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VII
TOUT, DANS LA RUSSIE, EST ILLUSION ET MENSONGE

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Table des matières

Le communisme russe n’est nullement une institution, c’est une condition naturelle qui tient à la race, au climat, à l’homme, à la nature.

L’homme, en Russie, n’est point l’homme du Nord. Il n’en a ni l’énergie farouche, ni la gravité forte. Les Russes sont des Méridionaux; on le voit au premier coup d’œil, à leur allure leste et légère, à leur mobilité. La pression violente des invasions tartares les a rejetés du Midi dans ce marais immense qu’on appelle la Russie septentrionale. Cette affreuse Russie est très peuplée. Celle du Midi, riche et féconde, reste une prairie solitaire.

Huit mois par an de boue profonde, et toute communication impossible; le reste du temps, des glaces, et les voyages pénibles et dangereux, si ce n’est par traîneaux. La désolante uniformité d’un tel climat, la solitude que crée l’absence de communications, tout donne à l’homme un besoin extraordinaire de mouvement. Sans la main de fer qui les tient attachés au sol, tous, nobles et serfs, les Russes fuiraient; ils iraient, viendraient, voyageraient. Ils n’ont rien autre chose en tête. Laboureurs malgré eux, et non moins ennemis de la vie militaire, ils sont nés voyageurs, colporteurs, brocanteurs, charpentiers, nomades aussi; cochers surtout, c’est là qu’ils brillent.

Ne pouvant suivre cet instinct de mouvement, l’agriculteur au moins trouve plaisir à changer et s’agiter sur place. La distribution continuelle des terres, leur passage d’une main à l’autre, font une sorte de voyage intérieur pour toute la commune. La terre ennuyeuse, immobile, est comme mobilisée, diversifiée par ce fréquent échange.

On a dit, en parlant des Slaves en général, ce qui, tout au moins, est vrai des Russes: «Nul passé, nul avenir; le présent seul est tout.»

Mobiles habitants de l’océan des boues du Nord, où la nature incessamment compose et décompose, résout, dissout, ils semblent tenir de l’eau. «Faux comme l’eau», a dit Shakespeare.—Leurs yeux longs, mais très peu ouverts, ne rappellent pas bien ceux de l’homme. Les Grecs appelaient les Russes: Yeux de lézards, et Mickiewicz a dit, mieux encore, que les vrais Russes avaient des yeux d’insectes, brillants, mais sans regard humain.

On devine, à les voir, la sensible lacune qui se trouve en cette race. Ce ne sont pas des hommes encore.

Nous voulons dire qu’il leur manque l’attribut essentiel de l’homme: la faculté morale, le sens du bien et du mal. Ce sens et cette idée, c’est la base du monde. Un homme qui ne l’a pas flotte encore au hasard, comme un chaos moral qui attend la création.

Nous ne nions pas que les Russes n’aient pas beaucoup de qualités aimables. Ils sont doux et faciles, bons compagnons, tendres parents, humains et charitables. Seulement, la sincérité, la moralité, leur manquent entièrement.

Ils mentent innocemment, volent innocemment, mentent, volent toujours.

Chose étrange! la faculté admirative, très développée chez eux, leur permet de sentir le poétique, le grand, le sublime peut-être. Mais le vrai et le juste n’ont aucun sens pour eux. Parlez-en, ils restent muets, ils sourient, ils ne savent ce que vous voulez dire.

La justice n’est pas seulement la garantie de toute société, elle en fait la réalité, le fonds et la substance. Une société où elle est ignorée est une société apparente, sans réalité, fausse et vide.

Du plus haut au plus bas, la Russie trompe et ment: c’est une fantasmagorie, un mirage, c’est l’empire de l’illusion.

Partons du bas, de l’élément qui semble encore le plus solide, du trait original et populaire de la Russie.

La famille n’est pas la famille. La femme est-elle à l’homme? Non, au maître d’abord. De qui est l’enfant? Qui le sait?

La commune n’est pas la commune. Petite république patriarcale, au premier coup d’œil, qui donne l’idée de liberté. Regardez mieux, ce sont de misérables serfs qui seulement répartissent entre eux le fardeau du servage. Par simple vente et par achat, on la brise à volonté, cette république. Nulle garantie pour la commune, pas plus que pour l’individu.

Montons plus haut, jusqu’au seigneur. Là, le contraste de l’idéal et du réel devient plus dur encore, et le mensonge est plus frappant. Ce seigneur est un père, dans l’idée primitive; il rend paternellement la justice, assisté du starost, ou ancien du village. Ce père, dans la réalité, est un maître terrible, plus tzar dans son village que l’empereur dans Pétersbourg. Il bat à volonté; à volonté, il prend votre fille ou vous-même, vous fait soldat, vous fait mineur de Sibérie, vous jette, pour mourir loin des vôtres, aux nouvelles fabriques, vrais bagnes qui sans cesse achètent des serfs et les dévorent.

L’état des libres est pire, et personne n’a intérêt d’être libre. Un Russe de mes amis a fait de vains efforts pour y amener ses serfs. Ils aiment mieux le hasard du servage: c’est comme une loterie; parfois on tombe à un bon maître. Mais les soi-disant libres sous l’administration n’ont point de ces hasards. Elle est le pire des maîtres.

Cette administration, dans l’empire du mensonge, est tout ce qu’il y a de plus mensonger. Elle se prétend russe et elle est allemande; les cinq sixièmes des employés sont des Allemands de Courlande et de Livonie: race insolente et pédantesque, dans un parfait contraste avec le Russe, ne connaissant en rien sa vie, ses mœurs, ni son génie, le menant tout à contre-sens, brutalisant, faussant les côtés aimables, originaux, de cette population douce et légère.

Dans ce peuple de fonctionnaires, on ne peut sans dégoût envisager ce qui s’appelle Église, et qui n’est qu’une partie de l’administration. Nulle instruction spirituelle, nulle consolation donnée au peuple. L’enseignement religieux expressément défendu. Les premiers qui prêchèrent furent envoyés en Sibérie. Le prêtre est un commis, rien de plus; et, comme le commis, il a les grades militaires. L’archevêque de Moscou a le titre de général en chef, celui de Kasan, de lieutenant général. Église toute matérielle et l’antipode de l’esprit.

Le pape de la Russie est le collège ecclésiastique, lequel juge les causes spirituelles; mais lui-même il fait ce serment: «Le tzar est notre juge.» De sorte qu’en réalité le vrai pape est le tzar.

Un auteur important en cette matière, Tolstoï, le dit expressément: «L’empereur est le chef né de la religion.»

Dans le tsar est le faux du faux, le mensonge suprême qui couronne tous les mensonges.

Providence visible, père des pères, protecteur des serfs!... Nous expliquerons ailleurs, dans son développement diabolique, cette effroyable paternité.

Qu’il nous suffise ici de montrer ce qu’elle a de faux, dans son attribut le moins faux, le moins contestable, la force et la puissance: d’expliquer que cette puissance elle-même, si roide, si dure, et qui paraît si forte, est très faible en réalité.

Deux choses naturelles ont amené cette chose dénaturée, ce monstre de gouvernement. L’instabilité désolante que les invasions éternelles des cavaliers tartares mettaient dans l’existence des Russes, leur a fait désirer la stabilité, le repos sous un maître. Mais, d’autre part, la mobilité intrinsèque de la race russe, sa fluidité excessive, rendaient ce repos difficile. Incertaine comme l’eau, elle ne put être retenue que par le procédé dont use la nature pour fixer l’eau, par la constriction, le resserrement dur, brusque, violent, qui, aux premières nuits d’hiver, met l’eau en glace, le fluide en cristal aussi dur que le fer.

Telle est l’image de la violente opération qui créa l’État russe. Tel est son idéal, tel devrait être ce gouvernement, un dur repos, une fixité forte, achetée aux dépens des meilleures manifestations de la vie.

Il n’est point tel. Pour continuer la comparaison, il est de ces glaces mal prises, qui contiennent au dedans des vides, des flaques d’eau, restées mobiles, qui trompent à tout moment. Sa fixité est très peu fixe, sa solidité incertaine.

L’âme russe, nous l’avons dit, n’a rien de ce qui, même dans l’esclavage, est nécessaire à la stabilité. C’est un élément plus qu’une humanité. Serrez, c’est presque en vain; elle coule, elle échappe. Avec quoi serrez-vous? avec une administration, sans doute; mais cette administration n’est pas plus morale que ceux qu’elle prétend régler. Le fonctionnaire n’a pas plus que le sujet la suite, le sérieux, la sûreté de caractère, les sentiments d’honneur, qui peuvent seuls rendre efficace l’action d’un gouvernement. Il est, comme tout autre, léger, fripon, avide. Si tous les sujets sont voleurs, les juges sont à vendre. Si le noble et le serf sont corrompus, l’employé l’est au moins autant. L’empereur sait parfaitement qu’on le vend, qu’on le vole, que le plus sûr de ses fonctionnaires ne tiendrait pas contre une centaine de roubles.

Ce pouvoir immense, terrible, qu’il transmet aux agents de ses volontés, que devient-il en route? A chaque degré, il y a corruption, vénalité, et, par suite, incertitude absolue dans les résultats.

Si l’empereur était toujours trompé, si sa volonté restait toujours impuissante, il prendrait ses mesures et s’arrangerait là-dessus. Il n’en est pas ainsi. Le grand défaut de la machine, c’est qu’elle est incertaine, capricieuse dans son action. Parfois les volontés les plus absolues de l’autocrate n’aboutissent à rien. Parfois un mot qui lui échappe par hasard a des effets immenses, et les plus désastreux.

Un exemple: Catherine, envoyant en Sibérie plusieurs Français pris en Pologne, avait très fortement recommandé (pour ménager l’opinion) qu’ils fussent bien traités. Elle le dit et le répéta, ordonna, menaça. Jamais elle ne fut obéie.

Autre exemple contraire: Nicolas dit un jour à des paysans du Volga qu’il serait charmé que dans l’avenir tout paysan pût être libre. Ce mot tombe comme une étincelle; une révolte immense et le massacre des maîtres en résultent; il y faut une armée et des torrents de sang.

Voilà comme tout flotte. L’empereur est parfois infiniment trop obéi, contre sa volonté; parfois il ne l’est pas du tout. Souvent il est trompé, volé, avec une audace incroyable. Par exemple, à sa barbe, à ses yeux, on vole, on vend en détail un vaisseau de ligne, et jusqu’à des canons de bronze. Il le voit, il le sait, il menace, il frappe parfois. Et les choses n’en vont pas moins leur train. Chaque jour lui montre durement, et comme avec dérision, que cette autorité énorme est illusoire, cette puissance impuissante. Chaque jour, plus indigné, il se débat, s’agite, fait quelque essai nouveau et encore impuissant... Contraste humiliant! Un Dieu sur terre, trompé, volé, moqué si outrageusement! Rien de plus propre à rendre fou!

Résumons. Le Russe est mensonge. Il l’est dans la commune, fausse commune. Il l’est dans le seigneur, dans le prêtre et le tzar. Crescendo de mensonges, de faux semblants, d’illusions!

Qu’est-ce donc que ce peuple? Humanité? Nature, élément qui commence et non organisé? Est-ce du sable et de la poussière, comme celle qui, trois mois durant, volatilise et soulève à la fois tout le sol russe? Est-ce de l’eau, comme celle qui, le reste du temps, eau, glace ou boue, fait un vaste marécage de la triste contrée?

Non. Le sable, en comparaison, est solide, et l’eau n’est pas trompeuse.

Légendes démocratiques du Nord

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