elle ensemble : il ne s’est jamais-rien vu de plus risible que notre situation, et pourtant j’en ai souvent les larmes aux yeux.

Lorsqu’il met la conversation sur la vertueuse mère de Charlotte ; qu’il me raconte comment, à son lit de mort, elle remit à sa fille sa maison et ses enfants, et lui recommanda Charlotte à lui-même ; comment, depuis ce temps, la jeune fllle fut animée d’un esprit tout nouveau ; commentelle devint, pour les soins du ménage et les pensées sérieuses, une véritable mère ; comment tous les moments de sa vie furent voués sans réserve à l’active tendresse et au travail, sans que sa gaieté, sa bonne humeur, l’aient jamais quittée…. Je chemine à ses côtés, et je cueille des fleurs au passage ; j’en fais soigneusement un bouquet, et…. le jette dans la rivière voisine, et le suis des yeux pour le voir descendre doucement…. Je ne sais si je t’ai dit qu’Albert est fixé dans cette ville, et qu’il aura de la cour, où il est très-aimé, un emploi avec un joli revenu. Pour l’ordre et l’application aux affaires, j’ai rarement vu son pareil.

12 août.

Albert est assurément l’homme le meilleur qui soit sous le. ciel. Nous avons eu ensemble, hier, une singulière scène. J’étais allé prendre congé de lui, car la fantaisie m’est venue de courir à cheval dans les montagnes, d’où je t’écris maintenant. En allant et venant dans sa chambre, j’aperçois ses pistolets. « Prête-moi tes pistolets pour le voyage, lui dis-je. —Volontiers, dit-il, si tu veux prendre la peine de les charger : ils ne sont pendus chez moi que pour la forme. » J’en pris un, et il continua : « Depuis que ma prévoyance m’a joué un vilain tour, je ne veux plus avoir affaire avec ces instruments. » Je fus curieux de savoir cette histoire. « J’étais allé, reprit-il, passer trois mois à la campagne, chez un ami ; j’avais une paire de pistolets non chargés, et je dormais tranquille. Un jour, par une après-midi pluvieuse, comme j’étais-là sans rien faire, je ne sais comment l’idée me vint que nous pourrions être attaqués ; que nous pourrions avoir besoin des pistolets, que nous…. Enfin tu sais ce qu’on imagine. Je donnai” les pistolets au domestique pour les nettoyer .et les charger. Il badine avec les servantes, il veut leur faire peur, et, Dieu sait comment, le coup part, et la baguette, qui se trouvait dans le canon, blesse une pauvre fille aux muscles de la main droite et lui brise le pouce. Il me fallut essuyer ses lamentations et payer la cure, et, depuis lors, je laisse tous les pistolets sans les charger. Cher ami, qu’est-ce que la prévoyance ? Le danger ne se laisse pas voir tout entier. Pourtant…. » Écoule, tu sais que j’aime beaucoup l’homme, mais j’en excepte sespour«anJ.Car ne s’entcnd-il pas de soi-même, que toute règle générale souffre des exceptions ? Mais cet homme est si scrupuleux, que, s’il croit avoir dit une chose hasardée, absolue, une demi-vérité, il ne cesse pas de limiter, de modifier, d’ajouter et de retrancher, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. A cette occasion encore, il s’enfonça dans le texte ; je iinis par ne plus l’écouter, je tombai dans des rêveries, et, avec un geste soudain, j’appuyai le bout du pistolet sur mon front, au-dessus de l’œil droit. « Fi ! dit Albert, en abaissant le pistolet. Que signifie cela ? — II n’est pas chargé, lui dis-je.— Et même ainsi….que signifie cela ? reprit-il avec impatience. Je ne saurais comprendre qu’un homme puisse être assez fou pour se brûler la cervelle. La seule idée me révolte…. — Faut-il donc, m’écriai-je, que vous autres hommes, quand vous parlez d’une chose, vous disiez aussitôt : « Gela est « fou, cela est sage, cela est bon, cela est mauvais ! » Que signifient tous ces jugements ? Avez-vous pour cela approfondi les secrètes circonstances d’une action ? Savez-vous démêler avec certitude les causes qui l’ont produite, qui devaient la produire ? Si vous l’aviez fait, vous ne seriez pas si prompts dans vos jugements. — Tu m’accorderas, dit Albert, que certaines actions seront toujours criminelles, quels qu’en soient les mobiles. »

Je haussai les épaules et le lui accordai. « Mais, mon cher, conlinuai-je, il se trouve encore ici quelques exceptions. Il est vrai que le vol est un crime ; mais l’homme qui va mourir de faim, lui et sa famille, et, qui, pour se sauver, se laisse aller au vol, mérite-t-il la pitié ou le châtiment ? Qui lèvera la première pierre contre le mari, qui, dans sa juste colère, immole sa femme infidèle’et le misérable séducteur ? contre la jeune fille qui, dans une heure de volupté, s’abandonne aux irrésistibles délices de l’amour ? Nos lois elle.s-mêmes, ces froides pédantes, se laissent émouvoir et suspendent leurs châtiments. — C’est tout autre chose, répondit Albert, parce qu’un homme que ses passions entraînent perd toute faculté de réfléchir, et qu’on ne voit plus en lui qu’un homme ivre, un insensé. — O gens raisonnables ! m’écriai-je en souriant. Passion ! ivresse ! folie ! vous-voilà bien tranquilles, bien impassibles, hommes moraux ! Vous condamnez le buveur, vous détestez l’insensé, vous passez, comme le sacrificateur, et vous remerciez Dieu, comme le pharisien, de ce qu’il ne vous a pas faits tels que l’un d’eux. J’ai été plus d’une fois troublé par l’ivresse, mes passions ont approché de la folie, et je n’en ai pas de regrets, car j’ai appris à concevoir, selon ma portée, comment on a dû décrier de’toHt temps, comme des gens ivres et des insensés, tous les hommes extraordinaires qui ont fait quelque chose de grand, quelque chose qui paraissait impossible…. Mais, jusque dans la vie ordinaire, c’est une chose insupportable d’entendre presque toujours crier, quand un homme est en train d’accomplir une action libre, généreuse, inattendue : « II est ivre ! il est fou ! » Honte à vous, hommes sobres ! Honte à vous, hommes sages ! — Voilà encore de tes lubies ! dit Albert. Tu exagères tout, et, cette fois, tu as du moins le tort de comparer le suicide, dont il s’agit maintenant, avec de grandes actions, tandis qu’on ne peut y voir autre chose qu’une faiblesse, puisque, assurément, il est plus facile de mourir que de supporter constamment une douloureuse vie. »

Je fus sur le point de couper court à l’entretien, car il n’y a point d’argument qui me mette hors de moi, comme de voir venir quelqu’un armé d’une banalité insignifiante, quand je parle du fond de mon cœur. Cependant je me contins, parce que j’avais déjà entendu maintes fois ce propos, et m’en étais indigné souvent ; et je lui répliquai, avec quelque vivacité : « Tu nommes cela faiblesse ? Je t’en prie, ne te laisse pas séduire par l’apparence. Un peuple, qui soupire sous le joug insupportable d’un tyran, oseras-tu l’appeler faible, s’il fermente à la fin, et brise ses chaînes ? Un homme qui, dans sa frayeur de voir que l’incendie envahit sa maison, sent toutes ses forces exaltées, et emporte avec facilité des fardeaux que, de sang-froid, il peut remuer à peine ; un homme qui, dans la fureur de l’offense, en attaque six autres et les terrasse, faut-il les appeler faibles ? Eh ! mon ami, si l’effort constitue la force, pourquoi l’effort extrême serait-il le contraire ? » Albert me regarde et me dit : « Ne te fâche pas, mais les exemples que tu viens de citer ne semblent point du tout s’appliquer ici. — Cela peut être, lui dis-je ; on m’a déjà souvent reproché que mes raisonnements touchent quelquefois au radotage…. Voyons donc si nous pouvons nous représenter d’une autre manière ce que doit éprouver l’homme qui se résout à rejeter le fardeau, d’ailleurs agréable, de la vie, car nous n’avons bonne grâce à parler d’une chose qu’autant qu’elle nous inspire de la sjmpathie.

« La nature humaine, poursuivis-je, a ses limites : elle peut supporter, jusqu’à un certain degré, la joie, la souffrance, la douleur ; elle succombe, quand il est dépassé. Il ne s’agit donc pas ici de savoir si un homme est faible ou fort, mais s’il peut supporter la mesure de sa souffrance, qu’elle soit morale ou physique ; et je trouve aussi bizarre de dire qu’un homme est lâche parce qu’il se tue, qu’il serait absurde de nommer lâche celui qui meurt d’une fièvre maligne. — Paradoxe ! étrange paradoxe ! dit Albert. — Pas autant que tu crois, lui dis-je. Tu m’accorderas que nous appelons maladie mortelle, celle qui attaque la nature de telle sorte que ses forces sont en partie détruites, en partie paralysées, au point qu’elle est incapable de se relever, de rétablir par une révolution favorable le cours ordinaire de la vie…. Eh bien, mon cher ami, appliquons cela à l’esprit. Considère l’homme dans son étroite sphère, comme certaines impressions agissent sur lui, comme certaines idées s’emparent de lui, jusqu’à ce qu’une passion croissante finisse par lui ravir tout sang-froid, toute force de volonté.et l’entraîne à sa perte. C’est en vain que l’homme tranquille, raisonnable, regarde en pitié la situation d’un malheureux ; c’est en vain qu’il l’exhorte : tout comme une personne bien portante, qui est au chevet d’un malade, ne lui peut infuser la moindre partie de ses forces. »

C’étaient là pour Albert des idées trop générales. Je le fis souvenir d’une jeune fille qu’on avait trouvée noyée peu de temps auparavant, et je lui rappelai son histoire…. C’était une bonne créature, qui avait vécu dès l’enfance dans le cercle étroit des occupations domestiques, d’un travail régulier de toute la semaine ; qui ne connaissait aucune perspective de plaisir que d’aller parfois se promener, le dimanche, autour de la ville avec ses pareilles, parée de quelques atours assemblés peu à peu ; de danser peut-être une fois aux grandes fêtes et de babiller aussi, quelques heures, chez une voisine, avec toute la vivacité du plus sincère intérêt, au sujet d’une criaillerie ou d’une médisance. L’ardeur de sa jeunesse lui fait éprouver enfin des désirs secrets, qui sont augmentés par les cajoleries des hommes ; ses premiers plaisirs lui deviennent peu à peu insipides ; enfin elle rencontre un homme vers lequel un sentiment inconnu l’entraîne avec une force irrésistible, sur qui elle fait reposer toutes ses espérances ; elle oublie le monde entier ; elle n’entend rien, ne voit rien, n’aime rien que lui, lui seul ; ne soupire qu’après lui, après lui seul. Elle n’est point corrompue par les frivoles plaisirs d’une inconstante vanité, et son désir va droit au but ; elle veut être à lui : elle veut, dans une éternelle union, trouver tout le bonheur qui lui manque, goûter à la fois toutes les joies après lesquelles elle soupirait. Des promesses répétées, qui mettent le sceau à toutes ses espérances, des caresses hardies, qui augmentent ses désirs, subjuguent son âme tout entière ; elle flotte dans un confus sentiment, un avantgoût de toutes les joies ; elle est exaltée au plus haut point ; enfin elle tend les bras, pour étreindre tous ses désirs…. et son bien-aimé l’abandonne…. Immobile, éperdue, la voilà devant un abîme ; autour d’elle, une nuit profonde, nulle perspective, nulle consolation, nulle espérance : car il l’a délaissée, celui en qui seul elle se sentait vivre. Elle ne voit pas le vaste monde qui est devant elle, ni les nombreux amis qui pourraient la dédommager de sa perte ; elle se sent isolée, abandonnée de tout l’univers…. et, aveuglée, oppressée par l’horrible souffrance de son cœur, elle se précipite, pour étouffer toutes ses angoisses, dans une mort où tout s’engloutit…. Albert, voilà l’histoire de bien des gens…. Eh ! n’est-ce pas ce qui arrive dans la maladie ? La nature ne trouve aucune issue pour sortir du labyrinthe des forces troublées et contraires, et l’homme doit mourir. Malheur à celui qui pourrait voir la chose et dire : « L’insensée ! si elle avait attendu, si elle avait laissé le temps agir, le désespoir se serait calmé, un autre se serait trouvé pour la consoler…. » C’est précisément comme si l’on disait : « Le fou ! mourir de la fièvre ! S’il avait attendu que ses forces fussent rétablies, ses humeurs purifiées, le tumulte de son sang apaisé, tout serait bien allé, et il vivrait encore aujourd’hui. » Albert, à qui cette comparaison ne semblait pas encore d’une justesse évidente, fit quelques nouvelles objections, et, entre autres, que j’avais parlé seulement d’une jeune fille simple : mais comment un homme d’esprit, dont les facultés ne sont pas aussi bornées, qui saisit un plus grand nombre de rapports, pourrait être excusé, c’était ce qu’il ne saurait comprendre…. « Mon ami, m’écriai-je, l’homme est toujours l’homme, et le peu d’esprit que tel ou tel peut avoir ne sert de guère ou même de rien, quand la passion fermente et que l’humanité est poussée aux limites de ses forces. Bien plus…. Nous en parlerons une autrefois, » dis-je en prenant mon chapeau. Oh ! mon cœur était plein…. et nous nous quittâmes sans nous être entendus. Au reste, dans ce monde, il est rare que l’on s’entende.

15 août.

C’est une chose certaine que l’amour seul rend l’homme nécessaire à ses semblables. Je sens que Charlotte serait fâchée de me perdre, et les enfants n’ont pas d’autre idée, sinon que je revienne toujours le lendemain. Aujourd’hui j’étais allé chez elle pour accorder son clavecin ; mais la chose m’a été impossible, parce que les petits m’ont poursuivi pour avoir un conte, et Charlotte elle-même a dit que je devais les satisfaire. Je leur ai coupé le pain du goûter, qu’ils acceptent maintenant aussi volontiers de moi que de Charlotte, et leur ai conté la belle histoire de la princesse qui est servie par des mains enchantées. J’apprends beaucoup à cela, je t’assure, et je suis étonne de l’impression que cela fait sur eux. Comme je suis quelquefois obligé d’inventer un incident, que j’oublie en répétant le conte, ils disent aussitôt que c’était autrement la première fois : aussi je m’applique maintenant à défiler invariablement mon chapelet d’un ton chantant et monotone. Par là j’ai appris qu’un auteur qui fait de son histoire une seconde édition modifiée, l’ouvrage eût-il gagné par là au point de vue poétique, doit nécessairement nuire à son livre. La première impression nous trouve dociles, et l’homme est fait de telle sorte qu’on-peut lui persuader les choses les plus étranges : mais aussi elles se gravent d’abord profondément, et malheur à celui qui veu les extirper et les effacer.

18 août.

Fallait-il donc que ce qui fait la félicité de l’homme devînt aussi la source de sa misère !

Ce sentiment de la nature vivante, qui remplit, qui réchauffe mon cœur, qui versait dans mon sein des torrents de délices, et faisait à mes yeux un paradis du monde qui m’environne, devient maintenant pour moi un insupportable bourreau, un génie persécuteur, attaché sans cesse à mes pas. Quand, de la cime du rocher, je contemplais autrefois, par delà la rivière, jusqu’à ces collines lointaines, la fertile vallée, et que je voyais tout germer et ruisseler autour de moi ; quand je voyais ces montagnes revêtues, du pied jusqu’au sommet, de grands arbres touffus ; ces vallons ombragés, dans leurs divers contours, de bocages délicieux ; le paisible ruisseau, qui coulait parmi les roseaux murmurants, et reflétait les gracieux nuages que la douce brise du soir berçait dans le ciel ; lorsque ensuite j’entendais les oiseaux animer autour de moi la forêt, et que les innombrables essaims de moucherons dansaient gaiement dans les dernières flammes du soleil ; que son dernier regard scintillant délivrait de sa verte prison le scarabée bourdonnant, et qu’autour de moi le bruissement et la vie attiraient mon attention sur le sol ; que la mousse, qui tire de mon âpre rocher sa nourriture ; les genêts, qui croissent sur le penchant de l’aride colline sablonneuse, me manifestaient l’intime, ardente et sainte vie de la nature : comme j’embrassais toutes ces choses dans mon cœur enflammé ! Je me sentais comme un dieu dans ces flots de richesses, et les formes admirables de l’immense univers se mouvaient, animant toute la création dans le fond de mon Ame ! Des montagnes énormes m’environnaient, des abîmes s’ouvraient devant moi, et des torrents orageux se précipitaient ; les fleuves coulaient sous mes pieds ; j’entendais mugir la forêt et la montagne, et je voyais toutes ces forces mystérieuses agir et se combiner dans les profondeurs de la terre ; puis, sur la terre et sous le ciel, tourbillonner les races innombrables des êtres. Tout est peuplé de mille formes diverses, et les hommes se blottissent ensemble dans des maisonnettes, et se nichent, et, dans leur pensée, ils régnent sur le vaste univers. Pauvre fou, qui juges tout si chétif, parce que tu es si petit !… Depuis la montagne inaccessible, par-dessus le désert, que nul pied n’a foulé, jusqu’à l’extrémité des océans inconnus, souffle l’esprit de l’éternel Créateur, et il prend plaisir à tous les grains de poussière qui le comprennent et qui vivent…. Ah ! que de fois alors je désirai, avec les ailes de la grue qui passait sur ma tête, m’envoler aux rivages de la mer immense, pour boire, à la coupe éeumante de l’infini, ces ravissantes délices, et sentir, ne fût-ce qu’un moment, dans l’espace étroit de mon sein, une goutte de la félicité de l’Être qui engendre toutes choses en lui et par lui.

Frère, le souvenir de ces heures suffit pour me fortifier. Même, les efforts que je fais pour rappeler ces sentiments ineffables, pour les exprimer encore, élèvent mon âme au-dessus d’ellemême, et me font ensuite sentir doublement l’angoisse de ma situation présente.

Il semble qu’on ait tiré devant mon âme un rideau, et la scène immense de la vie n’est plus devant moi que l’abîme de la tombe éternellement ouverte. Peux-tu dire : « Cela existe ! * quand tout passe, quand tout se précipite avec la rapidité de la foudre, et conserve -si rarement toute la force de son être, et se voit, hélas ! entraîné, englouti dans le torrent, écrasé contre les rochers ï Pas un moment qui ne te dévore, et les tiens autour de toi ; pas un moment où tu ne sois un destructeur, où tu ne doives l’être ; la plus innocente promenade coûte la vie à des milliers de pauvres insectes ; un de tes pas ruine les laborieux édifices des fourmis, et enfonce tout un petit monde dans un injurieux tombeau. Ah ! ce qui me touche, ce ne sont pas les grandes et rares catastrophes du monde, ces inondations, ces tremblements de terre, qui engloutissent vos cités ; ce qui me ronge le cœur, c’est la force dévorante qui est cachée dans la nature entière, et n’a rien produit qui ne détruise son voisin et ne se détruise soimême. C’est ainsi que je poursuis avec angoisse ma course chancelante, environné du ciel et de la terre et de leurs forces actives ; je ne vois rien qu’un monstre qui dévore, qui rumine éternellement.

21 août.

C’est en vain que .je lui tends les bras le matin, quand je me dégage de pénibles songes ; en vain que je la cherche, la nuit, sur1 ma couche, quand un rêve heureux, innocent, m’a fait croire que j’étais assis près d’elle dans la prairie, que je tenais sa main et la couvrais de mille baisers. Ah ! quand je suis encore à demi dans l’ivresse du sommeil, si je la cherche de la main, et que, là-dessus, je m’éveille, un torrent de larmes jaillit de mon cœur oppressé, et je pleure, inconsolable, dans l’attente d’un sombre avenir.

22 août.

Quel malheur, Wilhelm ! mes forces actives se consument dans une inquiète indolence ; je ne puis être oisif et ne puis non plus rien faire. Je n’ai aucune imagination, aucun sentiment de la nature, et les livres m’inspirent du dégoût. Quand l’homme se manque à lui-même, tout lui manque. Je te jure que j’ai maintes fois désiré d’être un journalier, pour avoir du moins, le matin, à mon réveil, la perspective du jour présent, un mobile, une espérance. Souvent j envie Albert, que je vois enfoncé jusqu’aux yeux dans les paperasses, et je me ligure que je serais heureux si j’étais à sa place. Déjà quelquefois j’ai été sur le point de t’écrire, ainsi qu’au ministre, et de solliciter ce poste à l’ambassade, qui, tu me l’assures, ne me serait pas refusé. Je le crois aussi. Le ministre m’aime depuis longtemps ; il m’avait souvent pressé de me vouer à quelque emploi. Cela peut me préoccuper durant une heure ; mais, lorsque j’y réfléchis, et que je pense à la fable du cheval, qui, impatient de sa liberté, se laisse mettre la selle et la bride, et qui est ensuite harassé de fatigue…. je ne sais ce que je dois faire…. Et d’ailleurs, mon cher Wilhelm, ce désir de changement d’état, qui me possède, n’est-il pas peut-être une impatience secrète, maladive, qui me poursuivra partout ?

28 août.

Assurément, si mon mal pouvait se guérir, ces gens le guériraient. C’est aujourd’hui mon jour de naissance ; et, de grand matin, je reçois d’Albert un petit paquet. En l’ouvrant, ce qui frappe d’abord mes yeux, c’est un des nœuds de rubans rosés que Charlotte portait, le premier jour où je la vis, et que depuis lors je l’avais quelquefois priée de me donner ; puis deux petits volumes in-douze, le petit Homère de Wetstein, édition que j’avais souvent désirée, pour.ne pas traîner à la promenade celle d’Ernesti. Voilà comme ils préviennent mes désirs, comme ils cherchent à me témoigner toutes les petites complaisances de l’amitié, mille fois plus précieuses que ces présents magnifiques, par lesquels la vanité du donateur nous humilie. Je baise ce nœud mille fois le jour, et, à chaque aspiration, je savoure le souvenir des félicités dont me comblèrent ce peu de jours heureux, passés pour jamais. Wilhelm, c’est comme cela, et je ne murmure point : les fleurs de la terre ne sont que des apparitions. Combien se flétrissent sans laisser aucune trace. Combien peu fructifient, et combien peu de ces fruits mûrissent ! Et pourtant il en est assez encore ; et pourtant…. ô mon frère…. pouvons-nous négliger les fruits mûrs, les mépriser, et, sans en jouir, les abandonner à la pourriture ?

Adieu. L’été est magnifique. Je grimpe souvent aux arbres du verger de Charlotte avec la longue perche, et j’atteins les poires aux plus hautes branches. Charlotte est sous l’arbre, et reçoit les fruits que je fais tomber à ses pieds.

30 août.

Malheureux ! n’es-tu pas un insensé ? Ne t’abuses-tu pas toimême ? Que deviendra cette passion furieuse et sans terme ? Je n’ai plus de vœux que pour elle ; il ne s’offre plus à mon imagination d’autre figure que la sienne, et tous les objets qui m’environnent, je ne les vois plus que dans leurs rapports avec elle. Et cela me procure quelques heures enchantées, jusqu’au hioment où il faut m’arracher à cette image. Ah ! Willielm, où mon cœur m’entraînc-t-il souvent !… Quand j’ai été assis près d’elle deux ou trois heures, à me repaître de sa figure, de ses gestes, de son céleste langage, peu à peu tous mes sens s’exaltent, une ombre se répand sur ma vue, j’entends à peine encore, je me sens saisir à la gorge, comme par une main meurtrière ; puis mon cœur, dans ses battements précipités, cherche du soulagement pour mes sens oppressés, et ne fait qu’augmenter leur trouble…. Wilhelm, souvent je ne sais pas si je suis au monde ; et, si quelquefois la tristesse ne prend pas le dessus, et si Charlotte ne m’accorde pas la douloureuse consolation de baigner sa main de mes larmes pour soulager mon angoisse…. il faut que je fuie, il faut que je sorte, et je vais m’égarer bien loin dans les champs. Alors mon plaisir est de gravir une montagne escarpée, de me frayer un sentier à travers un bois impraticable, à travers les buissons qui me blessent, les ronces qui me déchirent. Alors je me trouve un peu soulagé, un peu ! Et, si quelquefois, épuisé de soif et de lassitude, je succombe et m’arrête en chemin ; si quelquefois, dans la profonde nuit, quand la pleine lune brille là-haut sur ma tête, je m’assieds dans la forêt déserte, sur un tronc tortueux, pour donner quelque relâche à mes pieds déchirés, et qu’à la faveur de la clarté crépusculaire, je m’endorme d’un sommeil fatigant !… 0 Wilhelm, l’asile solitaire d’une cellule, la haire et le cilice, seraient des soulagements après lesquels mon Ame soupire. Adieu. Je ne vois à cette .souffrance d’autre terme que le tombeau.

3 septembre.

Il faut que je parte. Je te remercie, Wilhelm, d’avoir fixé ma résolution chancelante. Voilà déjà quinze jours que’je nourris la pensée de la quitter. Il faut que je parte. Elle est de nouveau à la ville, chez une amie ; et Albert…. et…. il faut que je parte.

10 septembre.

Quelle nuit, Wilhelm ! Maintenant je puis tout supporter. Je ne la verrai plus. Oh ! que ne puis-je voler dans tes bras ! que ne puis-je, mon ami, t’exprimer par mes larmes et mes transports les sentiments qui oppressent mon cœur ! Me voilà à mon pupitre, la poitrine haletante ; je cherche à m’apaiser, j’attends le matin, et, au lever du soleil, les chevaux seront devant ma porte.

Ah ! elle sommeille paisiblement, et ne pense pas qu’elle ne me reverra jamais. Je me suis arraché..,. J’ai été assez fort pour ne pas trahir mon projet, pendant un entretien de deux heures. Et quel entretien, mon Dieu !

Albert m’avait promis de se trouver au jardin avec Charlotte, tout de suite après le souper. J’étais sur la terrasse, sous les grands marronniers, et je regardais le soleil, que, pour la dernière fois, je voyais se coucher derrière l’aimable vallée et la douce rivière. J’avais été si souvent à cette place avec elle, et j’avais assisté à ce même spectacle magnifique, et maintenant…. Je montais, je descendais cette allée, que j’aimais tant ; un attrait secret, sympathique, m’avait souvent arrêté dans ce lieu, avant que je connusse Charlotte ; et quel plaisir ce fut pour nous, . dans les commencements de notre liaison, de découvrir mutuellement notre préférence pour ce site, un des plus romantiques sans doute que je connaisse parmi les créations de l’art !

D’abord tu jouis, entre les marronniers, d’une vaste perspective…. Ah ! je me souviens de t’avoir déjà beaucoup parlé, dans mes lettres, de ces hautes murailles de charmilles, qui finissent par vous emprisonner, et de cette allée, qui devient toujours plus sombre, grâce à un bosquet voisin, jusqu’à ce qu’enfin tout aboutisse à une petite place fermée, autour de laquelle, semblent courir tous les frissonnements de la solitude. Je sens encore le charme secret que j’éprouvai, la première fois que je pénétrai dans ce lieu, par un brillant soleil de midi : js pressentais vaguement quel théâtre de félicités et de douleur il devait être encore.

J’avais passé près d’une demi-heure, livré aux douloureuses, aux douces pensées de la séparation, du revoir, lorsque je les entendis monter sur la terrasse. Je courus au-d£vant d’eux, et, avec un frémissement, je pris la main de Charlotte et la baisai. Au moment où nous arrivâmes sur la terrasse, la lune se levait derrière la colline buissonneuse ; nous parlâmes de choses diverses, et insensiblement nous approchâmes du cabinet sombre. Charlotte entra et s’assit, Albert auprès d’elle, et moi, de l’autre côté. Mais mon inquiétude ne me permit pas de rester longtemps assis : je me levai, je me plaçai devant elle, je fis quelques tours et je revins m’asseoir : c’était un état d’angoisse. Charlotte nous fit remarquer le bel effet de la lune, qui, à l’extrémité des charmijles, éclairait devant nous toute la terrasse : spectacle magnifique, et d’autant plus frappant, qu’une profonde obscurité nous environnait. Nous étions silencieux. Au bout de quelques moments, Charlotte prit la parole : « Jamais, ditelle, jamais je ne me promène au clair de lune, que mes amis défunts ne me reviennent à la pensée, que je ne sois saisie par le sentiment de la mort et de l’avenir. Nous existerons ! poursuivit-elle, avec l’accent du sentiment le plus sublime ; mais, Werther, est-ce que nous devons nous retrouver, nous reconnaître ? Qu’en pensez-vous ? qu’en dites-vous ? »

— Charlotte, lui dis-je, en lui tendant la main (et mes yeux se remplirent de larmes), nous nous reverrons’. Ici et là-haut nous nous reverrons ! »

Je ne pus en dire davantage. Wilhelm, devait-elle me faire cette question, quand j’avais dans le cœur ce cruel adieu ?

« Et nos morts bien-aimés, poursuivit-elle, savent-ils quelque chose de nous ? Est-ce qu’ils sentent que, dans nos moments de bonheur, nous nous souvenons d’eux avec un ardent amour ? Oh ! l’image de ma mère plane toujours autour de moi, lorsque, dans la paisible soirée, je suis assise au milieu de ses enfants, • de mes enfants, et qu’ils sont assemblés autour de moi, comme ils élaient assemblés autour d’elle. Alors, si je regarde le ciel avec une larme dé désir, et souhaite qu’elle puisse voir un moment comme je tiens la parole que je lui donnai à l’heure de la mort, d’être la mère de ses enfants, avec quelle émotion je m’écrie : « Pardonne, mère chérie, si je ne suis pas pour eux ce « que tu fus toi-même. Ah ! je fais tout ce que je puis ; ils sont « du moins vêtus, nourris, et, ce qui vaut mieux que tout cela, « ils sont soignés, ils sont aimés. Si tu pouvais voir notre union, i ô sainte bien-aimée, tu bénirais, avec les plus vives actions <* de grâce, ce Dieu à qui tu demandais, en versant les larmes « les plus amères, les larmes suprêmes, le bonheur de tes « enfants…. »

Voilà ce que disait Charlotte…. 0 Wilhelm, qui peut répéter ce qu’elle disait ? Comment la lettre froide et morte pourrait-elle reproduire cette fleur céleste de l’âme ? Albert l’interrompit avec douceur : » Cela vous affecte trop vivement, Charlotte. Je sais combien ces idées vous sont chères, mais, je vous en prie….

— Albert, ditelle, je sais que tu n’as pas oubl ié les soirées où nous étions assis autour de la petite table ronde, lorsque papa était en voyage, et que nous avions envoyé coucher les enfants. Tu avais souvent un bon livre, et tu en venais rarement à lire quelque chose…. L’entretien de cette âme sublime n’était-il pas au-dessus de tout ? 0 douce et belle femme, joyeuseet%toujours active !… Dieu voit les larmes que je verse devant lui, à genoux sur ma couche, pour lui demander de me rendre semblable à ma mère.

— Charlotte, m’écriai-je, en me prosternant devant elle, et eh prenant sa main, que je baignais de pleurs, Charlotte, la bénédiction de Dieu repose sur toi, ainsi que l’esprit de ta mère.

— Si vous l’aviez connue ! ditelle, en me serrant la main : elle était digne d’être connue de vous. » Je crus m’anéantir. Jamais on n’avait prononcé sur moi une plus grande, une plus glorieuse parole. Elle poursuivit : « Et cette femme a dû mourir à la fleur de son âge, quand le dernier de ses fils n’avait pas encore six mois ! Sa maladie ne.fut pas longue. Elle était calme, résignée ; elle ne plaignait que ses^nfants, surtout le petit. Lorsque son heure approcha et qu’elle me dit : « Fais-les monter,» et que je fis entrer les petits, qui ne savaient rien, les aînés, qui étaient hors d’eux-mêmes ; lorsqu’ils entouraient le lit, qu’elle leva les mains et pria sur eux, les embrassa l’un après l’autre, et les renvoya, et me dit : « Sois leur mère ! » je lui donnai la main pour toute réponse. « Tu promets beaucoup, « ma fille, ditelle : le cœur d’une mère et l’œil d’une mère ! J’ai « vu souvent, à tes larmes reconnaissantes, que tu sens ce qu’ils « valent. Tu les auras pour tes frères et sœurs, et, pour ton père, « la iidélité et l’obéissance d’une femme. Tu le consoleras. » Elle demanda à le voir : il était sorti, pour nous cacher l’insupportable douleur qu’il éprouvait : il était déchiré…. Albert, tu étais dans la chambre : elle entendit marcher quelqu’un, et demanda qui c’était, et t’appela auprès d’elle ; et comme elle jeta sur nous deux un regard calme et consolé, à la pensée que nous serions heureux, heureux ensemble !… » Albert l’embrassa, et s’écria : « Nous le sommes, nous le serons. » Le flegmatique Albert était hors de lui, et moi, je ne me connaissais plus.

» Werther, reprit-elle, et cette femme devait mourir ! Dieu, quand je songe quelquefois comme on laisse emporter ce qu’on a de plus cher au monde ! Et personne ne le sent aussi vivement que les enfants, qui se plaignirent longtemps encore, que « les a hommes noirs avaient emporté leur maman. »

Elle se leva, je m’étais réveillé ; je tremblais. Je demeurais assis et tenais la main de Charlotte. « II nous fauf rentrer, ditelle, il en est temps. » Elle voulut dégager sa main, et je la retenais “avec plus de force. « Nous nous reverrons, m’écriai-je, nous nous retrouverons : sous quelque forme que ce soit, nous saurons nous reconnaître. Je m’en vais, poursuivis-je ; je m’en vais volontairement, et pourtant, s’il me fallait dire » pour ja« mais, » je ne pourrais soutenir cette pensée. Adieu, Charlotte ! Adieu, Albert ! Nous nous reverrons. — Demain, je pense, * répondit-elle en badinant. Je sentis ce demain ! Ah ! elle ne savait pas, quand elle retira sa main de la mienne…. Ils parcoururent l’allée, et la quittèrent…. Je restai immobile, je les suivis des yeux au clair de lune, et me prosternai, et fondis en larmes, et me relevai soudain ;.et je courus sur la terrasse, et je vis encore de loin, sous l’ombre des grands tilleuls, sa robe blanche briller vers la porte du jardin ; je tendis les bras : elle disparut.

LIVRE DEUXIÈME.

20 octobre 1771.

Nous sommes arrivés hier. L’ambassadeur est indisposé et gardera la chambre quelques jours. Si seulement il était moins disgracieux, tout irait bien. Je vois, je vois que le sort m’a réservé de rudes épreuves. Mais courage ! Un esprit léger supporte tout. Un esprit léger ! Je ris de voir ce mot venir au bout de ma plume. Hélas ! une humeur un peu plus légère ferait de moi l’homme le plus heureux qui fût sous le soleil. Eh quoi ! d’autres, avec leur petite mesure de forces et de talents, se pavanent devant moi dans une agréable suffisance, et moi je désespère de mes avantages, de mes facultés I Bon Dieu, qui m’as fait tous ces dons, pourquoi n’en as-tu pas retenu la moitié, et ne m’as-tu pas donné la confiance et le contentement ?

Patience ! patience ! cela ira mieux ; car, je le reconnais, mon ami, tu as raison : depuis que je suis tous les jours mêlé dans la foule, et que je vois ce que font les autres et comment ils se comportent, je suis beaucoup plus content de moi. Assurément, puisque nous sommes ainsi faits, que nous comparons tout avec nous-mêmes, et nous-mêmes avec tout, le bonheur ou le malheur réside dans les objets avec lesquels nous nous mettons en parallèle : aussi rien n’est-il plus dangereux que la solitude. Notre imagination, portée par sa nature à s’élever, nourrie par les fantastiques images de la poésie, se crée une suite d’êtres parmi lesquels nous occupons le dernier rang, et hors de nous tout semble plus magnifique, toute autre personne est plus parfaite. Cela est tout ù fait naturel : nous sentons souvent qu’il nous manque beaucoup de choses, et, précisément ce qui nous manque, il nous semble le trouver chez un autre, à qui nous attribuons d’ailleurs ce que nous possédons, et, de plus encore, une.certaine grâce idéale. Ainsi se trouve achevé l’homme heureux, qui est notre ouvrage.

Au contraire, lorsqu’avec toute notre faiblesse, tous nos efforts, nous poursuivons franchement notre œuvre, nous trouvons bien souvent qu’à cheminer tranquillement et à louvoyer, nous avançons plus que d’autres à force de voiles et de rames…. Et l’on a pourtant un vrai sentiment de soi-même, lorsqu’on marche de front avec les autres ou que même on les devance.

26 novembre 1771.

A tout prendre, je commence à me trouver ici très-passablement. Ce qu’il y a de plus heureux, c’est que l’ouvrage ne manque pas, et puis ces gens de toute espèce, ces nouvelles figures de toute sorte, me font un spectacle bigarré. J’ai fait la connaissance du comte C., qui m’inspire de jour en jour plus de respect. G’est une grande et vaste intelligence, et il n’est point froid, pour voir beaucoup de choses d’un point de vue éïevé ; sa société révèle une unie vivement sensible à l’amitié et à l’affection. Il a pris de l’attachement pour moi à l’occasion d’une affaire que j’ai été chargé de régler avec lui. Dès les premiers mots, il remarqua que nous nous entendions, et qu’il pouvait parler avec moi comme il ne ferait pas avec chacun. Aussi ne puis-je assez me louer de sa franchise à mon égard. Il n’est pas au monde une plus vraie et plus vive jouissance que de voir une grande unie s’ouvrir à nous.

24 décembre 1771.

L’ambassadeur me donne beaucoup d’ennuis : je l’avais prévu. C’est le sot le plus ponctuel qu’il y ait au monde ; marchant pas à pas et minutieux comme une vieille lille ; c’est un homme qui n’est jamais content de lui-même, et qu’on ne réussit par conséquent jamais à contenter. J’aime à travailler couramment, et ce qui est écrit est écrit ; il est homme à me rendre un mémoire el âme dire : « C’est bien, mais revoyez-le : on trouve toujours une expression meilleure, une particule plus juste. » Alors je me donnerais au diable de bon cœur. Pasjun et, pas une conjonction n’y doit manquer ; il est l’ennemi mortel de toutes les inversions qui m’échappent quelquefois ; si l’on n’a pas cadencé la période selon le rhythme traditionnel, il ne s’y reconnaît plus. C’est un supplice d’avoir affaire à un tel homme.

La conliance du comte de G. est la seule chose qui me dédommage encore. Il me disait dernièrement, avec une parfaite franchise, combien lui déplaisaient la lenteur et l’esprit minutieux de mon ambassadeur. « Ces gens-là sont à charge à euxmêmes et aux autres, disait-il : il faut s’y résigner, comme un voyageur qui doit franchir une montagne. Sans doute, si la montagne n’était pas là, le chemin serait beaucoup plus commode et plus court ; mais elle est là, et il faut la franchir !… »

Mon vieux s’aperçoit fort bien de la préférence que le comte me donne sur lui : cela le fâche, et il saisit toutes les occasions de clabauder sur ce seigneur en ma présence. Naturellement, je riposte, et l’affaire s’envenime. Hier il me mit hors des gonds, car il m’avait aussi en vue : « Le comte, disait-il, entend parfaitement bien les affaires du monde ; il a le travail très-facile et il écrit bien, mais il manque, de connaissances solides, comme tous les beaux esprits. * Là dessus il fit une mine qui voula.’t dire . * Sens-tu le trait ? » Mais il ne produisit sur moi aucun effet. Je méprisai l’homme qui pouvait penser et se conduire ainsi. Je lui résistai et je luttai d’une manière assez vive. Je dis que le comte était un homme digne de respect, non-seulement par son caractère, mais aussi par ses connaissances, * Je n’ai rencontré personne, ajoutai-je, qui ait aussi bien réussi à développer son esprit, à le déployer sur une multitude d’objets, et à conserver néanmoins cette activité pour la vie ordinaire. » C’était là pour mon sot de l’hébreu tout pur, et je lui tirai ma révérence, pour ne plus me faire de la bile à l’entendre déraisonner davantage.

Et c’est votre faute à vous tous, qui m’avez mis sous le joug par vos belles paroles, et m’avez chanté merveilles de l’activité. L’activité !… S’il ne fait pas plus de besogne que moi, celui qui plante des pommes de terre et qui va vendre son blé à la ville, je veux bien ramer encore dix ans sur la galère où je suis maintenant enchaîné.

Et la brillante misère, l’ennui, qui régnent parmi le sot peuple que l’on voit se presser ici ! la manie du rang, avec laquelle ils guettent, ils épient, le moyen de gagner un pas les uns sur les autres ; frivoles, misérables passions, qui se montrent sans le moindre voile ! Voici, par exemple, une femme qui entretient tout le monde de sa noblesse et de ses terres, en sorte que chaque étranger doit se dire : « C’est une folle, à qui un peu de noblesse et le renom de ses domaines ont tourné la tête. » Mais c’est bien pis encore ! Cette femme est la fille d’un greffier du voisinage…. Vois-tu, je ne puis comprendre que le genre humain ait assez peu de sens pour se prostituer si platement.

A la vérité, je remarque toujours plus, mon cher Wilhelm, combien l’on est fou de juger les autres d’après soi. Et puisque j’ai tant à faire avec moi-même, que mon cœur est si turbulent…. ah ! je laisse volontiers les autres suivre leur voie, s’ils veulent seulement me laisser suivre la mienne.

Ce qui m’importune le plus, ce sont les misérables distinctions sociales. Je sais, tout comme un autre, combien l’a différence des conditions est nécessaire, combien d’avantages elle me procure à moi-même : mais je voudrais qu’elle ne vînt pas me barrer le passage, au moment où je pourrais goûter encore ici-bas un peu de joie, une apparence de bonheur. Dernièrement j’ai fait, à la promenade, la connaissance d’une demoiselle de B., aimable personne, qui, au milieu de ce monde guindé, a conservé beaucoup de naturel. Nous trouvâmes du plaisir à converser ensemble, et, quand nous nous séparâmes, •je lui demandai la permission de lui rendre visite. Elle me l’accorda de si bonne grâce, que je pouvais à peine attendre le moment convenable pour me rendre chez elle. Elle n’est pas de cette ville, et demeure chez une tante. La physionomie de la vieille me déplut. Je montrai beaucoup d’attentions pour elle ; je lui adressai presque toujours la parole, et, en moins d’une demi-heure, je parvins à démêler assez bien ce que la jeune demoiselle m’a depuis avoué elle-même : c’est que sa chère tante manque de tout dans sa vieillesse ; qu’elle est sans fortune, sans esprit, sans autre ressource que la suite de ses aïeux, sans autre abri que le rang dans lequel elle se retranche, sans autre délassement que de regarder fièrement de sa fenêtre les bourgeois passer là-bas. Elle doit avoir été belle dans sa jeunesse, et a passé son temps à des bagatelles ; elle fit d’abord, par ses caprices, le tourment de quelques pauvres jeunes hommes, puis, dans un âge plus mûr, elle se plia sous l’obéissance d’un vieil officier, qui, à ce prix, et pour un modique entretien, passa l’Age d’airain avec elle et mourut. Maintenant elle se voit seule dans l’Age de fer, et personne ne la regarderait, si sa nièce était moins aimable.

8 janvier 1772.

Quels hommes que ceux dont l’âme est absorbée tout entière par le cérémonml ; dont la pensée et les efforts, durant des années, ne^ tendent qu’à chercher les moyens de se glisser à table un siège plus haut ! Ce n’est pas qu’ils manquent d’ailleurs d’occupations : bien au contraire, les travaux s’amassent, parce que ces petits démêlés entravent l’expédition des affaires importantes. La semaine dernière, il y eut des difficultés dans une partie de traîneaux, et cela gâta tout notre plaisir.

Les fous, qui ne voient pas que la place ne signifie rien, et que celui qui occupe la première joue rarement le premier rôle ! Combien de rois ne sont-ils pas gouvernés par leurs ministres ! combien de ministres, par leurs secrétaires ! Lequel est donc le premier ? Selon moi, c’est celui qui domine les autres, qui possède assez de force ou de. ruse pour faire servir leurs forces et leurs passions à l’accomplissement de ses desseins.

20 janvier.

Il faut que je vous écrive, mon aimable Charlotte, ici, dans la chambre d’une pauvre auberge de village, où je me suis réfugié contre le mauvais temps. Dans ce triste gîte de D., où je me traîne au milieu d’une foule étrangère, tout à fait étrangère à mes sentiments, je n’ai pas eu un moment, pas un seul, où le cœur in’ait dit de vous écrire : et maintenant, dans cette cabane, dans cette solitude, dans cette prison, tandis que la neige et la grêle se déchaînent contre ma petite fenêtre, ici, vous avez été ma première pensée. Dès que je fus entré, votre image, ô Charlotte, votre pensée m’a saisi, si sainte, si vivante ! Bon Dieu, c’est le premier instant de bonheur que je retrouve.

Si vous me voyiez, mon amie, dans ce torrent de dissipations ! Comme toute mon âme se dessèche ! Pas un moment où le cœur soit plein ! pas une heure fortunée ! rien, rien ! Je suis là comme devant une chambre obscure : je vois de petits hommes et de petits chevaux tourner devant moi, et je me demande souvent si ce n’est pas une illusion d’optique. Je m’en amuse, ou plutôt on s’amuse de moi comme d’une ma”rionnette ; je prends quelquefois mon voisin par sa main de bois, et je recule en frissonnant. Le soir, je fais le projet d’aller voir lever le soleil, et je reste au lit ; le jour, je me promets le plaisir du clair de lune, et je m’oublie dans ma chambre. Je ne sais trop pourquoi je me lève, pourquoi je me coucha.

Le levain qui faisait fermenter ma vie, je ne l’ai plus ; le charme qui me tenait éveillé dans les nuits profondes s’est évanoui ; l’enchantement qui, le matin, m’arrachait au sommeil a fui loin de moi.

Je n’ai trouvé ici qu’une femme, une seule, Mlle de B. Elle vous ressemble, ô Charlotte, si l’on peut vous ressembler. «.Eh quoi ? direz-vous, le voilà qui fait de jolis compliments ! » Cela n’est pas tout à fait imaginaire : depuis quelque temps je suis très-aimable, parce que je ne puis faire autre chose ; j’ai beaucoup d’esprit, at les dames disent que personne ne sait louer aussi finement…. «Ni mentir, ajouterez-vous, car l’un ne va pas sans l’autre, entendez-vous ?… » Je voulais parler de Mlle B. Elle a beaucoup d’âme, on le voit d’abord à la flamme de ses yeux bleus. Son rang lui est à charge ; il ne satisfait aucun des vœux de son cœur. Elle aspire à sortir de ce tumulte, et nous rêvons, des heures entières, au mijieu de scènes champêtres, un bonheur sans mélange ; hélas ! nous rêvons à vous, Charlotte ! Que de fois n’est-elle pas obligée de vous rendre hommage !… Non pas obligée : elle le fait de bon gré ; elle entend volontiers parler de vous ; elle vous aime.

Oh ! si j’étais assis à vos pieds, dans la petite chambre, gracieuse et tranquille ! si nos chers petits jouaient ensemble autour de moi, et, quand leur bruit vous fatiguerait, si je pouvais les rassembler en cercle et les calmer avec une histoire effrayante !

Le soleil se couche avec magnificence sur la contrée éblouissante de neige ; l’orage est passé ; et moi…i il faut que je rentre dans ma cage…. Adieu. Albert est-il auprès de vous ? Et comment ?… Dieu veuille me pardonner cette question !

8 février

Nous avons, depuis une semaine, le temps le plus affreux, et je m’en félicite, car ; depuis mon arrivée, je n’ai pas encore vu luire un beau jour, qu’un fâcheux ne me l’ait gâté ou dérobé. Maintenant, lorsqu’il pleut bjen fort, qu’il neige, qu’il gèle et dégèle, je me dis : « On ne peut être plus mal à la maison que dehors, » ou réciproquement, et je prends mon parti. Mais le soleil se montre-t-il le matin, et promet-il un beau-jour, je ne manque jamais de m’écrier : « Voici encore une faveur céleste qu’ils peuvent se ravir les uns aux autres. » 11 n’est rien qu’ils ne se ravissent de la sorte : santé, bonne renommée, joie, repos ; et, le plus souvent, par niaiserie, ignorance et préjugé, et, à les entendre, avec les meilleures intentions. Je voudrais quelquefois les prier à genoux de ne pas se déchirer eux-mêmes»les entrailles avec tant de fureur.

17 février.

Je crains que mon ambassadeur et moi nous ne puissions plus tenir longtemps ensemble. Cet homme est tout à fait insupportable. Sa manière de travailler et de traiter les affaires est si ridicule, que je ne puis m’empêcher de le contredire, et souvent d’en faire à ma tète et à ma façon, et, naturellement, la chose n’est jamais ù son gré. Il s’en est plaint dernièrement à la cour, et le ministre m’en a fait une remontrance, fort douce, à la vérité, mais enfin c’était une remontrance, et je songeais à demander mon congé, quand j’ai reçu de lui une lettre particulière1, une lettre devant laquelle je me suis mis à genoux, pour adorer cet esprit élevé, noble et sage. Gomme il reprend ma sensibilité trop vive ! Comme il se plaît à voir une heureuse ardeur de jeunesse dans mes idées exaltées d’activité, d’influence sur les autres, de décision dans les affaires, et cherche, non pas à les extirper, mais à les modérer et à les conduire au point où elles peuvent trouver leur véritable développement et produire leur effet ! Me voilà, pour huit jours, fortifié et d’accord avec moi-même. C’est une belle chose que la paii de l’âme et le contentement de soi. Cher ami, quel dommage que ce joyau soit aussi fragile qu’il est précieux et beau !

20 février.

Dieu veuille vous bénir, mes amis, et vous donner tous les heureux jours qu’il me retranche !

Albert, je te remercie de m’avoir trompé : j’attendais l’avis qui devait m’annoncer le jour de votre mariage, et j’avais résolu que ce jour là, j’ôterais solennellement de la muraille la silhouette de Charlotte, pour l’ensevelir parmi d’au 1res papiers. Vous êtes époux, et son image est toujours là ! Qu’elle y reste ! Et pourquoi pas ? Je sais que je suis moi-même auprès de vous ; que je suis, sans te faire tort, dans le cœur de Charlotte ; j’y tiens, oui, j’y tiens la seconde place, et je veux et je dois la

1. Par égard pour ces nobles personnages, on a retranché du recueil cette lettre, ainsi qu’une autre, dont il est question plus bas, parce qu’on n’a pas cru que la plus vive reconnaissance du public put faire excuser une pareille hardiesse, (fiole de l’auleur.) conserver. Oh ! je deviendrais fou, si elle pouvait oublier..’.. Albert, il y a dans cette idée un enfer. Albert, adieu ! Adieu ange du ciel ! Adieu, Charlotte !

15 mars.

J’ai essuyé une mortification qui me chassera d’ici. Je grince les dents. Diable ! la chose ne pourra s’arranger, et c’est vous pourtant qui êtes cause de tout, vous qui m’avez aiguillonné, tourmenté, pressé de prendre un emploi qui n’était pas à mon gré. J’ai mon affaire à présent et vous avez la vôtre ! Et, afin que tu ne dises pas que mes idées exaltées font tout le mal, voici, mon cher, un récit pur et simple, comme le tracerait un chroniqueur.

Le comte de G…. m’aime, il me distingue : c’est une chose connue, je te l’ai déjà dit cent fois. Je dînais hier chez lui : c’était justement le jour où la noble société, hommes et femmes, se réunit le soir dans sa maison. Je n’y avais pas songé, et il ne m’était jamais venu à l’esprit que, nous autres subalternes, nous ne sommes pas là à notre place. Bien. Je dîne, et, après dîner, nous nous promenons de long en large dans le grand salon ; je cause avec le comte, avec le colonel B…, qui survient, et ainsi arrive l’heure de la réunion. Dieu sait si je pense à rien ! Arrive la très-noble dame de S…. avec monsieur son époux et leur oison de fille, à la gorge plate, au joli corsage ; ils prennent * en passant1 » leur air dédaigneux, et, comme j’ai pour cette engeance une profonde antipathie, j’allais prendre congé, et n’attendais que le moment où le comte.serait délivré de leur ennuyeux bavardage, quand je vis entrer ma chère demoiselle B…. Comme le cœur me bat toujours un peu quand je la vois, je restai, je me plaçai derrière sa chaise, et il me fallut quelque temps pour observer qu’elle me parlait avec moins d’abandon qu’à l’ordinaire, avec un peu d’embarras. Cela me surprit. « Est-elle aussi comme tout ce monde ? » dis-je en moimême. J’étais piqué et je voulais partir, et pourtant je restai, car

1. Ces mots sont en français dans l’original. j’aurais voulu l’excuser ; je ne pouvais le croire, et j’espérais encore qu’elle m’adresserait quelque parole obligeante, et…. Que veux-tu ? Dans l’intervalle, le salon se remplit. Le baron P…, avec toute la garde-robe du temps où l’on couronna François I”1 ; le conseiller auliqueR…, mais annoncé ici in qualitateàe M. de R…, avec sa sourde moitié, etc. ; il ne faut pas oublier J…, le mal vêtu, qui remplit les lacunes de sa toilette gothique avec des lambeaux à la nouvelle mode. Cela devient une foule, et je parle avec quelques personnes de ma connaissance, qui sont toutes fort laconiques. Je ne pensais et ne prenais garde qu’à ma chère B… ; je ne remarquais pas que les femmes se parlaient à l’oreille au bout de la salle ; qu’il se passait quelque chose parmi les hommes ; que Mme de S…. s’entretenait avec le comte. C’est Mlle B…. qui m’a tout rapporté depuis. Enfin le comte vint à moi, et me prit à part dans l’embrasure d’une fenêtre. ’ « Vous connaissez, dit-il, nos coutumes bizarres : je m’aperçois que la société est mécontente de vous voir ici. Je ne voudrais pas pour tout au monde…. — Excellence, lui dis-je en l’interrompant, je vous fais mille excuses. Je devais y songer plus tôt, et je sais que vous me pardonnerez cette inconséquence. J’ai déjà voulu prendre congé de vous : un mauvais génie m’a retenu, » ajoutai-je en souriant et lui faisant la révérence. Le comte me serra les mains, avec un sentiment qui disait tout. Je me glissai doucement hors de la noble assemblée ; je me jetai dans un cabriolet, et me fis conduire à M…, pourvoir, de la colline, le coucher du soleil, et lire, dans mon Homère, le chant magnifique où l’on voit comme Ulysse est hébergé par le fidèle gardien des pourceaux. Tout cela était à merveille !

Le soir, je reviens souper à l’hôtel : il n’y avait encore que peu de gens dans la salle ; ils jouaient aux dés sur un coin de la table, dont ils avaient relevé la nappe. Arrive l’estimable A… ; il pose son chapeau, tout en me regardant ; il vient à moi et me dit à voix basse : « Tu as eu un désagrément ? — Moi ? dis-je. — Le comte t’a fait sortir de son assemblée. — Au diable soit-elle ! m’écriai-je. J’étais bien aise de respirer le grand air. — Tant mieux, dit-il, que tu prennes la chose légèrement. Je suis fâché

1. Empereur d’Allemagnp en 1745. seulement que déjà cela coure partout. » Alors enfin la chose commença à me piquer au vif. A mesure que les gens venaient se mettre à table et me regardaient, je disais en moi-même : « C’est pour cela qu’ils te regardent, » et cela m’échauffait le sang.

Et comme à présent, où que je paraisse, on me plaint ; comme j’apprends que mes envieux triomphent, et disent qu’on voit ce qui arrive à ces présomptueux, qui se prévalent d’un peu d ;esprit qu’ils ont, et se croient par là autorisés à se mettre au-dessus de toutes les bienséances, et autres aboiements de la sorte…. il y aurait là de quoi s’enfoncer un couteau dans le cœur. Que l’on vante en effet tant qu’on voudra l’indépendance de caractère : je voudrais bien voir l’homme qui pourra souffrir que des faquins glosent sur son compte, quand ils ont sur lui quelque prise-’ Quand leur bavardage est sans fondement, alors certes il est facile de les oublier.

16 mars

Tout me provoque. Aujourd’hui j’ai rencontré Mlle B…. à la promenade : je n’ai pu m’empêcher de lui adresser la parole, et, dès que nous fûmes un peu éloignés de la compagnie, je lui ai témoigné mon ressentiment de sa conduite d’avant-hier. « 0 Werther, m’a-t-elle dit d’un ton pénétré, avez-vous pu vous expliquer ainsi mon trouble, vous qui connaissez mon cœur ? Que n’ai-je pas souffert pour vous, dès le moment où j’entrai dans le salon ! Je prévoyais tout. Cent fois j’ai eu la parole sur les lèvres pour vous le dire. Je savais que les dames de S…. et T…. quitteraient plutôt la place avec leurs maris que de rester dans votre compagnie ; je savais que le comte n’oserait pas se brouiller avec eux…. Et maintenant tout ce bruit…. — Comment, mademoiselle ? » dis-je, en cachant mon trouble ; car tout ce que Adelin m’avait dit avant-hier courut en ce moment dans mes veines comme de l’eau bouillante. « Qu’il m’en a déjà coûté ! » ajouta la douce créature, les larmes aux yeux. Je n’étais plus maître de moi, j’étais sur le point de me jeter à ses pieds. « Expliquez-vous, » lui dis-je. Ses larmes coulèrent, j’étais hors de moi. Elle les essuya, sans vouloir les cacher. « Vous connaissez ma tante, reprit-elle ; elle était présente, et de quel œil a-t-elle vu cette scène ! Werther, hier au soir et ce matin, j’ai essuyé un sermon sur ma liaison avec vous, et il m’a fallu vous entendre rabaisser, ravaler, sans pouvoir, sans oser vous défendre qu’à demi. •

Chaque parole qu’elle prononçait me traversait le cœur comme uneépée. Ello ne sentait pas comme il eût été charitable de me taire tout cela ; elle y ajouta tous les bavardages que l’on ferait encore, quelles gens allaient triompher, comme on s’applaudirait tout bas, comme on se réjouirait de voir punir mon orgueil et mon mépris des autres, qu’on me reproche depuis longtemps. Entendre d’elle tout cela, Wilhelm, avec l’accent de la plus vraie sympathie !… Je fus écrasé, et j’en ai encore la rage dans le cœur. Je voudrais que l’un d’eux osdt me le dire en face, afin de pouvoir lui passer mon épée au travers du corps. Si je voyais du sang, cela me ferait du bien. Ah ! j’ai cent fois pris un couteau, pour donner de l’air à mon cœur. On parle d’une noble race de chevaux, qui, lorsqu’ils sont violemment échauffés et surmenés, se déchirent, par instinct, une veine, afin de respirer plus librement. Il en est souvent ainsi de moi : je voudrais m’ouvrir une veine qui me donnerait l’éternelle liberté.

24 mars.

J’ai demandé à la cour mon congé, et je l’obtiendrai, j’espère, et vous me pardonnerez de ne m’ôtre pas assuré d’abord votre permission. Il faut que je parte, et tout ce que vous aviez à me dire pour m’engager a rester, je le sais. Ainsi donc faites que ma mère prenne la chose doucement. Je ne puis me contenter moi-même : il faut qu’elle prenne patience, si je ne puis la contenter non plus. Cela doit l’affliger sans doute. Cette belle course que son fils avait entreprise pour arriver droit au conseil privé et aux ambassades, la voir arrêtée tout à coup ! le voir ramener son petit cheval à l’écurie ! Tournez la chose comme vous voudrez, et combinez tous les cas possibles, dans lesquels j’aurais pu et j’aurais dû rester : il suffit, je pars. Et pour que vous sachiez où je vais, ici se trouve le prince ***, à qui ma société convient beaucoup ; lorsqu’il a su mon dessein, il m’a pressé de l’accompagner dans ses terres, et d’y passer le printemps. Je serai tout à moi-même, il me l’a promis, et, comme nous nous entendons jusqu’à un certain point, je veux en courir la chance et partir avec lui.

Post-scriptum.

19 avril.

Je te remercie de tes deux lettres. Je n’ai pas répondu, parce que j’ai attendu, pour expédier celle-ci, que j’eusse obtenu mon congé de la cour. Je craignais que ma mère ne s’employât auprès du ministre et ne gênât mon projet. Maintenant la chose est faite : voilà mon congé. Je ne puis vous dire avec quel regret on me l’a donné, et ce que m’écrit le ministre : vous éclateriez en nouvelles lamentations. Le prince héréditaire m’a envoyé une gratification de vingt-cinq ducats, avec un mot qui m’a touché jusqu’aux larmes. Je n’ai donc pas besoin de l’argent au sujet duquel j’écrivis dernièrement à ma mère.

5 mai.

Je pars demain, et, le lieu de ma naissance n’étant qu’à six milles de la route, je veux le revoir, et me rappeler ces anciens jours, doucement passés comme un songe. Je veux entrer par cette môme porte de laquelle ma mère sortit avec moi, lorsqu’après la mort de mon père, elle quitta ce lieu cher et tranquille, pour s’emprisonner dans sa ville natale. Adieu, Wilhelm, tu auras des nouvelles de mon voyage.

9 mai.

J’ai fait ma visite au lieu natal avec toute la piété d’un pèlerin, tt bien des sentiments inattendus m’ont saisi. Je fis arrêter près du grand tilleul qui se -trouve à un quart de lieue de la ville du côté de S… ; je quittai la voiture, et je l’envoyai en avant, afin de cheminer à pied et de savourer à mon gré chaque souvenir, dans toute sa vie et sa nouveauté. Je m’arrêtai sous le tilleul, qui avait été, dans mon enfance, le but et le terme de mes promenades. Quelle différence ! Alors, dans une heureuse ignorance, je m’élançais avec ardeur vers ce monde inconnu, où j’espérais pour mon cœur tant de nourriture, tant de jouissances, qui devaient combler et satisfaire l’ardeur de mes désirs. Maintenant, j’en reviens de ce vaste monde…. 0 mon ami, avec combien d’espérances déçues, avec combien de plans renversés !… Les voilà devant moi les montagnes qui mille fois avaient été l’objet de mes vœux. Je pouvais rester des heures assis à cette place, aspirant à franchir ces hauteurs, égarant ma pensée au sein des bois et des vallons, qui s’offraient à mes yeux dans un gracieux crépuscule, et, lorsqu’au moment fixé il me fallait revenir, avec quel regret ne quittais-je pas cette place chérie !… J’approchai de la ville : je saluai tous les anciens pavillons de jardin ; les nouveaux me déplurent, comme tous les changements qu’on avait faits. Je franchis la porte de la ville, et d’abord je me retrouvai tout à fait. Mon ami, je ne veux pas m’arrêter au détail : autant il eut de charme pour moi, autant il serait monotone dans le récit. J’avais résolu de me loger sur la place, tout à côté de notre ancienne maison. Je remarquai, sur mon passage, que la chambre d’école, où une bonne vieille femme avait parqué notre enfance, s’était transformée en une boutique de détail. Je me rappelai l’inquiétude, les chagrins, l’étourdissement, l’angoisse que j’avais endurés dans ce trou…. Je ne pouvais faire un pas qui ne m’offrît quelque chose de remarquable. Un pèlerin ne trouve pas en terre sainte autant de places consacrées par de religieux souvenirs, et je doute que son ame soit aussi remplie de saintes émotions…. Encore un exemple sur mille : je descendis le long de la rivière, jusqu’à une certaine métairie. C’était aussi mon chemin autrefois, et la petite place où les enfants s’exerçaient à qui ferait le plus souvent rebondir les pierres plates à la surface de l’eau. Je me rappelai vivement comme je m’arrêtais quelquefois à suivre des yeux le cours de la rivière ; avec quelles merveilleuses conjectures je l’accompagnais ; quelles étranges peintures je me faisais des contrées où elle allait courir ; comme je trouvais bientôt les bornes de mon imagination, et pourtant me sentais entraîné plus loin, toujours plus loin, et finissais par me perdre dans la contemplation d’un vague lointain…. Mon ami, aussi bornés, aussi heureux, étaient les vénérables pères du genre humain ; aussi enfantines, leurs impressions, leur poésie. Quand Ulysse parle de la mer immense et de la terre infinie, cela est vrai, humain, intime, saisissant et mystérieux. Que me sert maintenant de pouvoir répéter, avec tous les écoliers, qu’elle est ronde ? Il n’en faut à l’homme que quelques mottes pour vivre heureux dessus, et moins encore pour dormir dessous….

Je suis maintenant à la maison de chasse du prince. On vit fort bien avec le maître. Il est simple et vrai. Il est entouré de gens singuliers, que je ne puis du tout comprendre. Ils ne semblent point des fripons, et je ne leur trouve pas non plus l’air d’honnêtes gens. Quelquefois ils me semblent honorables, cependant je ne puis me confier en eux. Ce qui m’afflige encore, c’est que le prince parle souvent de ohoses qu’il ne connaît que par la lecture ou la conversation, et il en parle toujours au point de vue sous lequel un autre a cru devoir les lui présenter.

En outre, il apprécie mes talents et mon esprit plus que mon cœur, la seule chose dont je suis fier, et qui seule est la source de tout, de toute force, de toute félicité, de toute misère. Ah ! ce que je sais, chacun peut le savoir…. Mon cœur est à moi seul.

25 mai.

J’avais en tête une chose dont je ne voulais rien vous dire, jusqu’à ce qu’elle fût arrangée : maintenant, l’affaire n’ayant pas de suite, je puis tout aussi bien m’expliquer. Je voulais entrer au service. Cela m’a tenu longtemps au cœur. C’est surtout dans cette vue que j’avais suivi le prince, qui est général au service de…. Je lui ai découvert mon projet dans une promenade : il m’en a dissuadé, et il y aurait eu chez moi plus de passion que de fantaisie, si j’avais refusé de prêter l’oreille à ses raisons.

11 juillet.

Dis ce que tu voudras, je ne puis rester davantage. Que faisje ici ? Je commence a trouver le temps long. Le prince me traite aussi bien que possible, et pourtant je ne suis pas à mon, aise. Au fond nous n’avons rien de commun l’un avec l’autre. C’est un homme d’esprit, mais d’un esprit tout à fait commun ; sa conversation ne m’intéresse pas plus que ne ferait la lecture d’un livre bien écrit. Je resterai encore huit jours, et puis je recommencerai mes courses vagabondes. Ce que j’ai fait de mieux ici, c’est de dessiner. Le prince a le sentiment de l’art, et l’aurait plus vif encore, s’il était moins enchaîné par les ennuyeuses formes scientifiques et par une banale terminologie. Quelquefois je me mords les lèvres, lorsque mon imagination échauffée le promène dans les domaines de l’art et de la nature, et qu’il pense faire merveille, eu jetant tout à coup à la traverse quelque terme technique.

16 juillet.

Oui, je ne suis qu’un voyageur, un passager sur la terre ! Et vous donc, êiés-vous davantage ?

18 juillet.

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