Читать книгу Toutes les Oeuvres Majeures de Goethe - Johann Wolfgang von Goethe - Страница 16

STELLA

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Je crois que tu commences à compter, que tu comptes les tristes heures que j’ai passées à cause de toi. Laisse, Fernand, laisse !… Ah ! depuis le moment où je te vis pour la première fois, comme tout fut changé dans mon âme ! Te souviens-tu de cette après-midi, dans le jardin, chez mon oncle ? Comme tu vins à nous ? Nous étions assis sous les grands châtaigniers derrière la maison de plaisance….

FFRNAND, Cl part.

Elle veut me déchirer le cœur…. (Haut.) Je m’en souviens encore, ma Stella.

STELLA.

Comme tu vins à nous ! Je ne sais si tu observas qu’au premfer instant tu avais enchaîné mon attention ? Moi, du moins, je remarquai bientôt que tes yeux me cherchaient. Ah ! Fernand, mon oncle amena des musiciens ; tu pris ton violon, et, comme tu jouais, mes yeux s’arrêtèrent tranquillement sur toi ; j’observais chaque trait de ton visage, et…. dans une pause inattendue, tu levas les yeux…. sur moi. Ils rencontrèrent les miens. Comme je rougis ! comme je détournai la vue ! Tu le remarquas,Fernand, car, dès ce moment, je sentis bien que tu regardais plus souvent par-dessus la feuille, que tu manquais souvent la mesure ; en sorte que mon oncle se fatiguait à frapper du pied. Chaque faute, Fernand, me traversait le cœur…. C’était la plus douce confusion que j’eusse éprouvée de ma vie. Pour tout l’or du monde, je n’aurais pu te regarder encore en face. Je m’échappai pour respirer.

FERNAND.

Jusqu’à la plus petite circonstance ! (Apart.) Malheureux souvenir !

STELLA.

Moi-même j’admire souvent comme je t’aime ; comme, à chaque instant, près de toi je m’oublie tout entière ; et que néanmoins tout me soit présent encore, aussi vivement que si ce fût aujourd’hui !… Oui, combien de fois me le suis-je aussi raconté, combien de fois, Fernand !… Comme vous me cher chiez, comme, en donnant la main à mon amie, que tu avais connue avant moi, tu parcourais le bosquet ; elle appelait Stella ; et tu appelas aussi : Stella !.Stella !… Je t’avais à peine entendu parler et je reconnus ta voix. Et comme vous me rencontrâtes, et comme tu me pris la main !… Qui était le plus embarrassé, toi ou moi ?… L’un aidait à l’autre…. Et dès ce moment…. Ma bonne Sara sut bien me le dire le soir même…. Tout est accompli…. Et quelle félicité dans tes bras ! Si ma Sara pouvait voir ma joie ! C’était un bon cœur : elle versa bien des larmes sur moi, quand je fus si malade, si malade d’amour. Je l’aurais volontiers emmenée avec moi, quand j’ai tout abandonné pour ta suivre.

FERNAND.

Tout abandonné !

STELLA.

Cela te surprend-il ? N’est-ce donc pas vrai ? J’ai tout abandonné. Ou peux-tu, mal à propos, prendre, dans la bouche de Stella, ces mots comme un reproche ? Je suis bien loin d’avoir assez fait pour toi.

FERNAND.

Sans doute !… Quitter ton oncle, qui t’aimait comme un père, qui te portait dans son cœur, dont la volonté était la tienne, ce n’était pas beaucoup ? Cette fortune, ces biens, qui tous t’appartenaient, qui devaient t’appartenir, ce n’était rien ? Le lieu où tu avais vécu dès ton enfance, où tu avais été heureuse…. tes compagnes….

STELLA.

Et tout cela, Fernand, sans toi ? Qu’était cela pour moi, au prix de ton amour ? Mais c’est seulement lorsqu’il s’éveilla dans mon âme, que le monde fut à moi…. A la vérité, je dois t’a vouer que parfois, dans mes heures solitaires, je me suis dit : « Pourquoi ne pouvais-je pas jouir de tout avec lui ? Pourquoi avonsnous dû fuir ? Pourquoi ne pas rester en possession de tout cela ? Mon oncle lui aurait-il refusé ma main ? Non ! Et pourquoi fuir ?… Oh ! j’ai trouvé ensuite pour toi assez d’excuses. Pour toi, je

n’en ai jamais manqué. Et si c’était une fantaisie, disais-je

Car vous en avez beaucoup de fantaisies !… Si c’était la fantaisie d’avoir une jeune fille secrètement pour lui, comme une proie…. Et si c’était l’orgueil de l’avoir seule et sans dot ! Tu peux croire que le mien n’était pas peu intéressé à se persuader ce qu’il y avait de mieux ; et voilà comme tu -en vins à bout heureusement.

Fèrnand, à part.

Je succombe. (Entre Annette.)

ANNETTE.

Pardon, madame ! Où restez-vous, monsieur Je capitaine ? Tout est empaqueté, et il ne manque plus que vous. La demoiselle a tant couru, tant commandé aujourd’hui, que c’était insupportable ; et à présent vous ne venez pas !

STELLA.

Va, Fernand, mets-les en route ; paye la poste pour elles, mais reviens aussitôt.

ANNETTE.

Ne partez-vous donc pas avec elles ? La demoiselle a commandé une chaise pour trois ; votre domestique a chargé vos effets.

STELLA.

Fernand, c’est une erreur.

FERNAND.

Que peut savoir cette enfant ?

ANNETTE.

Ce que je sais ? Vraiment ça semble curieux, que M. le capitaine veuille quitter madame et partir avec la demoiselle, depuis qu’elle a fait connaissance à table avec vous. C’était un adieu bien tendre, lorsqu’en la saluant après dîner, vous lui avez serré la main.

Stella, interdite.

Fernand !

FERNAND.

C’est une enfant.

ANNETTE.

Ne le croyez pas, madame ! Tous les effets sont chargés. Monsieur s’en va avec elles.

FERNAND.

Où donc ? où donc ?

STELLA.

Laisse-nous, Annette. (Annette sort.)Tire-moi de cette affreuse perplexité ! Je ne crains rien, et pourtant le babil de cette enfant m’inquiète. Tu es ému, Fernand ! Je suis ta Stella ! Fernand, se retournant et prenant Stella par la main.

Tu es ma Stella !

STELLA.

Tu m’effrayes, Fernand ! Tes yeux sont égarés.

FERNAND.

Stella, je suis un méchant et un lâche ; et je suis accablé devant toi. Fuir !… Je n’ai pas le courage de t’enfoncer le poignard dans le sein, et je veux f empoisonner, t’assassiner secrètement ! Stella !

STELLA.

Au nom de Dieu !

Fernand, avec rage et tremblement. Et seulement ne pas voir sa misère, ne pas entendre son désespoir !… Fuir !…

STELLA.

Je ne me soutiens plus. (Elle chancelle et s’appuie sur Fernand. )

FERNAND.

Stella, que je tiens dans mes bras ! Stella, qui es tout pour moi ! Stella !… (Froidement.) Je t’abandonne ! Stella, avec un rire égaré. Moi ?

Fernand, en frémissant. Toi ! avec la femme que tu as vue, avec la jeune fille.

STELLA.

Quelle nuit autour de moi !

FERNANn.

Et cette femme est ma femme. (Stella le regarde fixement et

laisse tomber les bras.) Et cette jeune fille est ma fille. Stella !

(Il s’aperçoit qu’elle est tombée en faiblesse.) Stella !… Du secours !

. Du secours ! (Entrent Cécile et Lucie.) Voyez ! -Voyez l’ange ! Elle

n’est plus ! Voyez !… Du secours ! (Ils s’empressent autour d’elle.)

LUCIE.

Elle revient.

Fernand, après l’avoir regardée un moment en silence. C’est moi ! C’est moi ! (Il sort.)

STELLA.

Qui ? Qui ? (Se levant.) Où est-il ? (Elle retombe, les regarde, comme elles s’empressent autour d’elle.) Merci ! Merci !… Qui êtesvous ?

, CÉCILE.

Calmez-vous ! C’est nous.

STELLA. .

Vous !… N’êtesvous pas parties ? Êtesvous… ? Dieu, qui m’aurait dit ? Qui es-tu ?… Es-tu ?… (Cécile lui prend les mains.) Non, je ne puis soutenir….

Cécile :

Ma chère, ma tendre amie ! Mon ange, je te presse sur mon cœur.

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STELLA.

Dis-moi… C’est là, au fond de mon âme…. Dis-moi…. estu ?…

CÉCILE.

Je suis…. je suis sa femme !… Stella, se levant tout à coup et se couvrant les yeux avec les mains. Et moi ! (Elle court, égarée, en long et en large.)

CÉCILE.

Venez dans votre chambre.

STELLA.

Que me rappelles-tu ? Qu’est-ce qui est à moi ?… Affreux ! alfreux !… Ces arbres, que j’ai plantés, que j’ai élevés, sont-ils à moi ? Pourquoi en un instant tout me devient-il étranger ?… Uepoussée…. perdue…. perdue pour jamais ! Fernand ! Fernand !

CÉCILE.

Va, Lucie, chercher ton père.

STELLA.

Par pitié ! Arrête !… Qu’il fuie ! Qu’il ne vienne pas ! Éloignetoi !… Père !… époux !…

, ’ CÉCILE.

Chère amie !

STELLA.

Tu m’aimes ? Tu me presses sur ton sein ?… Non ! non !… Laissemoi…. repousse-moi…. (A son cou.) Encore un moment ! Bientôt ce sera fait de moi. Mon cœur ! mon cœur !

LUCIE.

Reposez-vous,

STELLA.

Je ne soutiens pas votre vue. J’ai empoisonné votre vie. Je vous ai ravi tout votre bien…. Vous dans l’infortune ; et moi…. quelle félicité dans ses bras ! (Elle se jette à genoux.) Pouvez-vous me pardonner ?

CÉCILE.

Laissez ! laissez ! (Elles s’efforcent de la relever.)

6TELLA.

Je veux rester ici prosternée, supplier, gémir devant Dieu et devant vous. Pardon ! pardon ! (Elle se lève tout à coup.) Pardon ?… Donnez-moi des consolations ! des consolations ! Je ne suis pas coupable…. Tu me le donnas, Dieu du ciel ! Je le gardais fermement, comme le don le plus cher de ta main…. Laissemoi !… mon cœur est déchirée..

CÉCILE.

Innocente !… chérie !…

Stella, à son coït.

Je lis dans tes yeux, sur tes lèvres, le langage du ciel. Soutiens-moi !… Porte-moi ! Je péris ! Elle me pardonne ! Elle sent ma misère !

CÉCILE.

Ma sœur, ma sœur, reviens à toi ! Un seul moment, reviens à toi ! Crois que celui qui plaça dans notre cœur ces sentiments, qui nous rendent souvent si malheureuses, peut nous ménager aussi des consolations et des secours.

STELLA.

Laissemoi mourir dans tes bras.

. CÉCILE.

Venez !

Stella, après une pause, en marchant d’un air égaré.

Laissezmoi tous ! Voyez, tout un monde de troubles et de tourments se presse dans mon âme, et la remplit tout entière d’inexprimables douleurs…. C’est impossible…. impossible…. Ainsi tout d’un coup…. Je ne puis le concevoir, le supporter ! (Elle reste un moment immobile, les yeux baissés, concentrée en ellemême, puis elle lève les yeux, regarde Cécile et Lucie, pousse un cri et s’enfuit.)

CÉCILE.

Suis-la, Lucie. Observe-la. (Lucie sort.) O Dieu, regarde tes enfants, leur trouble, leur misère !… La souffrance m’a beaucoup appris. Fortifie-moi…. Et, si le nœud peut être délié, bon Dieu, ne le brise pas !

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ACTE CINQUIEME.

Le cabinet de Stella.

Stella, seule. Elle tient le portrait de Fernand, et se dispose à le détacher du châssis.

Ténèbres de la nuit, environnez-moi, embrassez-moi, conduisez-moi 1 Je ne sais où je vais…. Je dois, je veux fuir dans le vaste monde. Où donc ? Hélas, où donc ?… Bannie de ta création ! Ces lieux, où ta clarté, lune sacrée, luit sur les cimes de mes arbres ; où tu environnes d’une ombre douce et funèbre le tombeau de ma chère Mina, ne dois-je plus y porter mes pas ? Loin du lieu où sont recueillis tous les trésors de ma vie, tous mes heureux souvenirs ?… Et toi, devant laquelle je me suis si souvent arrêtée avec recueillement et avec larmes, place de mon tombeau, que je m’étais consacrée ; autour de laquelle brillent, comme un crépuscule, toutes les tristesses, toutes les joies de ma vie ; autour de laquelle, après mon départ suprême, j’espérais planer encore et jouir languissamment du passé : être aussi bannie loin de toi ?… Être bannie ?… Tu es stupide, grâce au ciel ! Ton cerveau est épuisé ; tu ne peux la saisir cette pensée : être bannie !… Tu deviendrais folle…. Maintenant !… Oh ! la tête me tourne…. Adieu !… Adieu ?… Ne jamais revoir ?… Il y a comme un regard sombre de la mort dans ce sentiment : « Ne pas revoir…. » Fuis, Stella ! (Elle prend le portrait.) Et je devrais te laisser ! (Elle prend un couteau et commence à détacher les clous.) Oh ! si j’étais insensible ! si je pouvais rendre ma vie . dans un léthargique sommeil, dans un torrent de larmes ! Cela est et sera…. Tu es misérable !… (Elle présente le portrait aux rayons de la lune.) Ah ! Fernand, lorsque tu vins à moi, et que mon âme vola à ta rencontre, est-ce que tu ne sentis pas ma confiance en ta fidélité, en ta bonté ?… Est-ce que tu ne sentis pas quel sanctuaire s’ouvrait pour toi, quand mon cœur s’épanouit devant le tien ? Et tu n’as pas reculé devant moi ? Tu n’as pas disparu ? Tu ne t’es pas enfui ? Tu as pu cueillir, pour ton amusement, et déchirer et disperser avec insouciance, au bord du chemin, mon innocence, mon bonheur, ma vie ? Noble cœur !… Ah ! noble cœur !… Ma jeunesse !.., mes beaux jours !… Et tu portes dans ton sein la profonde perfidie !… Ta femme !… ta fille !… Et moi, mon âme était libre, était pure comme un matin du printemps ! Tout, tout, pour moi une seule espérance…. Où es-tu, Stella ? (Elle regarde le portrait.) Si grand ! si flatteur !… C’est ce regard qui m’a perdue…. Je te hais…. Loin de moi ! Va-t’en loin de moi !… Si doux ! si aimable !… Non ! Non !… Séducteur !… Moi !… Lui !… Moi !… (Elle agite le couteau devant le portrait.) Fernand !… (Elle se détourne ; le couteau échappe de sa main ; elle tombe prosternée devant le fauteuil, dans un accès de pleurs.) Bien-aimé ! bien-aimé !… Impossible !… impossible ! (Entre un Domestique.)

LE DOMESTIQUE.

Madame, comme vous l’avez ordonné, les chevaux sont à la porte, derrière le jardin. Vos effets sont dans la voiture. N’oubliez pas de l’argent.

STELLA.

Le portrait ! (le Domestique prend le couteau, détache h portrait du cadre et le roule.) Voici l’argent.

LE DOMESTIQUE.

Mais pourquoi ?…

Stella. Elle reste un moment en silence, lève les yeux et regarde

autour d’elle. Viens ! (Elle sort.)

Le salon. FERNAND, Seul.

Laissezmoi ! laissezmoi !… Cela me saisit de nouveau avec tout l’affreux égarement !… Tout est devant moi aussi froid, aussi horrible…. que si le monde n’était rien…. que si je n’avais commis aucun crime !… Et vous !… Ah ! ne suis-je pas plus misérable que vous ne l’êtes ? Qu’avez-vous à me demander ?… Quelle sera la fin de ces réflexions ?… Ici et ici !… D’une extrémité à l’autre ! Méditer et méditer encore ! Et toujours plus douloureux ! toujours plus horrible ! (Il se prend le front.) Où cela aboutira-t-il enfin ? Rien devant soi, rien derrière ! Ni conseils, ni secours nulle part !… Et ces deux, ces trois femmes, les meilleures de la terre…. malheureuses par moi !… malheureuses sans moi !… hélas ! encore plus malheureuses avec moi !… Si je pouvais me plaindre, si je pouvais me désespérer, si je pouvais demander pardon…. si je pouvais seulement passer une heure dans une vague espérance…. me prosterner à leurs pieds et goûter la douceur de partager leur souffrance !… Où sont-elles ? Stella, tu es prosternée, la face contre terre ; mourante, tu regardes le ciel, et tu lui dis en gémissant : « Quel crime ai-je commis, jeune fleur, pour que ta colère m’écrase ainsi ? Quel crime avais-je commis, pauvre infortunée, pour que tu m’aies amené ce méchant homme ?… » Cécile ! ma femme ! ô ma femme !… Malheur ! malheur ! affreux malheur !… Quelles félicités se réunissent pour me rendre misérable ! Époux ! père ! amant !… Les meilleures, les plus nobles femmes !… A toi !… A toi !… Peux-tu l’embrasser cette inexprimable, cette triple félicité ? Et c’est elle justement qui te saisit, qui te déchire…. Chacune me réclame tout entier…. Et moi ?… Point d’issue !… un abîme !… insondable !… Elle sera malheureuse !… Stella, tu es malheureuse ! Que t’ai-je ravi ? Le sentiment de toi-même, ta jeune vie !… Stella !… Et je suis si froid ! (// tire un pistolet de sa poche.) Mais en tout cas…. (// le cliaryc. Entre Cécile.)

CÉCILE.

Mon ami ! Comment allons-nous ?… (Elle voit les pistolets.) 11 semble qu’on est prêt à partir. (Fernand pose les pistolets sur la table.) Mon ami ! Tu me parais plus tranquille : peut-on te dire un mot ?

FERNAND.

Que veux-tu, Cécile ? Que veux-tu, ma femme ?

CÉCILE.

Ne m’appelle pas ainsi jusqu’à ce que j’aie fini de parler. Nous sommes à présent dans une grande perplexité : ne pourrions-nous la résoudre ? J’ai beaucoup souffert : ainsi, point de résolutions violentes. M’entends-tu, Fernand ?

FERNAND.

J’écoute.

CÉCILE.

Que ton cœur me comprenne. Je ne suis qu’une femme, une femme affligée et gémissante ; mais la résolution est dans mon âme…. Fernand…’. j’y suis résolue…. je te quitte. Fernand, d’un ton moqueur.

Sans autre façon ?

CÉCILE.

Crois-tu que, pour quitter ce qu’on aime, on doive prendre congé derrière la porte ?

FERNAND.

Cécile !

CÉCILE.

Je ne te reproche rien, et ne crois pas que je te fasse un si grand sacrifice. Jusqu’à présent je pleurais ta perte. ; je me consumais de chagrin pour ce que je ne pouvais changer. Je te retrouve : ta présence me communique une nouvelle vie, de nouvelles forces. Fernand, je sens que mon amour pour toi n’est pas intéressé ; n’est pas la passion d’une amante, qui sacrifierait tout pour posséder l’objet de ses vœux. Fernand, mon cœur est aimant et plein de toi ; c’est le sentiment d’une épouse, qui, par amour, peut sacrifier son amour même.

FERNAND.

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CECILE.

Je veux que tu sois heureux. J’ai ma fille…. et un ami en toi. Séparons-nous sans être désunis. Je veux vivre éloignée de toi et rester témoin de ton bonheur. Je veux être ta confidente ; tu verseras ta joie et tes peines dans mon sein ; tes lettres seront toute ma vie, et les miennes te paraîtront comme une aimable visite…. Ainsi tu restes à moi ; tu n’es pas relégué avec Stella

CŒTHE. — TH. 1 SI

dans un. coin du monde ; nous nous aimons, nous nous intéressons les uns aux autres. Et là-dessus, Fernand, donne-moi ta main !

FERNAND.

Comme plaisanterie, ce serait trop cruel ; comme proposition sérieuse, c’est inconcevable. Quoi qu’il en soit, ma chère, la froide raison ne délie pas ce nœud. Ce que tu dis sonne bien et la saveur en est douce. Qui ne sentirait pas qu’il y a là-dessous bien plus de choses cachées ; que tu te trompes toi-même, en faisant taire, sous une consolation trompeuse et imaginaire, les sentiments les plus douloureux ! Non, Cécile, non, ma femme, non !… Tu es à moi…. je demeure à toi…. Que servent ici les paroles ? Qu’ai-je besoin de te présenter les pourquoi ? Les pourquoi sont autant de mensonges. Je demeure à toi ou bien….

CÉCILE.

Soit !… Et Stella ? (Fernand tressaille ; il va et vient d’un air égaré.) Qui se trompe ? Qui étourdit ses tourments par une consolation froide, vaine, irréfléchie, passagère ? Oui, c’est à vous, hommes, de vous connaître ! t ’

FERNAND.

Ne te vante pas de ta tranquillité !… Stella !… Elle est malheureuse. Elle finira dans les pleurs sa vie loin de toi et de moi…. Laisse-la ! Laissemoi !

CÉCILE.

Je le crois, la solitude ferait du bien à son cœur ; il serait doux pour sa tendresse de nous savoir réunis. A présent elle se fait des reproches amers. Si je te quittais, elle me croirait toujours plus malheureuse que je ne serais, car elle me jugerait d’après elle. Elle ne pourrait vivre, elle ne pourrait aimer en paix, cette âme angélique, si elle sentait que son bonheur est un larcin. Il vaut mieux pour elle….

FERNAND.

Laisse-la fuir !… Laisse-la se réfugier dans un couvent !…

CÉCILE.

Mais, quand je viens à me dire : a Pourquoi serait-elle cloîtrée ? Quel crime a-t-elle commis, pour passer dans le deuil ses plus florissantes années, les années fécondes où mûrit l’espérance ? pour gémir avec désespoir au bord de l’abîme ? pour ê tre séparée d’un monde chéri ?… de l’homme qu’elle aime si ardemment ? de l’homme qui…. » N’est-ce pas, Fernand, que tu l’aimes ?

FERNAND.

Ah ! que signifie cela ? Es-tu un démon sous les traits de ma femme ? Pourquoi tourmenter mon cœur ? Pourquoi déchirer encore ce qui est déchiré ? Ne suis-je pas assez accablé, assez écrasé ? Laissemoi ! Abandonne-moi à mon sort !… Et que Dieu ait pitié de vous ! (Il se jette dans un fauteuil.)

Cécile, s’approcliant de lui et lui prenant la main.

Il y avait une fois un seigneur, (Fernand veut se lever brusquement : Cécile le contient) un comte allemand ’. Un sentiment de piété l’entraîna loin de sa femme et de ses domaines en terre sainte….

FERNAND.

Ah !

CÉCILE.

C’était un brave homme ; il aimait sa femme ; il prit congé d’elle, lui recommanda s’a maison, l’embrassa et partit. Il parcourut beaucoup de pays, fit la guerre et fut fait prisonnier. La fjlle de son maître eut pitié de son esclavage ; elle brisa ses chaînes ; ils s’enfuirent. Elle l’accompagna ensuite dans tous les périls de la guerre. Ëcuyer chéri !… Couronné par la victoire, il prit le chemin du retour…. vers sa noble épouse…. Et son amante ?… Il était humain ; il croyait à l’humanité, et prit la jeune fille aveclui…. Et voilà sa femme, l’active ménagère, qui accourt-au-devant de son époux, qui voit toute sa fidélité, toute sa confiance, toutes ses espérances récompensées ; elle le revoit dans ses bras ; puis, auprès de lui, Ses chevaliers, qui, avec un noble orgueil, s’élancent de leurs coursiers sur le sol paternel ; ses valets, qui déchargent le butin, et le mettent aux pieds de la comtesse ; et déjà, par la pensée, elle le serre dans ses armoires, elle en décore son château, en fait des présents à ses amis…. O noble et chère épouse, le plus grand trésor est encore en arrière. Quelle est là-bas cette personne voilée, qui s’approche avec la suite ? Elle descend doucement de cheval.

. l. Le comle de Gleichen, à l’époque des Croisades.

« Ici ! » s’écria le comte, en la prenant par la main et la conduisant devant sa femme…. « Ici !… Vois tout cela…. et celle-ci !… Reçois tout de ses mains…. reçois aussi de ses mainston époux ! Elle a détaché les chaînes de mon cou ; elle a commandé aux vents, elle m’a sauvé…. elle m’a servi…. elleaveillésurmoi…. Qu’est-ce que je lui dois ?… La voilà dans tes mains !… Récompense-la. « (Fernand sanglote, appuyé sur la table.) La fidèle épouse se jeta au cou de la jeune fille, et s’écria, baignée de larmes : « Prends tout ce que je puis te donner ! Prends la moitié de celui qui t’appartient tout entier ! Prends-le tout entier ! Laisse-le-moi tout entier ! Que chacune le possède, sans rien dérober à l’autre…. Ainsi, s’écria-t-elle, au cou de son mari, à ses pieds, nous sommés à toi…. » Elles lui prirent les mains, elles s’attachèrent à lui…. et le Dieu du ciel prit plaisir à leur amour ; et son vicaire sacré y donna sa bénédiction. Et leur bonheur et leur amour eurent pour asile fortuné la même demeure, la même couche, le même tombeau.

FERNAND.

Dieu du ciel, quel rayon d’espérance pénètre dans mon cœur !

CÉCILE.

Elle est là ! Elle est à nous ! (Elle court à la porte du cabinet.) Stella !

FERNAND.

Laisse-la ! Laissemoi !… (Il est sur le point de sortir.)

CÉCILE.

Reste ! Écoute-moi !

FERNAND.

Assez de paroles. Ce qui peut être sera. Laissemoi ! Dans ce moment, je ne suis pas préparé à me voir en présence de vous deux. (Il sort.)

CÉCILE.

Le malheureux ! Toujours si laconique ! Toujours révolté contre les paroles amicales et conciliantes, et elle, tout de même ! Il faut pourtant que je réussisse…. (Elle s’approche de la porte.) Stella ! Écoute-moi, Stella ! (Entre Lucie.)

” LUCiE.

Ne l’appelle pas ! Elle repose ; elle se repose un moment d’une

cruelle souffrance. Elle souffre beaucoup. Je crains, ma mère, je crains qu’elle ne meure de mort volontaire.

CÉCILE.

Que dis-tu ?

LUCIE.

Ce qu’elle a pris, je le crains, n’était pas un remède. .

CÉCILE.

Et j’aurais vainement espéré ? Oh ! puisses-tu te tromper !… Horrible ! horrible !

Stella, à la porte.

Qui m’appelle ? Pourquoi m’éveillez-vous ? Quelle heure est-il ? Pourquoi si matin ?

LUCIE.

Ce n’est pas le matin, c’est le soir.

STELLA.

Fort bien, très-bien, le soir pour moi.

CÉCILE.

Et c’est ainsi que tu nous trompes ?

STELLA.

Qui t’a trompée ? Toi-même.

CÉCILE.

Je te ramenais, j’espérais.

STELLA.

Point de halte pour moi.

CÉCILE.

Ah ! je t’aurais laissée partir, voyager, courir au bout du monde !

STELLA.

Je suis au bout.

Cécile, à Lucie, qui, dans l’intervalle, est allée et venue avec angoisse. Pourquoi balancer ? Hâte-toi, appelle du secours.

Stella. Elle arrête Lucie. Non, demeure. (Elle s’appuie sur toutes deux et elles avancent.) A votre bras, j’espérais traverser la vie : menez-moi au-tombeau. (Elles la mènent lentement, et la font asseoir sur un siége à droite.)

CÉCILE.

Va, Lucie ! va ! Du secours ! du secours ! (Luciesort.)

STELLA.

Le secours est venu.

CÉCILE.

Ah ! j’attendais bien autre chose ! J’espérais bien autre chose !

STELLA..

O toi, bonne, patiente, confiante !…

CÉCILE.

Quel sort affreux !

STELLA.

Le sort fait des blessures profondes, mais souvent guérissables : les blessures que le cœur fait au cœur, que le cœur se fait à lui-même, sont incurables. Ainsi…. laissemoi mourir !. (Entre Fernand.)

FERNAND.

Lucie s’est-elle trop hâtée ou la nouvelle est-elle vraie ? Qu’elle ne soit pas vraie, Cécile, ou .je maudirai ta générosité, ta patience !

CÉCILE.

Mon cœur ne me reproche rien. La bonne volonté est au-dessus de tous les événements. Hâte-toi de la sauver : elle vit encore ; elle nous entend.

Stella. Elle lève les yeux et prend la main de Fernand.

Sois le bienvenu ! Donne-moi ta main, (A Cécile) et toi la tienne. Tout pour l’amour fut la devise de ma vie. Tout pour l’amour, et, même à présent, pour lui la mort ! Dans les plus fortunés instants, nous savions nous taire et nous comprendre : (Elle cherche à unir les mains des deux époux) et maintenant laissezmoi me taire et me reposer. (Elle tombe sur son bras droit, qui est étendu sur la table.)

FERNAND.

Oui, Stella, nous voulons nous taire et nous reposer. (Il s’avance lentement vers la table à gauche.)

Cécile, avec impatience.

Lucie ne vient pas ! Il ne vient personne ! La maison, le voisinage est-il donc un désert ? Courage, Fernand, elle vit encore. Des milliers de personnes se sont relevées du lit de mort, v sont ressuscitéesdu tombeau. Fernand, elle vit encore. Et, si tout nous abandonne, s’il n’est ici ni médecin, ni secours, il est quelqu’ un dans le ciel qui nous entend. Écoute-moi, exauce-moi, Dieu ! Conserve-la pour nous ! Ne la laisse pas mourir ! (Fernand a pris un pistolet et sort lentement. Cécile tient toujours la main de Stella.) Oui, elle vit encore ; sa main, sa chère main est encore chaude. Je ne la quitte pas ; je te presse, avec toute la force de la foi et de l’amour. Non, ce n’est pas une illusion. Une fervente prière est plus forte qu’un secours terrestre. (Elle se lève et se retourne.) Il est parti, le silencieux, le désespéré ! Où est-il ? Oh ! qu’il ne risque pas le coup vers lequel se précipite toute sa vie orageuse. A lui ! (Comme elle veut sortir, elle se retourne vers Stella.) Et je l’abandonne ici sans secours ? Grand Dieu ! Et je me vois, • dans cet effroyable moment, entre deux cœurs que je ne puis ni séparer ni réunir. (On entend un coup de feu dans l’éloignement.) Dieu ! (Elle veut courir au bruit.)

Stella, se levant péniblement.

Qu’était cela ? Cécile, tu es si loin ! Approche ; ne me quitte

pas. Je suis si inquiète ! Oh ! mon angoisse !… Je vois couler du

sang. Est-ce donc mon sang ? Ce n’est pas mon sang. Je ne suis

pas blessée, mais mortellement malade…. C’est bien mon sang….

Lucie, accourant.

Du secours., ma mère, du secours !… Je cherche du secours, je cherche le médecin, je dépêche des messagers. Mais, hélas ! faut-il te le dire ? 11 faut de tout autres secours ! Mon père tombe, frappé de sa propre main ; il gît dans son sang. (Cécile veut courir ; Lucie la retient.) Non, pas là, ma mère ; le cas est sans remède et provoque le désespoir.

Stella. A moitié levée, elle a écouté attentivement. Elle prend la main de Cécile.

Serait-ce accompli ? (Elle se lève et s’appuie sur Cécile et Lucie.) Venez, je me sens de nouvelles forces, venez auprès de lui. Là laissezmoi mourir. . •

CÉCILE.

Tu chancelles, tes genoux ne te soutiennent pas. Nous ne pouvons te porter. Et moi-même je n’ai pas une goutte de sang dans les veines.

Stella. Elle retombe sur le fauteuil.

C’en est donc fait ! Mais toi, cours auprès de celui à qui tu appartiens. Recueille son dernier soupir, son dernier râlement.

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C’est ton époux. Tu balances ? Je t’en prie, je t’en conjure. En restant tu me rends inquiète. (Avec émotion, mais d’une voix faible.) Songe qu’il est seul, et va ! (Cécile sort avec agitation.)

LUCIE.

Je ne t’abandonne pas, je reste auprès de toi.

STELLA.

Non, Lucie, si tu me veux du bien, hâte-toi. Va, cours, laissemoi en repos. Les ailes de l’amour sont paralysées ; elles ne me portent pas jusqu’à lui. Tu as la force et la santé : que le devoir agisse où l’amour est enchaîné. Cours à celui à qui tu appartiens ! C’est ton père. Sais-tu la force de ce mot ? Va ! si tu m’aimes, si tu veux que je sois tranquille. (Lucie s’éloigne à pas lents ; Stella s’affaisse sur elle-même.) Et je meurs seule.

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